La « bonne drachme » ? Modeste contribution au débat sur la Grèce

Plutôt que de reprocher à Tsipras de ne pas avoir préparé un plan B, il faudrait lui reprocher de ne pas avoir institué un contrôle des capitaux, ce qu’il a refusé de faire afin de rassurer les institutions sur sa bonne volonté.

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La red­di­tion du gou­ver­ne­ment Tsi­pras face aux dik­tats de la troï­ka est une défaite dou­lou­reuse pour tous les par­ti­sans d’une alter­na­tive à l’austérité néo-libé­rale en Europe. On peut rap­pe­ler briè­ve­ment, et un peu dans le désordre, les rai­sons de cette défaite : sous-esti­ma­tion de la vio­lence des « ins­ti­tu­tions », ce mélange de fana­tisme éco­no­mique et de volon­té poli­tique de bri­ser une alter­na­tive ; absence de pré­pa­ra­tion des élé­ments maté­riels d’une rup­ture pas­sant notam­ment par une sus­pen­sion uni­la­té­rale des paie­ments de la dette ; non-construc­tion du rap­port de force idéo­lo­gique interne néces­saire pour cette rup­ture ; inca­pa­ci­té à assu­mer le non au réfé­ren­dum en fai­sant adop­ter, dans une logique d’union natio­nale, les mesures que le gou­ver­ne­ment avait deman­dé aux citoyens de reje­ter ; absence de relais poli­tique d’autres gou­ver­ne­ments et fai­blesse du sou­tien du mou­ve­ment social.

La conclu­sion sou­vent tirée de ce constat est qu’il n’existe déci­dé­ment pas de poli­tique alter­na­tive pos­sible à l’intérieur de la zone euro. Pour Sta­this Kou­ve­la­kis, « il est deve­nu clair que vou­loir rompre avec les poli­tiques néo­li­bé­rales, ultra-aus­té­ri­taires et « mémo­ran­daires », dans le cadre de la zone euro relève d’une illu­sion qui coûte très cher. L’idée du « bon euro » et de « faire bou­ger l’Europe », le refus obs­ti­né d’un plan B et l’enfermement dans un pro­ces­sus épui­sant de pseu­do-négo­cia­tions ont conduit au plus grand désastre de la gauche de trans­for­ma­tion sociale en Europe depuis l’effondrement de l’URSS »[Sta­this Kou­ve­la­kis, « [Il faut s’opposer à ceux qui mènent la Grèce et la gauche grecque à la capi­tu­la­tion », 24 juillet 2015.]]

Jacques Sapir abou­tit à la même conclu­sion : « en réa­li­té, aucun chan­ge­ment de l’UE de l’intérieur n’est pos­sible. La « Gauche Radi­cale » doit se fixer comme objec­tif pre­mier la rup­ture, au moins avec les ins­ti­tu­tions dont le conte­nu semi-colo­nial est le plus grand, c’est-à-dire l’Euro, et elle doit pen­ser ses alliances poli­tiques à par­tir de cet objec­tif. Pour elle, l’heure des choix est arri­vée ; il fau­dra rompre ou se condam­ner à périr »[Jacques Sapir, « [La Grèce, la gôche, la gauche », El Cor­reo, 25 juillet 2015.]]

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Il est pos­sible qu’il ne reste plus d’autre choix que le Grexit, en Grèce, aujourd’hui. Cela peut se dis­cu­ter. Mais cela n’implique pas qu’il faille en déduire une nou­velle orien­ta­tion stra­té­gique pour l’ensemble de l’Europe. Ce choix binaire – ou une forme de capi­tu­la­tion, ou le Grexit – est un rac­cour­ci qui éli­mine tous les élé­ments inter­mé­diaires de construc­tion du rap­port de forces.

Certes, le débat a sou­vent été por­té en ces termes, et depuis long­temps. Au feu de l’expérience grecque, de nom­breux inter­ve­nants se ral­lient aujourd’hui à la sor­tie de l’euro comme seule voie alter­na­tive. Mais cela revient, encore une fois, à mélan­ger deux débats : le pre­mier porte sur la Grèce, aujourd’hui ; le second est plus géné­ral et porte sur la stra­té­gie de rup­ture en Europe.

