« Blue Jasmine » : le meilleur Woody Allen depuis… depuis quand, au fait ?

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Comme à chaque sortie d'un film du cinéaste new-yorkais, les critiques nous disent que c'est «le meilleur depuis...». Mais sans forcément s'accorder sur le point de départ...

Vous avez lu les cri­tiques de Blue Jas­mine ? Si le der­nier Woo­dy Allen est effec­ti­ve­ment for­mi­dable (notam­ment grâce à la spec­ta­cu­laire per­for­mance de Cate Blan­chett), il est appa­rem­ment dif­fi­cile à clas­ser : selon les cri­tiques, vous lirez qu’il s’a­git de « ce qu’il a fait de mieux depuis Vicky Cris­ti­na Bar­ce­lo­na » (2008), de son oeuvre « la plus réus­sie depuis Match Point » (2005), du « meilleur Woo­dy Allen depuis Tout le monde dit I Love You » (1996) ou encore du « meilleur film de son auteur depuis Meurtre mys­té­rieux à Man­hat­tan » (1993).

Enfin le retour de Woo­dy Allen à son som­met. Blue Jas­mine : son meilleur film depuis 20 ans

Seule­ment, c’est loin d’être la pre­mière fois que l’on vous vend « le meilleur Woo­dy Allen depuis…».

Pour Mid­night in Paris, c’é­tait « le meilleur Woo­dy Allen depuis Match Point », « la plus grande réus­site de Woo­dy Allen depuis Tout le monde dit I love you » ou « sa romance la plus ori­gi­nale depuis La Rose pourpre du Caire, la plus méta­phy­sique depuis Alice, la plus lyrique depuis Man­hat­tan ».

Pour Match Point, on van­tait « le meilleur Woo­dy Allen depuis Crimes et délits ». Ou du moins le meilleur film du cinéaste new-yor­kais depuis Har­ry dans tous ses états (1997). Voire car­ré­ment le plus éblouis­sant « depuis Annie Hall (1977), Man­hat­tan (1979) ou Zelig (1983)».

Le phé­no­mène peut paraître ridi­cule. Notam­ment quand on vous dit que Vicky Cris­ti­na Bar­ce­lo­na est le meilleur Allen depuis Match Point alors que trois ans et deux films seule­ment les séparent. Mais il n’est pas nou­veau : preuve en est cette pub publiée en 1982 dans la presse fran­çaise affir­mant que Comé­die éro­tique d’une nuit d’é­té était le meilleur Allen depuis Annie Hall.

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En juillet, le site Paper­mag s’en amu­sait d’ailleurs en dres­sant la lita­nie, année après année, des articles de jour­naux fai­sant état d’un retour en forme d’Al­len.

Soyons juste, ce phé­no­mène du « le meilleur Woo­dy Allen depuis [insé­rez au titre au hasard]» ne touche pas l’in­té­gra­li­té de sa fil­mo­gra­phie : on n’a encore vu per­sonne van­ter « le plus grand film d’Al­len depuis Escrocs mais pas trop » ou « son chef d’oeuvre le plus bou­le­ver­sant depuis Accords et désac­cords ». Mais il nous dit sûre­ment quelque chose de la fil­mo­gra­phie du cinéaste. Six hypothèses.

1. C’est à cause de sa régularité

Métro­no­mique : un film par an, tous les ans, depuis… 1987 (où il en avait sor­ti deux, Radio Days et Sep­tem­ber). La régu­la­ri­té des com­men­taires « Le meilleur film de Woo­dy Allen depuis…» n’est que le décalque de celle de la sor­tie de ses films. Vous ima­gi­nez un cri­tique qui aurait écrit « La Ligne rouge est le meilleur Ter­rence Malick depuis Badlands » ?

2. Son public est fidèle

En France, du moins —admi­rez la rela­tive régu­la­ri­té de son box-office autour de 1 – 1,5 mil­lion d’en­trées. Les spec­ta­teurs d’Al­len (par­don, « Woo­dy ») sont du genre assi­dus, et leur pro­mettre « le meilleur Allen depuis », c’est sup­po­ser, sou­vent à rai­son, qu’il n’en ont pas raté un (depuis), même quand c’est « le meilleur depuis Man­hat­tan », dont on fête­ra l’an pro­chain les 35 ans. Et qu’ils seront donc à même, eux aus­si, de faire la comparaison.

