Frei Betto : changer un projet pour le Brésil par un projet de pouvoir, c’est çà le problème

Entretien avec ce moine dominicain, ancien guérillero et proche de Lula, critique le Parti du Travail qui gouverna le Brésil durant 13 ans et la gauche latino-américaine.

Ce moine domi­ni­cain, ancien gué­rille­ro et proche de Lula (ancien pré­sident du Bré­sil), cri­tique le Par­ti du Tra­vail qui gou­ver­na le Bré­sil durant 13 ans et la gauche latino-américaine.

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Il est l’une des per­son­na­li­tés mar­quantes de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion et était très proche de Lula da Sil­va. Dans les années 60, il a rejoint l’ordre domi­ni­cain tout en fai­sait par­tie d’une orga­ni­sa­tion de gué­rilla, un choix qui lui a coû­té plus de quatre ans de pri­son durant la dic­ta­ture mili­taire. Né avec le nom de Car­los Alber­to Libâ­nio Chris­to, il est plus connu sous le nom Frei Bet­to et est aujourd’­hui l’un des intel­lec­tuels les plus lucides de la gauche lati­no-amé­ri­caine. Dans cet entre­tien, avec EL TIEMPO, il exprime sa cri­tique des graines plan­tés par le gou­ver­ne­ment PT en 13 ans et qui ont eu des graves consé­quences pour le pro­gres­sisme bré­si­lien et régional.

Pour­quoi le Bré­sil est dans l’état dans lequel il est et le PT aussi ?

Il y a plu­sieurs rai­sons. Tout d’a­bord, le PT a eu 13 ans pour faire des réformes struc­tu­relles, en par­ti­cu­lier la réforme poli­tique, mais ne l’a pas fait et main­te­nant il est vic­time de son omis­sion. Un autre fac­teur est que la cor­rup­tion est endé­mique dans l’his­toire du Bré­sil depuis l’ar­ri­vée des Por­tu­gais, et, mal­heu­reu­se­ment, toutes les struc­tures poli­tiques sont très pol­luées. Depuis les années 30, lorsque le suf­frage uni­ver­sel a été ins­tau­ré, et depuis 1932 lorsque les femmes ont éga­le­ment eu le droit de vote, les gens votent, mais le pou­voir éco­no­mique choi­sit. Le PT a com­mis l’er­reur de copier les méthodes de la droite, seule­ment la droite est plus pro­fes­sion­nel sur ce ter­rain et le PT un ama­teur. Il est vrai qu’il y a beau­coup de gens avec une éthiques et rien n’a été prou­vé jus­qu’à pré­sent contre Lula, mais cer­tains diri­geants sont impli­qués et le PT à un moment don­né devra dire si ces gens sont inno­cents ou coupables.

Par­lez-vous de quel­qu’un en par­ti­cu­lier ? Je pense au cas de José Dir­ceu, l’an­cien chef de cabi­net civil de Lula.

Dir­ceu, est déjà condam­né, et d’autres sont en cours d’enquête. On ne peut pas nier que le PT a uti­li­sé la boîte 2 (pour des pots de vin) et qu’il y a eu une énorme aug­men­ta­tion de la richesse per­son­nelle. Fidel Cas­tro m’a dit qu’un révo­lu­tion­naire peut tout perdre, la liber­té, la famille, le tra­vail, même la vie, mais pas la morale. Et cela a créé une situa­tion de dis­cré­dit très forte dans la gauche et dans le camp pro­gres­siste. Il ne sera pas facile de récu­pé­rer cela.

C’est un coup mor­tel contre les aspi­ra­tions d’un mou­ve­ment progressiste ?

Non, parce que le droite est si mau­vaise au gou­ver­ne­ment et la situa­tion éco­no­mique aus­si, et de plus Temer est un vrai ban­dit, cela a été prou­vé sur toutes les enquêtes qui ont été faites avec le cas réfri­gé­ra­teur JBS, Lula conti­nue d’oc­cu­per la pre­mière place dans les son­dages. Il a exac­te­ment la moi­tié, car un 35% vote­raient direc­te­ment pour lui et un autre 15% vote­raient au second tour. Certes, il a le rejet de 50%, mais il n’y a jus­qu’à pré­sent aucune autre figure bré­si­lienne qui peut le sur­mon­ter en sou­tien électoral.

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La seule façon d’empêcher la vic­toire de Lula est de l’envoyer en prison ?

Pas néces­sai­re­ment, je ne pense pas qu’ils vont l’ar­rê­ter, mais ils peuvent le lier à la loi élec­to­rale qui empêche un can­di­dat d’être élu si elle est en pro­cès. Je pense que cela ira dans ce sens, afin de ne pas créer une com­mo­tion nationale.

La ques­tion est de savoir com­ment faire la réforme élec­to­rale dont il a par­lé avant, alors qu’ils sont béné­fi­ciaires de l’actuel sys­tème élec­to­ral et impli­qués dans des affaires de corruption.