Je par­ti­rai ici d’un com­men­taire à mon article, L’économie poli­tique du crime[Michel Hus­son, « [Grèce : l’économie poli­tique du crime », A l’encontre, 29 Juin 2015. NB. comme j’ai été impli­qué direc­te­ment dans le débat grec en tant que membre de la Com­mis­sion pour la véri­té sur la dette grecque, je m’exprime ici à la pre­mière per­sonne.]] : « Inté­res­sant, mais alors pour­quoi vous êtes-vous tou­jours pro­non­cé contre la sor­tie de l’euro ? Vous sem­blez avoir mis du temps à com­prendre que l’euro et les plans d’ajustement impo­sés à la Grèce vont de pair. Votre point de vue manque de cohé­rence ». Il se trouve que je n’ai jamais été « contre la sor­tie de l’euro », comme en témoigne, entre autres contri­bu­tions, cet extrait d’un article publié en 2011 : « La sor­tie de l’euro n’est plus, dans ce sché­ma, un préa­lable. C’est au contraire une arme à uti­li­ser en der­nier recours. La rup­ture devrait plu­tôt se faire sur deux points qui per­met­traient de déga­ger de véri­tables marges de manœuvre : natio­na­li­sa­tion des banques et dénon­cia­tion de la dette »[Michel Hus­son, « [Euro : en sor­tir ou pas ? », A l’encontre, 18 juillet 2011.]].

La ques­tion clé pour la Grèce, cha­cun en convien­dra, c’est le carac­tère non sou­te­nable de la dette. Les mesures prio­ri­taires à prendre sont alors un mora­toire uni­la­té­ral, puis une annu­la­tion, totale ou par­tielle, de la dette. Mais en quoi ces mesures néces­sitent-elles une sor­tie de l’euro ? Je n’ai jamais réus­si à com­prendre com­ment on pou­vait éta­blir un lien logique entre ces deux types de mesures.

Sup­po­sons que la Grèce sorte de l’euro. Pre­mier cas : elle conti­nue à payer la dette. C’est absurde, dira-t-on, mais beau­coup d’avocats de la sor­tie de l’euro, bizar­re­ment, n’excluent pas expli­ci­te­ment ce cas de figure. Si la dette devait être rem­bour­sée en euros, son poids réel (en drachmes) s’alourdirait en rai­son de la déva­lua­tion. Si elle était rem­bour­sée en drachmes, cela équi­vau­drait à une annu­la­tion par­tielle, de 20 % si par exemple la drachme était déva­luée de 20 %, mais ce cas de figure est exclu juri­di­que­ment : la lex mone­tae ne s’applique pas.

Gre_ce-Euro-Rene_-Le-Honzec.jpg De toute manière, les créan­ciers n’accepteraient pas une telle décote sans réagir et sans prendre des mesures de rétor­sion pas­sant par une spé­cu­la­tion contre la nou­velle mon­naie. Cette même remarque s’applique au second cas où la sor­tie de l’euro s’accompagnerait –logi­que­ment – d’une annu­la­tion, totale ou par­tielle, de la dette. Comme le note John Milios[John Milios, « [Ils pen­saient pou­voir gou­ver­ner de la même façon qu’avant la crise », A l’encontre, 22 juillet 2015.]] , il est facile d’imaginer « une situa­tion où la Grèce, une fois sor­tie de l’euro, ne pour­rait trou­ver les réserves néces­saires pour sou­te­nir le taux de change de sa nou­velle mon­naie et devrait emprun­ter dans la zone euro ou ailleurs. Mais tout prêt dans la phase actuelle du capi­ta­lisme conduit à un pro­gramme d’austérité. Alors, qui va finan­cer le pays afin de sou­te­nir le taux de change de la nou­velle mon­naie ?»

Les créan­ciers seraient donc tou­jours là, et le pas­sage à la drachme leur don­ne­rait une arme de poids. Cette arme ne per­drait son effi­ca­ci­té que si le com­merce exté­rieur de la Grèce était équi­li­bré. C’est le second argu­ment en faveur de la sor­tie de l’euro : grâce à la déva­lua­tion, les expor­ta­tions grecques seraient dopées et les échanges exté­rieurs seraient dura­ble­ment équilibrés.

Mais ce scé­na­rio oublie au moins deux choses. La pre­mière est la dépen­dance de l’économie grecque[Michel Hus­son, « [Grèce : une éco­no­mie dépen­dante et ren­tière », A l’encontre, 12 Mars 2015 ; George Eco­no­ma­kis, Maria Mar­ka­ki, Alexios Anas­ta­sia­dis, « Struc­tu­ral Ana­ly­sis of the Greek Eco­no­my », Review of Radi­cal Poli­ti­cal Eco­no­mics, Vol. 47(3), 2015.]] : toute reprise de l’activité se tra­dui­rait par une aug­men­ta­tion des impor­ta­tions notam­ment de pro­duits ali­men­taires, de médi­ca­ments et de pétrole (dont les prix seraient alour­dis par la déva­lua­tion). On peut et il faut évi­dem­ment ima­gi­ner des poli­tiques indus­trielles et agri­coles qui réduisent cette dépen­dance, mais leurs effets ne seraient pas immédiats.