3. C’est une faci­li­té médiatique

Ces com­pa­ra­tifs de supé­rio­ri­té disent aus­si quelque chose de la presse… Les jour­na­listes, cette espèce par­ti­cu­lière, ont sou­vent besoin de for­mules, presque de slo­gans. C’est accro­cheur pour le lec­teur et lui per­met de se situer dans la fil­mo­gra­phie alle­nienne (cf point numé­ro 3).

Les super­la­tifs ont aus­si le mérite de res­ter en tête. Ain­si par­mi les extraits de cri­tiques réper­to­riées sur le site d’Al­lo­ci­né, pour Blue Jas­mine, on lit : Cate Blan­chett a ici « le plus beau rôle de sa car­rière », « le cinaste amé­ri­cain signe l’un de ses films les plus noirs, l’un de ses plus beaux aus­si », « rare­ment le cinéaste se sera autant plu à orches­trer une aus­si savante construc­tion entre pas­sé et présent»…

4. Il ne se mesure qu’à lui-même

Le genre d’un film de Woo­dy Allen, c’est « film de Woo­dy Allen ». Allen n’est pas com­pé­ti­tif (en fes­ti­val, ses films sont sys­té­ma­ti­que­ment pré­sen­tés hors com­pé­ti­tion). Il n’est pas non plus Kubrick, dont on a pu écrire que les films étaient des « cor­rec­tions » des ratages pré­cé­dents de ses confrères.

5. Il fonc­tionne par « séries »

Ce qui per­met aux cri­tiques, pour don­ner une idée du film aux lec­teurs, de reve­nir à un réfé­rent pour chaque série : Match Point pour la série euro­péenne, Annie Hall ou Man­hat­tan pour les chro­niques new-yor­kaises, Zelig ou La Rose pourpre du Caire pour la fan­tai­sie oni­rique, Inté­rieurs ou Sep­tem­ber pour le drame bergmanien…

Rame­ner un nou­veau film à l’un ou l’autre titre de la fil­mo­gra­phie d’Allen per­met au spec­ta­teur de le situer d’emblée : si on a tant écrit que Match Point était le meilleur Allen depuis Crimes et délits, ce n’est pas seule­ment parce que ce der­nier est un chef-d’oeuvre, c’est aus­si parce que Match Point en est un qua­si-remake

6. A cha­cun son repère

Der­rière les névroses ash­ké­nazes d’Al­len, der­rière l’humour juif acé­ré et les airs de cla­ri­nette, patine de beau­coup de ses films, il existe des varia­tions qui font que des ciné­philes aux goûts fina­le­ment plus dif­fé­rents qu’on ne le croit peuvent se ras­sem­bler dans un même amour de son ciné­ma. « Il n’est pas com­plè­te­ment faux de dire qu’il “fait le même film depuis vingt-cinq ans”», écri­vaient les Inrocks en 2000, mais « à chaque nou­vel opus, il tente d’améliorer la même recette, en dosant dif­fé­rem­ment les mêmes ingré­dients, en y ajou­tant juste quelques épices nouvelles ».

Votre Woo­dy annuel, vous le pré­fé­rez amou­reux, acide, dépres­sif, tra­gique, chan­té, bri­tish, rêveur, poli­cier, en noir et blanc ? Dans la phrase que vous pro­non­ce­rez en sor­tant de Blue Jas­mine, « Le meilleur Woo­dy Allen depuis…», se cache sans doute la réponse.

Et si vous n’êtes pas ins­pi­ré, vous pou­vez tou­jours imi­ter le célèbre cri­tique du New York Times Vincent Can­by qui, en 1971, écri­vait, plein de logique :

« Bana­nas est sans aucun doute la meilleure comé­die de Woo­dy Allen que j’ai vue depuis son der­nier film, Prends l’o­seille et tire-toi. »

Jean-Marie Pot­tier et Char­lotte Pudlowski
Source de l’ar­ticle : slate

Par Jean-Marie Pot­tier et Char­lotte Pudlowski