Indécente réhabilitation de Leni Riefenstahl

Par Lio­nel Richard

Article de Lio­nel Richard, paru dans “Le Monde diplo­ma­tique” (octobre 2002), peut être consul­té dans son édi­tion originale

/  l’enci­ne­ma­theque

Pour aller plus loin : Le triomphe de Rie­fens­tahl, entre­tien avec Thier­ry Odeyn

Susan Son­tag : le sou­ci du cinéma

Mots-clés

L’Histoire devrait-elle enfin lais­ser Leni Rie­fens­tahl en paix ?

-574.jpg

Leni et ses amis Sieg­fried & Roy à Las Vegas

 Le 22 août 2002, Leni Rie­fens­tahl attei­gnait l’âge de 100 ans. Évé­ne­ment si consi­dé­rable que, d’un bout du monde à l’autre, la com­mu­ni­ca­tion média­tique inter­na­tio­nale n’a pas man­qué d’en réper­cu­ter l’écho. Cette marche au pas fut orches­trée avec la sor­tie sur les écrans de sa der­nière oeuvre : « Impres­sions sous-marines ». Et nous voi­là bom­bar­dés des expres­sions sté­réo­ty­pées de cir­cons­tance, la toute nou­velle cen­te­naire étant pré­sen­tée comme une “éter­nelle jeune fille”, une “figure mythique”, une “légende vivante”, une “aven­tu­rière fabuleuse” !…

Dans les nom­breux entre­tiens qu’elle a accor­dés après la guerre, ain­si que dans ses Mémoires de 1987, l’ancienne égé­rie de Hit­ler s’épuise à s’autojustifier. Certes, elle a été fas­ci­née par le Füh­rer dès 1932 et elle a cru en la poli­tique natio­nal-socia­liste. Mais elle n’a jamais été raciste, elle n’a jamais tra­vaillé pour la pro­pa­gande nazie, elle igno­rait tout de la répres­sion contre les anti­fas­cistes, les per­sé­cu­tions contre les juifs, les Tsi­ganes, et sa seule pré­oc­cu­pa­tion a tou­jours été la Beau­té.

Soupçon d’infamie

-519.jpg

La Lumière bleue (en alle­mand : Das Blaue Licht) est un film alle­mand, mys­tique, roman­tique et fina­le­ment tra­gique, de 1932 écrit et réa­li­sé par Leni Rie­fens­tahl, Béla Balázs et Carl Mayer.

Pour la réa­li­sa­tion de « La lumière bleue », son pre­mier film, en 1931, elle avait deman­dé à l’écrivain hon­grois et théo­ri­cien du ciné­ma Béla Balász, émi­gré en Alle­magne, de l’aider à venir à bout de son scé­na­rio. Au début de 1933, comme il n’a tou­jours pas été payé pour ce tra­vail et qu’il s’installe à Mos­cou, il lui réclame son dû. Com­ment réagit-elle ? Le 11 décembre 1933, elle donne “pleins pou­voirs” au diri­geant nazi le plus agres­si­ve­ment anti­sé­mite, Julius Strei­cher, avec qui elle s’est récem­ment liée d’amitié lors du tour­nage, à Nurem­berg, de « La vic­toire de la foi ». Elle lui confie la mis­sion de régler la “récla­ma­tion” for­mu­lée par “… le juif Béla Balász” (sic).

Le litige, on s’en doute, était en de bonnes mains. Qui plus est, la cinéaste, s’avisant de res­sor­tir « La lumière bleue » en 1938, a pro­fi­té d’une nou­velle copie pour enle­ver la men­tion de la col­la­bo­ra­tion de Balász comme co-scé­na­riste. Le film, qui perd aus­si dans son géné­rique le nom de son pro­duc­teur, Har­ry Sokal, un autre “juif”, devient ain­si jusqu’à sa troi­sième copie, en 1953, “… une légende de la mon­tagne, racon­tée et mise en images par Leni Riefenstahl”.

L’autre affaire concerne « Bas-pays ». En octobre 1940, puis en sep­tembre 1941, son scé­na­rio exi­geant des Espa­gnols, elle leur sub­sti­tua des Tsi­ganes sélec­tion­nés dans un camp, à Max­glan, près de Salz­bourg. Elle a tou­jours nié s’être ren­du à Max­glan. Elle a inten­té à ce sujet, après 1945, deux pro­cès en dif­fa­ma­tion qu’elle a gagnés. Mais elle est loin d’avoir été lavée, pour autant, du soup­çon d’infamie.