L’autre oubli concerne le com­por­te­ment des capi­ta­listes dont la prio­ri­té est de réta­blir leurs pro­fits. L’expérience récente montre que la baisse des salaires en Grèce ne s’est pas tra­duite en baisse des prix mais en aug­men­ta­tion des marges de pro­fits à l’exportation, à tel point que la Com­mis­sion euro­péenne s’est inter­ro­gée sur les expor­ta­tions grecques « man­quantes »[Uwe Böwer, Vasi­li­ki Michou, Chris­toph Unge­rer « [The Puzzle of the Mis­sing Greek Exports », Euro­pean Eco­no­my, 2014]]. Ce point est impor­tant : en fai­sant de la devise l’alpha et l’oméga de la ques­tion grecque, on fait tota­le­ment l’impasse sur les rap­ports de classe internes à la socié­té grecque. Or, la sor­tie de l’euro, en tant que telle, ne remet pas en cause la struc­ture oligarchique.

L’autre avan­tage d’une sor­tie de l’euro serait de rendre à nou­veau pos­sible le finan­ce­ment du défi­cit public par la banque cen­trale, donc indé­pen­dam­ment des mar­chés finan­ciers. Mais, là aus­si, la sor­tie de l’euro n’est pas la condi­tion préa­lable à la recherche d’autres modes de finan­ce­ment. La natio­na­li­sa­tion des banques, avec un quo­ta impo­sé de titres publics, serait un autre canal de finan­ce­ment pos­sible, ou encore la réqui­si­tion de la banque cen­trale. Ce serait une autre forme de rup­ture qui n’aurait rien à voir avec l’appel à un « bon euro ».

Les par­ti­sans de la sor­tie de l’euro ont réus­si à enfer­mer le débat dans ce choix binaire : le « bon euro » idyl­lique ou la sor­tie de l’euro, pas­ser sous la table ou la ren­ver­ser, ne pas faire de l’euro un tabou (mais un totem?), etc. Que le bilan de l’expérience grecque conduise à enfer­mer le débat stra­té­gique dans ce choix binaire, c’est com­pré­hen­sible mais c’est une facilité.

Il n’y a pas d’issue tran­quille à la situa­tion dra­ma­tique dans laquelle la Grèce est aujourd’hui enfer­mée. Une sor­tie de l’euro, aujourd’hui, pour la Grèce, serait peut-être moins coû­teuse que l’application du troi­sième mémo­ran­dum à venir, encore plus mons­trueux que les pré­cé­dents. Mais ce n’est pas une voie royale, et il faut le dire, hon­nê­te­ment. Ensuite, le risque est d’en faire la solu­tion à tous les pro­blèmes de l’économie grecque, qu’il s’agisse des struc­tures pro­duc­tives ou du pou­voir de l’oligarchie.

grece_euro.jpg La sor­tie de l’euro est presque tou­jours pré­sen­tée comme une sorte de baguette magique per­met­tant d’échapper à la domi­na­tion du capi­ta­lisme finan­cier, ain­si qu’aux contra­dic­tions internes entre capi­tal et tra­vail. Comme si la sor­tie de l’euro équi­va­lait à la sor­tie des poli­tiques néo-libé­rales. Les grandes firmes et les riches Grecs vont-ils par miracle ces­ser leur éva­sion fis­cale à grande échelle ? Les arma­teurs grecs vont-ils par miracle accep­ter de finan­cer les retraites ?

Cette fixa­tion sur la ques­tion de la mon­naie est donc dan­ge­reuse dans la mesure où elle fait pas­ser au second rang toute une série d’enjeux qui ont à voir avec des rap­ports de classes qui ne s’arrêtent pas aux fron­tières. La Grèce n’est pas une « nation pro­lé­taire » sou­mise au joug de l’euro, c’est une for­ma­tion sociale struc­tu­rée par des rap­ports de classe. Le total cumu­lé des fuites de capi­taux depuis 10 ans est du même ordre de gran­deur que le total de la dette grecque, cela n’a rien à voir avec l’euro et le retour à la drachme n’y chan­ge­rait rien. Il per­met­trait même aux éva­dés fis­caux de rapa­trier une par­tie de leurs capi­taux en réa­li­sant une plus-value pro­por­tion­nelle au taux de dévaluation.

