Documentaire / Fiction : une réalité augmentée ?

Claude Bailblé

Avril 2009

1/ Docu­men­taire : idée motrice=> enquête, pré­pa, contacts/­ren­dez-vous, cas­ting, tour­nages, montage/mixage.

Le réel n’est pas don­né d’avance : il faut trou­ver les scènes ad’hoc, les per­son­nages en conflit, sus­ci­ter les « fla­grants délits » de sin­cé­ri­té… Et pen­ser au mon­tage dès l’enquête, et a for­tio­ri durant le tournage !

On tourne dans le temps réel, on mon­te­ra dans le temps nar­ra­tif… rac­cords par infé­rences, à par­tir des moments et des expres­sions signi­fi­ca­tifs. Il fau­dra inven­ter un ordre d’exposition, bien au delà de l’ordre chro­no­lo­gique pro­gres­sif d’investigation ou de tournage.

Dif­fi­cul­tés : trou­ver les bons contacts, prendre le temps, convaincre les gens de « jouer » dans le film. Quelle stra­té­gie de per­sua­sion adop­ter ? En plu­sieurs fois, en décou­vrant pro­gres­si­ve­ment avec eux l’enjeu du film ? Direc­te­ment, sans détours ? Le rap­port à autrui est quel­que­fois violent (impli­ci­te­ment). Trou­ver les per­sonnes res­sources à par­tir des per­sonnes trans­fert (qui ont déjà l’agrément du groupe en ques­tion). Ne pas se trom­per de lieux, de cir­cons­tances, de personnages.

Rejouer les situa­tions ? Les fil­mer direc­te­ment ? Il y aura tou­jours un point de vue : une pers­pec­tive hié­rar­chique (du pre­mier à l’arrière plan, impor­tance des fonds visuels et sonores) et un axe de visée : visages (face, ¾ face, pro­fil ?), sai­sie des atti­tudes et dépla­ce­ments. Un plan spa­tia­le­ment cadré n’est qu’un pré­lè­ve­ment tem­po­rel choi­si et déli­mi­té du soi-visant « réel ».

Inter­views en situa­tion ? Mieux : dia­logues en situa­tion (tra­vail à la perche ou au HF ?). Fil­mer des plans d’ensemble, des plans rap­pro­chés de per­sonnes et des gros plan d’action (les gestes , les mains, les objets). Fuir les inter­views sur « papier peint » et sur fonds inin­té­res­sants. Le rôle des fonds d’images et des sons seuls est de pré­pa­rer une conti­nui­té finale. Le mon­tage dans le plan (panos, reca­drages, sui­vis) est sou­vent plus inté­res­sant que mon­tage de plan à plan. Néces­si­té cepen­dant par­fois du champ-contre/­champ : on ne voit en effet que le quart des appa­rences (le frontal).

Mai­tri­ser : focales, diaf, obtu­ra­teur, sta­bi­li­té, bulle, point, prof de champ, cadrage. Se pla­cer au point d’écoute pour faci­li­ter le tra­vail de la perche ? (Evi­ter sys­té­ma­ti­que­ment les décors bruyants).

Impor­tance du déru­shage = trou­ver le scé­na­rio final dans la matière (image et sons). Au mon­tage, renon­cer à cer­tains plans pour atteindre des signi­fi­ca­tions plus fortes, en rai­son des rap­pro­che­ments (spa­tiaux, tem­po­rels) obte­nus en mémoire à court terme. L’inférence comme concept-clef. Asso­cia­tion par res­sem­blance, par thé­ma­tique évo­quée, par les sons d’ambiance et par le che­vau­che­ment des sons. Gestes et dépla­ce­ments, chan­ge­ments de regards, paroles évo­ca­trices (d’autres lieux, situa­tions ou per­sonnes, dans le pas­sé, le pré­sent ou le futur proche) concourent au rac­cord par infé­rence.

