Je veux tirer une sonnette d’alarme, par Patricio Guzman

Si j’exprime aujourd’hui ses pensées pessimistes – certes un peu simplistes – c’est parce que je veux tirer une sonnette d’alarme pour défendre la liberté de création du cinéma documentaire.

La Scam a ini­tié une enquête auprès des auteurs de docu­men­taires et de repor­tages pour faire un état des lieux de la pro­fes­sion. Les résultats
seront ren­dus publics en juin pro­chain au Sun­ny Side of the doc, à La
Rochelle. Dans l’attente de sa publi­ca­tion, cette tri­bune libre de Patricio
Guzmán illustre l’état d’esprit de nom­breux auteurs de documentaires.

Cette tri­bune fut publié dans Asté­risque 40, la lettre de la Scam*, mai 2011

La pro­duc­tion de mon der­nier film docu­men­taire, Nos­tal­gie de la Lumière (sor­ti en salle le 27 octobre 2010) a été une véri­table course d’obstacles. Le pro­jet a en effet eu du mal à trou­ver des par­te­naires : il a été reje­té par quinze chaînes de télé­vi­sions et à deux reprises par le CNC (Centre Natio­nal de la Cinématographie).

Notre infor­tune n’est mal­heu­reu­se­ment pas un cas unique, et les péri­pé­ties que nous avons ren­con­trées ne sont pas excep­tion­nelles. De nom­breuses pro­duc­tions se font aujourd’hui dans de sem­blables condi­tions précaires.
Ce qui m’attriste plus encore, c’est de me rendre compte – au fur et à mesure du temps qui passe – à quel point le manque de confiance de l’industrie du ciné­ma aug­mente à l’égard des auteurs, sur­tout lorsqu’ils pro­posent des œuvres inso­lites, aty­piques ou sin­gu­lières. Cette défiance se déve­loppe à l’encontre de notre expé­rience et de notre savoir-faire, car l’industrie ciné­ma­to­gra­phique reste indif­fé­rente dans son juge­ment, quant à la pro­fon­deur, à la force, ou à l’intensité de notre enga­ge­ment de réalisateur.
Il y a de quoi être déso­rien­té lorsque plu­sieurs chaînes de télé­vi­sion vous expliquent, au-delà de la qua­li­té de votre œuvre, que celle-ci ne cor­res­pond à aucune de leurs cases. « Votre film est mer­veilleux, disent-ils, mais il ne s’adresse pas au grand public. » Ou encore : « Hélas, il ne convient pas non plus pour notre filiale ciné­ma, car en dépit de ses qua­li­tés évi­dentes, il n’est pas cali­bré pour une sor­tie en salle ». Ceux-là se sont trom­pés, car à ce jour, le film a fait 60.000 entrées en France avec qua­rante-trois copies et conti­nue encore dans treize salles. Le direc­teur des acqui­si­tions d’une chaîne pri­vée de renom avait expri­mé son enthou­siasme et mon­tré un grand inté­rêt lorsque nous lui avions pré­sen­té le film encore au mon­tage. Mais après deux années d’attente et plu­sieurs ten­ta­tives de sa part, il vient d’essuyer un refus défi­ni­tif de ses direc­teurs de la pro­gram­ma­tion. Quelle est donc la logique de ces hommes ? Elle m’échappe et me met en dif­fi­cul­té finan­cière. Et sur­tout elle m’amène à faire ce constat amer : si mon film n’est ni pour le ciné­ma ni pour la télé­vi­sion, alors à qui s’adresse-t-il ?

Nous voi­là comme des artistes venant frap­per à la porte d’un musée des arts plas­tiques et à qui le direc­teur du musée expli­que­rait : « Vous avez peint une œuvre excep­tion­nelle, mais nous n’avons mal­heu­reu­se­ment aucun mur pour l’accrocher. Je vous recom­mande de ne pas l’exposer non plus sur la place de la ville parce que ce n’est pas une œuvre pour le grand public…».

Bien sûr, nous, cinéastes, pour­rions tous nous recon­ver­tir en pro­duc­teurs ou retour­ner à nos ciné-clubs de quar­tier. Mais alors, au train où vont les choses, nous fini­rions par ins­tal­ler un écran dans notre salon afin d’y invi­ter nos amis, nos voi­sins et une der­nière poi­gnée d’accros du ciné­ma d’auteur – ultime pro­cé­dé qui nous res­te­rait pour ren­con­trer notre public et conti­nuer de faire des œuvres inté­res­santes. Une indus­trie peut-elle se main­te­nir en vie, en excluant toute une par­tie de ses forces vives ? 

Cela me semble impro­bable. Pour­tant celle-ci nous incite fer­me­ment à abor­der des thèmes et des styles pré­dé­fi­nis, ce qui nous contraint à chan­ger de per­son­na­li­té : il ne pour­rait en être autre­ment, dès lors que nous serions obli­gés de regar­der le monde et la réa­li­té avec des yeux qui ne sont pas les nôtres. Nous sommes peut-être arri­vés à la croi­sée des che­mins : soit nous accep­tons cette forme de sou­mis­sion qui nous vide­ra à coup sûr de notre ins­pi­ra­tion, soit nous n’avons plus qu’à nous reti­rer dans une sorte d’exil…

