Deux nouveaux livres pour comprendre Daesh

L’organisation de l’État islamique ébranle les frontières du Proche-Orient Vers un nouveau découpage de la région ?

couv-Irak-derder.jpg Myriam Ben­raad, Irak, la revanche de l’Histoire. De l’occupation étran­gère à l’État isla­mique, Ven­dé­miaire édi­tions ; 284 p. — 22 € 

Pierre-Jean_Luizard_Le_pie_ge_Daech.jpg Pierre-Jean Lui­zard, Le piège Daech. L’État isla­mique ou le retour de l’Histoire, La Décou­verte ; 188 p. —13,50 €


L’organisation de l’État isla­mique ébranle les fron­tières du Proche-Orient
Vers un nou­veau décou­page de la région ?

En Irak, les huit années de guerre et d’occupation amé­ri­caine ont géné­ré, entre autres consé­quences néfastes que l’on n’a pas fini de mesu­rer, un bou­le­ver­se­ment dans les rap­ports his­to­riques qu’entretenaient chiites et sun­nites avec un pays créé par les accords Sykes-Picot en 1916. Deux cher­cheurs, Myriam Ben­raad et Pierre-Jean Lui­zard se sont atta­chés à repla­cer l’émergence appa­rem­ment sou­daine de Daech dans l’histoire moderne de la région, et ana­lysent com­ment l’organisation s’y insère et s’en démarque tout à la fois.

C’est l’un des para­doxes les plus frap­pants de la situa­tion en Irak. Les forces chiites, qui dominent son gou­ver­ne­ment, y appa­raissent en pre­mière ligne de la pré­ser­va­tion de la struc­ture d’un pays créé il y a 95 ans et dont elles furent — avec les Kurdes — les prin­ci­pales vic­times. Quant aux forces sun­nites, repré­sen­tées aujourd’hui par l’organisation de l’État isla­mique (OEI), ou « Daech », elles reven­diquent désor­mais le déman­tè­le­ment des fron­tières issues du par­tage du Proche-Orient après la pre­mière guerre mon­diale, un par­tage qui avait pour­tant fait de la mino­ri­té sun­nite ira­kienne le maître de ce nou­veau pays quel qu’en soit le régime. Le monde à l’envers, donc, symp­to­ma­tique des bou­le­ver­se­ments géné­rés par la guerre amé­ri­caine en Irak menée il y a douze ans, dont on ne fait visi­ble­ment que com­men­cer de mesu­rer toutes les conséquences.

Tel est le ver­dict com­mun à deux cher­cheurs, Myriam Ben­raad et Pierre-Jean Lui­zard, qui publient cha­cun un ouvrage occa­sion­né par l’émergence sou­daine de Daech, dans lequel ils visent, au-delà de ses aspects spec­ta­cu­laires dans leur cruau­té, à en déga­ger la ratio­na­li­té en l’inscrivant dans l’histoire moderne de la région, pour ana­ly­ser à la fois com­ment l’organisation de l’État isla­mique s’y insère et com­ment elle s’en démarque. Essen­tiel­le­ment his­to­rique, le livre de Ben­raad, Irak, la revanche de l’Histoire. De l’occupation étran­gère à l’État isla­mique, est exclu­si­ve­ment cen­tré sur l’Irak. Plus socio­po­li­tique, celui de Lui­zard, Le piège Daech. L’État isla­mique ou le retour de l’Histoire, élar­git la réflexion à la Syrie et aux enjeux géné­raux dans la région, pro­po­sant une ana­lyse plus com­plète du phé­no­mène OEI.