Nous sommes bien sûr en faveur d’une réforme fis­cale et bien d’autres choses encore, rétor­que­ront les par­ti­sans de la sor­tie de l’euro. Mais ces élé­ments de pro­gramme sont en pra­tique reje­tés au second rang, et il est en outre impos­sible de démon­trer que la sor­tie de l’euro ren­drait plus facile à les mettre en œuvre. Plu­tôt que de repro­cher à Tsi­pras de ne pas avoir pré­pa­ré un plan B, assi­mi­lé à la sor­tie de l’euro, il fau­drait lui repro­cher de ne pas avoir ins­ti­tué, dès le pre­mier jour, un contrôle des capi­taux, ce qu’il a refu­sé de faire afin de ras­su­rer les ins­ti­tu­tions sur sa bonne volonté.

L’argumentation en faveur de la sor­tie de l’euro repose fina­le­ment sur un pos­tu­lat fon­da­men­tal ain­si for­mu­lé par Jacques Sapir dans un récent billet : « les ques­tions du chan­ge­ment de mon­naie et du défaut sont étroi­te­ment liées »[Jacques Sapir, « [Les condi­tions d’un « Grexit » », 11 juillet 2015.]]. Il y dresse la liste des pro­blèmes à trai­ter en cas de « Grexit » : 1° la ques­tion des réserves de la Banque Cen­trale ; 2° la ques­tion des liqui­di­tés ; 3° la ques­tion de la dette ; 4° la ques­tion des banques com­mer­ciales. Et il sou­ligne qu’il est « très impor­tant que le gou­ver­ne­ment grec annonce le défaut sur sa dette en même temps qu’il consta­te­ra que l’Euro ne peut plus avoir cours légal sur son territoire. »

C’est cette simul­ta­néi­té entre défaut sur la dette et aban­don de l’euro qui est dis­cu­table. La logique vou­drait de rai­son­ner selon une séquence dif­fé­rente : d’abord le défaut sur la dette, parce que c’est la condi­tion néces­saire pour une réorien­ta­tion de l’économie grecque. Ensuite, les mesures d’accompagnement qui en dérivent, à savoir la natio­na­li­sa­tion des banques, la réqui­si­tion de la banque cen­trale, le contrôle des capi­taux, la créa­tion éven­tuelle d’une mon­naie paral­lèle. C’est un pro­gramme qui a sa cohé­rence, qui implique des rup­tures fon­da­men­tales avec les règles du jeu euro­péennes, mais qui ne néces­site pas a prio­ri la sor­tie de l’euro.

La sor­tie de l’euro n’est pas en soi un pro­gramme, ce n’est qu’un outil à uti­li­ser le cas échéant, et il faut faire la démons­tra­tion de sa néces­si­té, au-delà de l’incantation. Cette féti­chi­sa­tion de la mon­naie dés­équi­libre la construc­tion d’un tel pro­gramme, déve­loppe des illu­sions sur la « bonne drachme » qui valent bien celles, ima­gi­naires, sur le « bon euro » et rabat les enjeux sociaux sur une logique nationale-monétaire.

John Milios, l’ancien « éco­no­miste en chef » de Syri­za, l’explique très bien : « Il n’y a aucune rai­son pour que le mou­ve­ment social qui s’oppose au néo­li­bé­ra­lisme et au capi­ta­lisme s’arrête parce que la Grèce a l’euro comme mon­naie. Si tel était le cas, une nou­velle mon­naie pour­rait être néces­saire pour sou­te­nir cette nou­velle voie. Mais nous devons par­tir de ce mou­ve­ment, non l’inverse. C’est la rai­son pour laquelle je consi­dère que la ques­tion de la sor­tie de l’euro est secon­daire. D’un point de vue non pas théo­rique mais poli­tique (com­ment modi­fier les rap­ports de forces poli­tiques et sociaux), je consi­dère l’euro comme un faux pro­blème. Je ne par­ti­cipe pas aux débats sur la mon­naie parce qu’ils mettent de côté la ques­tion prin­ci­pale qui est com­ment ren­ver­ser la stra­té­gie à long terme des capi­ta­listes grecs et euro­péens en faveur de l’austérité.»[[John Milios, déjà cité.]] (26 juillet 2015)

Source de l’ar­ticle : A l’encontre


Notes