Veiller au rythme = le temps de la com­pré­hen­sion est plus rapide que le temps réel d’éxécution (cf.neurones-miroirs). Lais­ser aus­si les émo­tions s’installer. Le spec­ta­teur col­mate les inter­stices de l’action, dès l’instant où il se sai­sit des inten­tions, des réac­tions, et des émo­tions des personnages.

2/ Fic­tion : idée => enquête, scé­na­rio, cas­ting, repé­rages, répé­ti­tions, tour­nage, mon­tage et mixage.

L’enquête, l’observation, les notes de tra­vail pré­parent au scé­na­rio ; le scé­na­rio est écrit direc­te­ment dans le temps nar­ra­tif. Le cas­ting auto­rise un tour­nage à plu­sieurs prises pour le même plan. 

On prend le temps d’éclairer, de faire les mises en place pour la « pyra­mide visuelle » de l’œil camé­ra, de pla­cer les micros, de faire le silence pla­teau et même de répé­ter. Le scé­na­rio bouge au tour­nage : on sup­prime, on ajuste, on ajoute ; mais l’essentiel est déjà écrit et joué. Chaque plan béné­fi­cie d’un point d’entrée et d’un point de sor­tie pré­vus par la mise en scène. Par ailleurs, les comé­diens résistent mieux aux remarques que les acteurs du réel ; en outre, ils rejouent faci­le­ment la même scène.

Le déru­shage per­met de choi­sir les meilleures prises, de com­men­cer un pré­mon­tage. On peut rajou­ter des sons, chan­ger l’ordre ini­tial, rac­cour­cir et même ral­lon­ger une scène : les rushes sont abondants.
Orga­ni­ser le double flux –situa­tions, per­son­nages– pour une conti­nui­té vécue en mémoire à court terme.

L’écran de pro­jec­tion n’est en effet qu’un écran d’alimentation de la mémoire à court/moyen terme (por­teuse à la fois de traces et d’esquisses). Sur la toile blanche, seule­ment des pho­tons ; dans le haut-par­leur, seule­ment des vibra­tions. L’œil et l’oreille trans­forment ces flux phy­siques en flux men­taux : réten­tions et pro­ten­sions, sans cesse en mou­ve­ment, en redéfinition.

Le véri­table écran –d’accumulation– est donc interne : le spec­ta­teur télé­charge le film dans son for inté­rieur. Ici s’arrête pour­tant la com­pa­rai­son avec l’ordinateur et ses fichiers. Car cet écran mémo­riel –où s’accumule le deve­nir des per­son­nages et où se pro­jette un hori­zon d’attente– est conti­nu­ment confron­té au déjà connu qui s’y rap­porte, afin d’être éva­lué par le moi pro­fond du spectateur.

En termes de véri­té : que nous raconte t‑on ? est-ce plau­sible, archi-connu, irréel, men­son­ger, exa­gé­ré, non repré­sen­ta­tif, inat­ten­du ? La réa­li­té déjà connue (ou sup­po­sé telle) rap­plique en force sur le per­çu… En termes de jeu et de mise en scène : déca­lé, juste, impres­sion­nant, faux, non cré­dible ; trop démons­tra­tif, plai­sant, esthé­ti­sant, dis­cret, inven­tif ? … En termes d’affects et de désir : à qui s’identifier, à un per­son­nage positif/négatif/ambigu ? à quel groupe social, pour quelles aspi­ra­tions ? … En termes nar­cis­siques (moi-idéal et idéal-du-moi) : beau­té phy­sique-men­tale, lai­deur-méchan­ce­té, inten­tions-réac­tions… Eva­lua­tion aus­si par le sur­moi du spec­ta­teur : cou­rage ou lâche­té, indif­fé­rence ou soli­da­ri­té ; les com­por­te­ments sont exa­mi­nés au regard des pres­crip­tions idéo­lo­giques et cultu­relles de la société.