Confes­sion­na­li­sa­tion de la vie politique

Les deux auteurs insistent sur les res­pon­sa­bi­li­tés, écra­santes à leurs yeux, des idéo­logues amé­ri­cains qui ont façon­né l’après-« vic­toire » en Irak sous la forme d’une plon­gée dans les conflits internes entre com­mu­nau­tés. Ben­raad, en par­ti­cu­lier, indique com­bien « les mariages mixtes [sun­nites-chiites] étaient mon­naie cou­rante à Bag­dad avant 2000 » (près du tiers des unions) avant que les Amé­ri­cains, armés d’une « lec­ture confes­sion­nelle de l’Irak » n’imposent leur regard idéo­lo­gique à une socié­té à laquelle, au fond, ils ne com­pre­naient rien et ne dressent les com­mu­nau­tés les unes contre les autres. La cher­cheuse rap­pelle par exemple les thèses déve­lop­pées par l’idéologue néo­con­ser­va­teur David Wurm­ser, pour qui les sun­nites étaient, en bloc, à ran­ger du côté des par­ti­sans de Sad­dam Hus­sein, les chiites deve­nant, dans une pen­sée binaire, les alliés natu­rels des États-Unis. « L’exacerbation de la reli­gio­si­té dans l’Irak post-baa­siste a moins pro­cé­dé d’une conflic­tua­li­té mil­lé­naire entre musul­mans chiites et sun­nites que de l’approche frag­men­taire de cette socié­té déve­lop­pée par les États-Unis », écrit Ben­raad, qui cré­dite Washing­ton d’une res­pon­sa­bi­li­té pri­mor­diale dans « la confes­sion­na­li­sa­tion à outrance » de la vie poli­tique interne du pays.

La cher­cheuse montre ain­si de manière convain­cante com­bien le pro­jet poli­tique d’Al-Qaida n’avait « pas cap­té le sou­tien des popu­la­tions » lors du pre­mier sou­lè­ve­ment sun­nite de 2004 et com­bien d’errements poli­tiques amé­ri­cains en sou­tien au régime cen­tral de plus en plus cor­rom­pu et anti-sun­nite de Nou­ri Al-Mali­ki, le « par­te­na­riat stra­té­gique » mis en place par l’occupant avec les tri­bus sun­nites, ini­tia­le­ment avec leur vaste sou­tien, va pro­gres­si­ve­ment se déliter.

Les sun­nites, des « orphe­lins à la table du diable »

À par­tir de 2011, la plu­part des mou­ve­ments sun­nites qui s’étaient fait aupa­ra­vant les chantres d’un Irak cen­tra­li­sé bas­culent dans l’option fédé­ra­liste. Un « revi­re­ment [qui] découle d’une mar­gi­na­li­sa­tion deve­nue inte­nable pour eux » menée par le gou­ver­ne­ment Mali­ki, iden­ti­fié par les sun­nites à l’occupant. Née dans les car­tons d’une admi­nis­tra­tion amé­ri­caine igno­rante des réa­li­tés, la pro­phé­tie auto­réa­li­sa­trice de la par­ti­tion de l’Irak entre com­mu­nau­tés se met en place. La voie est pavée vers la mon­tée en force de l’organisation de l’État isla­mique, une orga­ni­sa­tion pro­cla­mée en 2006 qui enten­dait dès l’abord s’étendre sur les pro­vinces sun­nites « pour pro­té­ger notre foi et nos fidèles » deve­nus « des orphe­lins à la table du diable » que repré­sente le pou­voir par­ta­gé entre chiites et Kurdes. Il ne reste à l’OEI qu’à impo­ser sa domi­na­tion aux autres frac­tions sun­nites, ce que la guerre en Syrie va l’aider à mener à bien.

Lui­zard n’est pas moins sévère, qui évoque l’« ama­teu­risme stu­pé­fiant dans la ges­tion de l’occupation et l’incompréhension totale de l’histoire et de la dyna­mique des rap­ports entre l’État ira­kien et sa socié­té », dont Washing­ton a fait preuve. Le « piège » qu’il évoque en titre et que tend l’OEI aujourd’hui consiste, pour faire court, à tirer le fil de la confes­sion­na­li­sa­tion des conflits non seule­ment en Irak et en Syrie, mais dans toute la région, et de par­ve­nir à y entrai­ner l’Occident pour le mener à sa perte, l’organisation étant convain­cue que cette inter­ven­tion serait son tombeau.

