Face au désastre, que peut-on faire ?

Telles des fourmis, il nous faut continuer à travailler pour préparer le retour de conditions plus favorables à l’inversion des rapports de force.

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L’Union euro­péenne est un désastre total. En son sein, l’Union éco­no­mique et moné­taire est un désastre au car­ré. La 21e Confé­rence des par­ties (COP 21) de l’ONU qui aura lieu à Paris en décembre pro­chain pour trou­ver un accord sur le cli­mat s’annonce comme un désastre pro­gram­mé. Depuis huit ans, la crise ouverte aux États-Unis et qui s’est répan­due par­tout a engen­dré une somme de désastres sociaux qu’on croyait ne plus jamais revoir. Tout cela parce que les classes domi­nantes, d’un bout du monde à l’autre, ont fait le choix de ren­for­cer leur modèle finan­cier plu­tôt que de le cor­ri­ger, ne serait-ce que modé­ré­ment. Ain­si, la crise éco­lo­gique et le réchauf­fe­ment cli­ma­tique sont vus comme des occa­sions de don­ner une enver­gure encore plus grande à la pri­va­ti­sa­tion et à la mar­chan­di­sa­tion des biens natu­rels, en les trans­for­mant en nou­veaux actifs finan­ciers. Et, comme si cela ne pou­vait aller sans un corol­laire, dans le même temps, les peuples se voient pré­sen­ter la fac­ture de cette crise capi­ta­liste. Com­ment inter­pré­ter autre­ment la vio­lence de la pres­sion exer­cée contre le peuple grec depuis qu’il a osé élire un gou­ver­ne­ment pro­met­tant de rompre avec l’austérité et d’engager un pro­gramme de réformes struc­tu­relles posi­tives et non pas négatives ?

Tels sont les évé­ne­ments dont nous sommes les témoins, et dont le carac­tère dra­ma­tique tient bien sûr au déla­bre­ment éco­no­mique et social qui est impo­sé à la Grèce, mais aus­si à la néga­tion du prin­cipe même de la démo­cra­tie. Un peu comme si cette démo­cra­tie, inven­tée en Grèce il y a 2500 ans, devait être éra­di­quée parce que son exis­tence était un obs­tacle à la pour­suite d’une accu­mu­la­tion finan­cière infi­nie. Les peuples votent contre l’austérité, eh bien, on va leur en admi­nis­trer une dose sup­plé­men­taire, his­toire de leur apprendre qui com­mande. La red­di­tion du gou­ver­ne­ment Syri­za, obte­nue le cou­teau sous la gorge, a beau être parée du terme « accord », elle n’en rap­pelle pas moins les accords de Munich qui, en 1938, ouvrirent la période la plus tra­gique du XXe siècle[[Voir J.-M. Har­ri­bey, « 1938, Munich – 2015, Ber­lin », 14 juillet 2015.]], laquelle avait sui­vi le trai­té de Ver­sailles de 1919, aus­si funeste qu’imbécile.

La fenêtre qui avait été entrou­verte en Grèce en jan­vier der­nier a été bru­ta­le­ment refer­mée par dix-huit chefs d’État ou de gou­ver­ne­ment et les res­pon­sables de ladite « troï­ka », repré­sen­tants zélés d’une oli­gar­chie finan­cière, qu’on croyait sans visage, mais qui appa­raît de plus en plus net­te­ment : Dra­ghi, ex-res­pon­sable de Gold­man Sachs en Europe qui avait maquillé les comptes publics de la Grèce pour faire entrer celle-ci dans l’euro ; Jun­cker, ex-éva­deur fis­cal diplô­mé ; Lagarde, appe­lant à allé­ger la dette de la Grèce sauf celle envers le FMI ; Schäuble, chré­tien-démo­crate exé­cu­teur en chef, etc.

Face à un tel désastre, le pire serait sans doute de bais­ser les bras, même si la ten­ta­tion en est par­fois forte. Telles des four­mis, il nous faut conti­nuer à tra­vailler pour pré­pa­rer le retour de condi­tions plus favo­rables à l’inversion des rap­ports de force. La modeste contri­bu­tion d’une revue comme Les Pos­sibles se situe là. Nous pour­sui­vons ain­si dans ce numé­ro l’exploration des thé­ma­tiques qui sont, à notre avis, por­teuses des enjeux prin­ci­paux pour l’avenir : après, notam­ment, la pro­tec­tion sociale, l’écologie, les biens com­muns et la mon­naie, nous abor­dons ici le thème de la connais­sance en tant que construc­tion typi­que­ment humaine, poten­tiel­le­ment apa­nage de l’humanité entière, mais très mena­cée par la mar­chan­di­sa­tion géné­ra­li­sée. Deux textes théo­riques ouvrent le dos­sier : celui de Car­lo Ver­cel­lone, qui relie l’appropriation de la connais­sance à l’évolution du rap­port entre capi­tal et tra­vail ; celui de Gérard Dumé­nil et Domi­nique Lévy, qui explique que le capi­ta­lisme mana­gé­rial est fon­dé sur le rap­port entre savoir et pouvoir.