Si j’exprime aujourd’hui ses pen­sées pes­si­mistes – certes un peu sim­plistes – c’est parce que je veux tirer une son­nette d’alarme pour défendre la liber­té de créa­tion du ciné­ma docu­men­taire. Ce type de ciné­ma est le seul que je sais faire, il est ma voca­tion et ma pas­sion depuis trente-neuf années exac­te­ment. Or mon uni­vers et ce qui le consti­tue sont en péril. Je ne suis pas le seul à être ain­si au bord de l’asphyxie : beau­coup de réa­li­sa­teurs, en France comme à l’étranger, connaissent les mêmes affres. Tous, nous sommes empor­tés dans les eaux d’un fleuve immense, un tor­rent tour­billon­nant de « chaque fois un peu plus de tout, s.v.p mer­ci ! » : plus de public, plus d’audience, plus de conces­sions, plus de rapi­di­té, plus de moder­ni­té – d’ailleurs, c’est quoi la moder­ni­té ? Est-ce plaire au plus grand nombre ? … Et tout ce qui n’est pas « plus », vaut « moins », à l’évidence. Il faut croire que Nos­tal­gie de la Lumière col­lec­tion­nait les « moins ». 

Le mon­tage finan­cier du film a essuyé de nom­breux refus, plus ou moins atten­dus. Comme je l’ai dit plus haut, il a échoué deux fois devant la com­mis­sion de l’avance sur recettes au CNC. Et en trois ans, il a été refu­sé par Arte, Canal Plus, France 2, France 3, Pla­nète, His­toire, Ushuaia (France), Ikon, NPS, VPRO (Pays-Bas), RTBF (Bel­gique), YLE (Fin­lande), ORF (Autriche), TSR (Suisse) et enfin ITVS (États-Unis). Au Chi­li – mon pays d’origine – il a été reje­té deux fois par le Fon­dart et une fois par la Cor­fo, qui sont les prin­ci­paux fonds de sou­tien de l’État chi­lien au ciné­ma et à la télé­vi­sion. En Argen­tine, il a été refu­sé par le dépar­te­ment du ciné­ma de l’Université San Martín.

Afin de sur­mon­ter cette situa­tion, Renate Sachse, mon épouse, a déci­dé de prendre en main la pro­duc­tion délé­guée du film par l’intermédiaire de notre socié­té Ata­ca­ma Pro­duc­tions s.a.r.l. Cepen­dant, cette impli­ca­tion ne garan­tis­sait en aucune manière l’aboutissement du pro­jet… Tout juste assu­rait-elle sa conti­nui­té. Ni elle ni moi n’avions une véri­table expé­rience de pro­duc­teur en France. 

Néan­moins nous avions le vécu de trois ou quatre de mes pré­cé­dents films, qui nous a ser­vi d’école (Le Cas Pino­chet, Sal­va­dor Allende, etc.). Mais plus que tout, nous étions entou­rés d’amis pro­duc­teurs et réa­li­sa­teurs, avec qui nous avons échan­gé sur le vif des infor­ma­tions durant ces trois années, et qui nous ont été de bons conseils. Et nous avons été sou­te­nus heu­reu­se­ment dès le début par notre dis­tri­bu­teur, Pyramide.

Au final, nous avons pu pro­duire le film grâce à deux prêts per­son­nels d’amis proches. Le tour­nage s’est fait grâce à la télé­vi­sion espa­gnole (TVE) qui nous a sou­te­nu aus­si depuis le début, aide consé­quente qui a ensuite été com­plé­tée par d’autres contri­bu­tions posi­tives : la WDR (Alle­magne), le sou­tien de la Région île de France, ain­si que deux aides à l’écriture : la bourse Brouillon d’un Rêve de la Scam et la Fon­da­tion Sundance.

La contri­bu­tion finale est néan­moins venue du Fonds Sud, une aide qui s’adresse à la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique d’Amérique latine, d’Afrique et du Proche et Moyen-Orient. Mer­ci au minis­tère de la Culture et de la Com­mu­ni­ca­tion et au minis­tère des Affaires étran­gères et euro­péennes pour leur sou­tien : le pro­jet a ain­si obte­nu plus de fonds et le sta­tut d’œuvre fran­çaise, dans une langue par­lée de la Com­mu­nau­té Européenne.

Vous l’aurez devi­né, le bud­get du film a été extra­or­di­nai­re­ment bas pour l’Europe (600.000€). Mais pour l’heure, il ne com­prend pas le salaire et les droits d’auteur et de réa­li­sa­teur, ni les salaires de la pro­duc­tion délé­guée et de la pro­duc­tion exé­cu­tive sur place au Chi­li. Et nous n’avons pas encore eu les moyens de rem­bour­ser nos emprunts personnels.

Telle est donc la petite odys­sée finan­cière de Nos­tal­gie de la Lumière.
Mais que de para­doxes ! Car le film qui a été applau­di par la cri­tique, a été pré­sen­té en Sélec­tion offi­cielle au Fes­ti­val de Cannes 2010, le plus grand fes­ti­val inter­na­tio­nal de ciné­ma. Il a été récom­pen­sé du prix du « Meilleur Docu­men­taire 2010 » par l’European Film Aca­de­my. Il a obte­nu plu­sieurs Prix du Public et d’autres récom­penses encore dans dif­fé­rents fes­ti­vals internationaux. 

Et outre la France, le film est sor­ti en Alle­magne (qua­torze copies), en Bel­gique, au Cana­da et pro­chai­ne­ment en Suisse, aux États-Unis, au Bré­sil, en Argen­tine, au Mexique et au Chi­li. D’autres para­doxes encore, me direz-vous, qui prouvent que le film a su trou­ver son public et qu’il pour­suit son odys­sée… Certes, et j’en suis bien heu­reux. Mais en atten­dant, je ne cesse de m’interroger sur les rai­sons qui font qu’il devient de plus en plus dif­fi­cile de faire son métier de cinéaste.