Le jour de son cen­te­naire, le par­quet de Franc­fort annon­çait qu’une plainte avait été dépo­sée contre elle par l’association des Tsi­ganes de Cologne. Motif : atteinte à la mémoire des vic­times raciales du nazisme. En avril 2002, au cours d’un entre­tien avec un jour­na­liste du quo­ti­dien Frank­fur­ter Rund­schau, elle avait pré­ten­du que le groupe des Tsi­ganes uti­li­sés pour « Bas-pays » n’avait comp­té aucune perte. Or, selon les auteurs de la plainte, plus de la moi­tié de ces Tsi­ganes, tra­vailleurs for­cés, ont été dépor­tés à Ausch­witz, où ils sont morts.

L’Histoire devrait-elle enfin lais­ser Leni Rie­fens­tahl en paix ? La célé­bra­tion de son cen­te­naire appa­raît un peu trop, en tout cas, comme l’apogée d’une réha­bi­li­ta­tion. En 1966, en dépit des pro­tes­ta­tions des asso­cia­tions juives, une rétros­pec­tive de ses films fut orga­ni­sée au Musée d’art moderne de New York. En 1973, à Tel­lu­ride, dans le Colo­ra­do, elle fut l’invitée d’honneur du pre­mier fes­ti­val “fémi­niste” de ciné­ma. Rai­son avan­cée : hom­mage était ren­du au “génie” de l’ar­tiste, non à l’individu qui avait pu adop­ter cer­taines posi­tions poli­tiques. Ensuite, les rituels de recon­nais­sance au ; de la cinéaste sont allés bon train. Le suc­cès de son livre de pho­tos sur la tri­bu sou­da­naise des Nou­bas lui appor­ta une immense publi­ci­té. Exas­pé­rée par le “… flot d’articles et d’entretiens res­pec­tueux dans les jour­naux et à la télé­vi­sion”, l’essayiste amé­ri­caine Susan Son­tag dénon­ça la nature fas­ciste de son esthé­tique. 1

-573.jpg

Mick Jag­ger & Leni Rie­fens­tahl, 1974

Un pacte avec Hitler

La chaîne fran­co-alle­mande Arte ne pou­vait res­ter à l’écart – elle avait déjà dif­fu­sé en 1993, pour les 90 ans de Mme Rie­fens­tahl, une apo­lo­gie de Ray Mül­ler en trois heures. A son cata­logue de vente figurent, par ailleurs, six vidéo­cas­settes, soit près de douze heures d’images, visant à faire connaître l’oeuvre de l’une des “… per­son­na­li­tés les plus impor­tantes et les plus contro­ver­sées de l’histoire du ciné­ma”. Le 15 août, les télé­spec­ta­teurs fran­çais ont donc eu droit à une soi­rée The­ma concoc­tée par Alexan­der Bohr pour la chaîne alle­mande ZDF. Avec quelques moments mémorables…

Devant les éta­gères d’archives conser­vées par Leni Rie­fens­tahl, la jour­na­liste San­dra Mai­sch­ber­ger lui demande, en voyant un dos­sier sur les Tsi­ganes qui ont ser­vi de figu­rants dans « Bas-pays » : “Pour­quoi gar­dez-vous donc tous ces papiers ?” Réponse : “Parce qu’il y a eu aus­si des élé­ments néga­tifs dans ma vie…”. Aveu de culpa­bi­li­té ? Pas le moins du monde : la cinéaste évoque sim­ple­ment le tra­cas des pro­cès qu’elle a dû entre­prendre contre ceux qui, estime-t-elle, la dif­fa­maient. Les télé­spec­ta­teurs n’en sau­ront pas plus. En tout, vingt secondes. On en res­te­ra là pour les Tsiganes.