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Le rap­port de classes est encore au centre de l’article d’Hervé Le Cros­nier qui pose la ques­tion « à qui appar­tient la connais­sance ? », pour mon­trer que de nou­velles formes de domi­na­tion appa­raissent dans la pro­duc­tion et l’usage de la connais­sance, ouvrant la voie à une seconde phase de la mon­dia­li­sa­tion qui ins­taure un ordre mon­dial de l’usage des savoirs.

Gérard Col­let montre l’incidence de l’introduction des tech­niques d’information et de com­mu­ni­ca­tion dans l’éducation. Éve­lyne Per­rin exa­mine les luttes qui ont été menées en France autour de l’accès à l’éducation dans un envi­ron­ne­ment mar­qué par la péné­tra­tion des entre­prises dans ce sec­teur. Mar­tine Bou­det prend la crise de l’enseignement des lettres comme exemple de la pres­sion exer­cée dans le domaine cultu­rel par le néo­li­bé­ra­lisme. Michel Tho­mas et Jean-Claude Salo­mon étu­dient le pro­ces­sus de création/destruction des connais­sances médi­cales. Nous publions aus­si le Mani­feste contre la mar­chan­di­sa­tion de l’éducation de la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale des Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Claude Calame se demande com­ment l’anthropologie peut aider à poser un regard cri­tique sur les sciences sociales et donc sur l’objet de ces sciences, la socié­té. Enfin, Gilles Rotillon dis­sèque les pré­ten­dus pré­ceptes moraux de Jean Tirole, porte-parole d’un dis­cours éco­no­mique très libéral.

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La par­tie « Débats » de la revue est com­po­sée de trois ensembles. Le pre­mier fait écho à un débat ouvert par Edwin Le Héron dans le pré­cé­dent numé­ro, concer­nant le concept d’illégitimité de la dette. Lui répondent ici Éric Tous­saint qui rap­porte un extrait de la Com­mis­sion pour la véri­té sur la dette grecque, Pas­cal Fran­chet et Cathe­rine Sama­ry. Il res­sort de ce débat, on ne peut plus actuel et sen­sible, qu’il ne peut en res­ter au plan de l’abstraction. Il est d’emblée très poli­tique, car il tra­duit un état du rap­port de force entre créan­ciers et débi­teurs et il oblige à por­ter un regard his­to­rique sur la genèse de l’engrenage de la dette publique. C’est un préa­lable pour que soit vu com­ment les finan­ciers s’organisent afin de rendre per­pé­tuel le ver­se­ment de la rente, et aus­si pour que soit com­pris que, mal­gré cela, le prin­cipe de l’endettement est consub­stan­tiel aux socié­tés et à l’action publique. Ce qui ren­voie à notre pré­cé­dent dos­sier sur la monnaie.

Un deuxième ensemble de textes porte sur les BRICS et l’Amérique latine. Tour à tour, Peter Wahl, Pierre Sala­ma et Pierre-Luc Abram­son pro­posent des élé­ments ana­ly­tiques de socié­tés en pleine évo­lu­tion, tra­ver­sées par les contra­dic­tions du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé, mais dans les­quelles des poten­tia­li­tés de trans­for­ma­tion sociale existent : Chine, Argen­tine, Bré­sil, Mexique. Le tout n’excluant pas des formes de vio­lence extrême comme dans ce der­nier pays.

Un troi­sième ensemble de textes clô­ture cette par­tie en reve­nant à une pers­pec­tive à la fois his­to­rique et théo­rique. Michael Bura­woy fait le point sur les dif­fé­rentes vagues de la théo­rie du mou­ve­ment social. Après celles fon­dées sur la ratio­na­li­té (de Dur­kheim à Weber) et sur les rap­ports sociaux (Marx), il faut envi­sa­ger une troi­sième vague dans la période du néo­li­bé­ra­lisme. Aux trois mar­chan­dises fic­tives ana­ly­sées par Pola­nyi (tra­vail, terre et mon­naie) s’ajoute une qua­trième, la connais­sance, thème pré­ci­sé­ment de notre dos­sier. C’est dans ce contexte que la social-démo­cra­tie a aban­don­né toute idée de trans­for­ma­tion sociale pour se ran­ger der­rière la ban­nière du néo­li­bé­ra­lisme. Michel Cabannes, résu­mant son der­nier livre[M. Cabannes, La gauche à l’épreuve du néo­li­bé­ra­lisme, Lor­mont, Le Bord de l’eau, 2015.]], raconte cette dérive qui, aujourd’hui, abou­tit à un Hol­lande défen­seur non de la Grèce, mais de la purge qui lui est impo­sée. Peut-on alors se réfé­rer encore à l’idée de pro­grès ? Oui, [répond Alain Accar­do, ancien col­lègue de Pierre Bour­dieu, car le pro­grès est, nous dit-il, un « inva­riant anthro­po­lo­gique », tout en étant un enjeu entre les classes sociales. Voi­là de quoi nour­rir un débat autant cru­cial que controversé.