Chaque spec­ta­teur se posi­tionne ain­si devant les per­son­nages et les situa­tions conflic­tuelles avec un par­ti-pris (soit un mélange de savoirs, de croyances et d’approximations qui carac­té­rise la sub­jec­ti­vi­té), avec les pré­ju­gés « trans­pa­rents et acquis » de son milieu de vie (règles com­mu­né­ment admises, évi­dences par­ta­gées). C’est que le spec­ta­teur entre dans le film avec un je sin­gu­lier (tra­jec­toire psy­cho­lo­gique, aspi­ra­tions conscientes/inconscientes) et un nous d’appartenance (cultu­relle, sociale, milieu de vie, classe d’âge), inclus néan­moins dans une attente par­ti­cu­lière : il est venu voir tels inter­prètes, tel type de film, tel met­teur en scène, des actions ima­gi­naires ou réelles…

Pla­cé devant un dis­po­si­tif aus­si bien éta­bli (nar­ra­teur omni­scient, per­son­nages hors du com­mun, star-sys­tem, temps nar­ra­tif inten­si­fié, effets spé­ciaux) il vient plus sou­vent s’évader de la réa­li­té, se diver­tir –cf . l’offre des salles ! – que se confron­ter aux pro­blèmes contem­po­rains. Pas de temps morts, une pseu­do-conti­nui­té (les ellipses sont effa­cées par les rac­cords), des cli­max, des émo­tions et un dénoue­ment. La jour­née de tra­vail sans émo­tions s’inverse de la sorte en émo­tions sans travail.

Reste que tous les spec­ta­teurs ne sont pas ain­si for­ma­tés. Cer­tains cherchent du nou­veau, une autre façon de voir le monde, ou une réponse à des pro­blèmes réels, à des angoisses infor­mu­lées. Le cinéaste et le spec­ta­teur regardent alors ensemble –et sur un mode artis­tique– un pro­blème qui les concernent… « J’attends d’une repré­sen­ta­tion, non seule­ment qu’elle m’émeuve, mais qu’elle me rende sen­sible, d’une manière intel­li­gible et poé­tique, les empê­che­ments de l’être à s’accomplir ».

Au total, bien que les deux grands cou­rants (docu­men­taire-fic­tion) ne soient guère finan­cés à part égale (loin s’en faut !), et qu’à l’évidence le diver­tis­se­ment de fic­tion ait enva­hi majo­ri­tai­re­ment les écrans, sus­ci­tant la réponse que l’on sait des publics, il n’empêche : l’un et l’autre peuvent aus­si ren­con­trer un spec­ta­teur dési­reux de se nour­rir –intel­lec­tuel­le­ment et émo­ti­ve­ment– de films de confron­ta­tion. Dans ce désir, moins mino­ri­taire qu’on ne le croit, les deux modes de croyance (doc-fic) se rejoignent dans le for inté­rieur de chaque spec­ta­teur, avec des effets voi­sins, même si peu mesu­rables en termes quantitatifs :

Fic­tion : enquête => scénario/tournage/montage => écran mémo­riel => réa­li­té de réfé­rence évo­quée par le film (accro­chage direct ou indi­rect à un “déjà connu”) => éva­lua­tion finale… Docu­men­taire : enquête/tournage/montage [puis scé­na­rio fina­le­ment] => écran mémo­riel => réa­li­té de réfé­rence ame­née en fili­grane sur le film => éva­lua­tion du pro­pos… (spect = je + nous).

Dans les deux cas, le régime de croyance opère (en posi­tif ou néga­tif), après “com­pa­ru­tion“ néces­saire du dérou­lé fil­mique devant la réa­li­té de réfé­rence qui lui cor­res­pond ; réa­li­té certes déjà condensée/organisée par le mon­tage, mais aus­si ressaisie/augmentée par le savoir et les atta­che­ments par­ti­cu­liers du spec­ta­teur, lequel –par­fois– pour­ra y trou­ver émo­tions neuves et, aus­si bien, nou­velles inser­tions mentales.