Les pro­pos sur le nazisme et sur les films qu’elle a tour­nés à par­tir de 1933 étaient presque aus­si expé­di­tifs. « Le triomphe de la volon­té » n’a rien de poli­tique, dit-elle. Comme en 1936 avec Olym­pia, son film en deux volets sur les Jeux olym­piques, elle ne s’est réso­lue à y tra­vailler qu’en ver­tu d’un pacte avec Hit­ler : liber­té lui serait don­née, par la suite, de se consa­crer à ses pro­jets per­son­nels. En résu­mé, il convient de voir en elle une vic­time du nazisme.

Le pire, c’est l’occultation com­plète, par cette soi­rée The­ma, du contexte his­to­rique dans lequel s’est effec­tuée sa car­rière. Contrai­re­ment à ses allé­ga­tions, tous ses films de l’époque nazie ont été finan­cés par les ins­ti­tu­tions offi­cielles, et tous, à l’exception de « Bas-pays », res­té inache­vé en 1945, ont reçu l’aval du minis­tère de la propagande.

-495.jpg

Leni Rie­fens­tahl

Estam­piller ces films comme chefs‑d’oeuvre artis­tiques est une insulte aux grands pion­niers du ciné­ma mon­dial. On mini­mise les moyens à la dis­po­si­tion de la réa­li­sa­trice, et les acquis anté­rieurs du ciné­ma alle­mand qu’elle a inté­grés à la machi­ne­rie de la pro­pa­gande nazie. Quel est son apport per­son­nel ? Un esthé­tisme fabri­qué d’un arse­nal rhé­to­rique de pro­cé­dés : subli­ma­tion des cri­tères clas­siques de beau­té, exal­ta­tion de la force et de l’énergie, vir­tuo­si­té des puis­sances de sug­ges­tion et de séduction…

Arte s’est bor­née à dif­fu­ser deux films qui n’avaient pas été réa­li­sés sous le IIIe Reich. Les limites du talent de Leni Rie­fens­tahl n’en appa­raissent que mieux. « La lumière bleue », qui n’a pas eu le suc­cès que lui prêtent ses hagio­graphes, est sur­tout du kitsch néo­ro­man­tique. Quant à « Impres­sions sous-marines », le tout der­nier-né, fon­dé sur la fas­ci­na­tion exer­cée par la pré­ten­due beau­té des pois­sons, c’est un mou­ve­ment conti­nu d’images qui devrait se révé­ler excellent pour endor­mir les enfants.

Non, la recon­nais­sance des valeurs cultu­relles n’est pas com­pa­tible avec l’amnésie. Leni Rie­fens­tahl a beau pro­cla­mer, afin de jus­ti­fier les prises de vue de ses came­ra­men dans les fonds marins, que son inten­tion est de pous­ser à la pro­tec­tion de la nature, elle a trop failli devant la pri­mor­diale pro­tec­tion des êtres humains pour que lui soit octroyée, même en son grand âge, l’auréole d’une “conscience humaniste”.

Digne d’admiration, elle ne l’est ni par sa vie ni par ses films. Elle l’est par sa vita­li­té, sa volon­té, sa résis­tance phy­sique, et par sa chance d’avoir main­te­nant pas­sé, tou­jours solide et sans que ses facul­tés intel­lec­tuelles soient mani­fes­te­ment amoin­dries, le cap des cent ans. Est-ce quelque chose qui mérite un concert média­tique à tous vents ?

Lionel Richard
Professeur émérite à l’université de Picardie, est l'auteur de l’essai «Le Nazisme et la Culture», éditions Complexe, Bruxelles, 2001.

-499.jpg

« La douce amie du Füh­rer », Leni Riefenstahl

 

  1. Fas­ci­nant Fas­cisme est le titre pro­vo­ca­teur d’un essai de Susan Son­tag, publié en 1975 (Sous le signe de Saturne, Seuil, 1985), dont le reten­tis­se­ment fut impor­tant dans la com­mu­nau­té de ceux qui s’intéressaient aux rap­ports entre l’éthique et l’esthétique, ou à la signi­fi­ca­tion poli­tique du mou­ve­ment de libé­ra­tion sexuelle. Son­tag essayait de mettre en évi­dence l’influence insi­dieuse et per­sis­tante de l’esthétique fas­ciste dans la vie sexuelle des socié­tés démo­cra­tiques, influence qui s’exprimait, d’après elle, dans l’attraction de plus en plus répan­due pour les rela­tions sado­ma­so­chistes et la quin­caille­rie éro­tique qui les accompagne.