Cela est un autre fac­teur, parce qu’il n’a pas tra­vaillé sur un chan­ge­ment de repré­sen­ta­tion poli­tique. Evo Morales a eu l’in­tel­li­gence de valo­ri­ser des diri­geants popu­laires deve­nus dépu­tés ou séna­teurs. Au Bré­sil, non. Des alliances para­sites ont été faites avec des par­tis de droite. Le seul sec­teur qui a essayé de faire une stra­té­gie pour occu­per des sièges au Congrès a été celle des églises évan­gé­liques. Et donc nous payons actuel­le­ment aus­si le prix de cette erreur que nous avons fait.

Trop inno­cents ?

Non, pas du tout. À un moment, le PT a chan­gé son pro­jet pour le Bré­sil par un pro­jet de pou­voir, c’est çà le pro­blème. J’ai tra­vaillé cela dans deux livres, La Mos­ca azul (La mouche bleu) y Calen­da­rio del poder (calen­drier du pou­voir), c’est un jour­nal de bord de mes deux années de tra­vail quo­ti­dien avec Lula au Palais du Pla­nal­to. Il y a eu une dévia­tion idéo­lo­gique, et ils ne se pré­oc­cu­paient plus de chan­ger les struc­tures et de faire une éco­no­mie plus favo­rable au peuple. Mal­gré cela, un tra­vail très impor­tant a été fait pour sor­tir 40 mil­lions de Bré­si­liens de la pau­vre­té, mais l’argent don­né aux ren­tiers est bien plus éle­vé que celui des­ti­né aux exclus. J’u­ti­lise l’i­mage du vio­lon à gauche mais joué à droite.

La situa­tion en Amé­rique latine est tout à fait dra­ma­tique pour les mou­ve­ments pro­gres­sistes. N’a­vez-vous pas peur que vous créez un ter­rain fer­tile pour le retour de la lutte armée ?

Non, nous sommes loin de tout ça. La lutte armée n’intéresse que deux sec­teurs, les fabri­cants d’armes et l’ex­trême droite. Il existe de nom­breux moyens démo­cra­tiques de lutte, aucune option mili­taire ne jus­ti­fie de chan­ger les choses, ce serait au moins une stu­pi­di­té. Tout d’a­bord, on doit pou­voir voir la honte sur le visage de la gauche et puis retour­ner au tra­vail sur le ter­rain. Assez de slo­gans, de théo­ries, de livres, d’a­na­lyses. Per­sonne ne veut rejoindre les pauvres, les pay­sans, les tra­vailleurs et faire ce tra­vail dif­fi­cile, fati­guant, et être avec eux avec la métho­do­lo­gie ensei­gné par Pau­lo Frere. Le mur de Ber­lin a tiré vers le bas la moi­tié de la gauche du monde, parce qu’il y avait un gauche théo­rique plus pré­oc­cu­pé par atteindre les fonc­tions de pou­voir afin de libé­rer le peuple. J’ai écrit un livre, El Paraí­so Per­di­do, viajes por el mun­do socia­lis­ta (Para­dis per­du, voyage à tra­vers le monde socia­liste,), ce sont 33 ans de tra­vail dans les pays socia­listes. Et j’ai voya­gé dans tous les pays de l’union sovié­tique, en Chine, j’ai eu beau­coup de contacts avec des gens très révo­lu­tion­naires et je me demande : ces gens ont du mal à reve­nir au socia­lisme ou se sont-ils aco­qui­nés avec le capi­ta­lisme, sont satis­faits ? La gauche non-mar­xiste chré­tienne gauche en Amé­rique latine n’a­vait aucun contact avec le peuple, elle était très aca­dé­mique, et est entré en crise après la chute du mur de Berlin.

Mais main­te­nant il y a une autre gauche qui pour­rait être dans le PT ou des mou­ve­ments popu­laires qui sont aus­si en crise à cause de ce qui se passe en Argen­tine et au Brésil.

Il est en crise, mais il ne faut pas mettre toute la faute sur l’en­ne­mi. Il faut faire une auto­cri­tique des erreurs com­mises. Dans le cas du Bré­sil, nous avons été 13 ans au sein du gou­ver­ne­ment et on a ces­sé de faire du tra­vail de ter­rain, d’al­pha­bé­ti­sa­tion poli­tique. Nous avons tra­vaillé pour faci­li­ter les gens à des biens de consom­ma­tion, nous avons crée une nation consu­mé­riste et non pas aidé les citoyens à deve­nir des acteurs poli­tiques et main­te­nant nous en payons le prix.

Vous en avez par­lé à la direc­tion du parti ?

-Depuis 2004, j’ai écrit de nom­breux livres et articles, mais mal­heu­reu­se­ment, le PT n’a tou­jours pas fait une auto­cri­tique. Il ne s’est pas posi­tion­né face à ses membres qui sont en pri­son. Le PT devra dire si ces gens sont inno­cents ou cou­pables. Que ce soit pour les défendre ou non, parce que vous ne pou­vez pas balayer sous le tapis.

Alber­to López Giron­do, 3 juin 2017

Source : Tiem­po / tra­duc­tion : ZIN TV