Le cher­cheur brosse un tableau suc­cinct mais fidèle des méthodes uti­li­sées par l’OEI pour s’imposer, mon­trant com­ment elle rem­plit à la fois un vide poli­tique et un besoin des popu­la­tions sun­nites, et de l’absence de pro­jet poli­tique réel (hor­mis « vaincre » l’ennemi) qui carac­té­rise les pays occi­den­taux. La grande force de l’organisation est que, contrai­re­ment aux Amé­ri­cains mais aus­si à l’armée ira­kienne, elle n’apparait pas aux sun­nites « comme une force d’occupation étran­gère ». Par ailleurs, elle attire tous ceux que pré­oc­cupe la lutte contre la cor­rup­tion. Sur­tout, l’OEI reçoit un sou­tien actif ou pas­sif des sun­nites « parce qu’elle leur per­met de recon­qué­rir une visi­bi­li­té poli­tique », et parce que le gou­ver­ne­ment ira­kien en place a ample­ment épui­sé les pos­si­bi­li­tés de com­pro­mis avec eux.
Légi­ti­mi­té des États en cause

Mais l’apport prin­ci­pal de Lui­zard touche à la ques­tion cen­trale de la recom­po­si­tion des fron­tières. Pas seule­ment parce que « l’effondrement de l’État ira­kien » lui appa­raît comme la pro­ba­bi­li­té la plus plau­sible désor­mais (ce qui impac­te­rait iné­luc­ta­ble­ment le sort futur de la Syrie voi­sine), mais parce que l’OEI a fait de « la dénon­cia­tion géné­rale de la légi­ti­mi­té des États de la région » sa reven­di­ca­tion cen­trale, ce qui consti­tue le véri­table bou­le­ver­se­ment qu’elle entend ini­tier. Ce n’est pas la pre­mière fois qu’un mou­ve­ment poli­tique tend à abo­lir au Proche-Orient les fron­tières issues de son par­tage entre les puis­sances colo­niales, le Royaume-Uni et la France, au len­de­main de la pre­mière guerre mon­diale. Les divers natio­na­lismes pan­arabes (nas­sé­risme, baas­sisme, Kaou­mioun el-Arab…), à l’ère moderne, ont tous joué de l’idée d’abolir les « fron­tières Sykes-Picot », comme on les a dénom­mées. Pré­ci­sé­ment parce que les États nés de ce par­tage au Machrek appa­rais­saient peu légi­times et que « leur via­bi­li­té était lar­ge­ment viciée dès l’origine », écrit le cher­cheur. Mais ces natio­na­lismes, une fois au pou­voir, ont tous rapi­de­ment ava­li­sé ces fron­tières pour mieux garan­tir leur domi­na­tion sur leur propre territoire.

Pour la pre­mière fois, avec l’Organisation de l’État isla­mique, un remo­de­lage com­plet des fron­tières du Proche-Orient, fon­dé sur des consi­dé­ra­tions mêlant ara­bi­té et confes­sion­na­li­té appa­raît plau­sible, en « offrant aux com­mu­nau­tés sun­nites qu’il sol­li­cite une sor­tie par le haut » (l’instauration de leur propre État), là où Al-Qai­da « n’offre de son côté que le ter­ro­risme et une guerre sans fin, avec une pers­pec­tive très loin­taine et peu réa­liste d’instauration du cali­fat ». C’est ce qui fait, en tout cas, la force d’une mou­vance poli­tique dont le cher­cheur nous parait cepen­dant sur­es­ti­mer par moments la capa­ci­té tant mili­taire que finan­cière. De même, sa pro­pen­sion à juger que l’émergence de l’OEI inau­gure une nou­velle période his­to­rique longue nous semble la plus spé­cu­la­tive de son ouvrage. Mais quel que soit l’avenir, un fait lui parait acté : « une longue période his­to­rique s’achève. On ne revien­dra pas au Moyen-Orient que nous avons connu depuis un siècle ».

En atten­dant que l’histoire se fasse, aujourd’hui, et comme il l’indique par ailleurs, « l’État isla­mique n’est fort que de la fai­blesse de ses adver­saires », la coa­li­tion qui inter­vient contre lui n’ayant « aucune pers­pec­tive poli­tique à offrir aux popu­la­tions qui se sont ral­liées à l’État isla­mique ». Lui­zard en donne un exemple édi­fiant. Lorsque Laurent Fabius, écrit-il, « parle d’‟aider le gou­ver­ne­ment de Bag­dad à réta­blir sa sou­ve­rai­ne­té“, se rend-il compte que c’est cer­tai­ne­ment aujourd’hui la der­nière chose que sou­haitent les habi­tants de Mos­soul, de Tikrit et de Fal­lou­ja ? ». Car même si l’organisation était éra­di­quée, « sa défaite mili­taire ne règle­rait rien si les causes de son suc­cès ini­tial ne sont pas prises en compte ».

Syl­vain Cype

Source de l’ar­ticle : orientXXI