Ce numé­ro s’achève bien sûr par la revue des revues pré­pa­rée par Jacques Cos­sart. On y trou­ve­ra, en lien avec le dos­sier ci-des­sus, un aper­çu de la façon dont les ins­ti­tu­tions (OCDE, Banque mon­diale, Agence fran­çaise du déve­lop­pe­ment, Conseil d’analyse éco­no­mique) traitent la connais­sance. Ce n’est pas sans lien avec la crise éco­lo­gique, car la pré­oc­cu­pa­tion de décar­bo­ni­ser le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et celle de la pré­ser­va­tion ver­sus l’accaparement des matières pre­mières deviennent cen­trales. L’économie ren­voie au poli­tique et au social parce que la cor­rup­tion et le ren­for­ce­ment des inéga­li­tés sont une atteinte à la démo­cra­tie. Enfin, les pers­pec­tives publiées par le FMI pour­raient consti­tuer un signal d’alarme si la croyance en l’éternité de la crois­sance éco­no­mique n’était pas pro­fon­dé­ment enra­ci­née. Et, pour que celle-ci dure encore un peu, quoi de mieux que de pour­suivre le pillage de l’Afrique ?

Face au désastre, que peut-on faire, disions-nous en com­men­çant ? À notre niveau, dans cette revue, nous pou­vons contri­buer à trois choses. Pre­miè­re­ment, don­ner la parole à des contri­bu­teurs dont les points de vue dif­fé­rents peuvent s’avérer utiles. Car, et c’est la deuxième direc­tion, la gra­vi­té de la situa­tion – l’expérience subie par la Grèce l’atteste cruel­le­ment – montre que la théo­rie est impuis­sante si elle ne se tra­duit pas en pers­pec­tive stra­té­gique. Or, le renou­vel­le­ment de la réflexion stra­té­gique des mou­ve­ments sociaux et poli­tiques, à un moment où les forces néo­li­bé­rales viennent de frap­per un grand coup en Europe, est une impé­rieuse néces­si­té. Troi­siè­me­ment, peut-être avons-nous aus­si besoin d’approfondir concrè­te­ment ce que serait un pro­gramme de rup­ture avec les poli­tiques menant aux désastres sociaux et éco­lo­giques. Par exemple, que signi­fie pré­ci­sé­ment récu­pé­rer la maî­trise d’une banque cen­trale pour qu’elle ne ferme pas le robi­net du refi­nan­ce­ment moné­taire ? Com­ment fon­der, dans une phase de tran­si­tion, une mon­naie paral­lèle pour des­ser­rer l’étau de la mon­naie unique ? À com­bien chif­frer le besoin d’investissements de tran­si­tion éner­gé­tique et éco­lo­gique ? S’il faut don­ner la prio­ri­té aux éner­gies renou­ve­lables, le finan­ce­ment de ces inves­tis­se­ments doit-il être pri­vé ou public ? Et on ne quitte pas notre sou­ci actuel : com­ment peut-on ima­gi­ner que la Grèce puisse pré­pa­rer le renou­veau de son appa­reil pro­duc­tif sur le champ de ruines dans lequel la désas­treuse Union euro­péenne va la lais­ser, pour la plus grande satis­fac­tion des « mar­chés » et dans le silence assour­dis­sant des syn­di­cats européens ?

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La revue Les Pos­sibles va bien­tôt ache­ver ses deux années d’existence. La quan­ti­té de chan­tiers à ouvrir ou à appro­fon­dir nous laisse de belles pers­pec­tives de réflexion et d’action. Face au désastre, la rési­gna­tion ne fait pas par­tie des options. Il paraît que Donald Tusk, pré­sident du Conseil euro­péen « s’inquiète des remises en cause idéo­lo­giques nées de la crise grecque »[[Le Monde, 18 juillet 2015.]]. Il n’a pas tort, et c’est bien pour cela que nous gar­dons espoir.

mar­di 4 août 2015, par Jean-Marie Har­ri­bey & Jean Tosti

Jean Tos­ti est pro­fes­seur de lettres et membre du Conseil scien­ti­fique d’Attac et membre de l’équipe Les Possibles.

Jean-Marie Har­ri­bey, éco­no­miste, ancien co-pré­sident d’Attac France, co-pré­sident du Conseil scien­ti­fique d’Attac, auteur notam­ment de La richesse, la valeur et l’inestimable, Fon­de­ments d’une cri­tique socio-éco­lo­gique de l’économie capi­ta­liste (Les Liens qui libèrent, 2013) et de Les feuilles mortes du capi­ta­lisme, Chro­niques de fin de cycle (Le Bord de l’eau, 2014)

Source de l’ar­ticle : ATTAC-France

Pho­tos : col­lec­tif Krasnyi


Notes