Le paradoxe du caillou

par Alain Bergala

Mots-clés

La sin­gu­la­ri­té est tou­jours une entrave à l’exécution par­faite du pro­gramme, une anomalie.

La route du “Week-End” (le film de Jean-Luc Godard) est jalon­née d’é­tranges ren­contres, lou­foques et sur­pre­nantes. Après Saint-Just, Cor­rine et Roland croisent Emi­ly Brontë, absor­bée dans la contem­pla­tion d’une pierre.

« Pauvre caillou… L’ar­chi­tec­ture, la sculp­ture, la mosaïque, la joaille­rie n’en ont rien fait. Il est du début de la pla­nète, par­fois venu d’une autre étoile. Il porte alors sur lui la tor­sion de l’es­pace comme stig­mate de sa ter­rible chute. Il est d’a­vant l’homme. Et l’homme quand il est venu ne l’a pas mar­qué de l’emprunte de son art ou de son indus­trie. Il ne l’a pas manu­fac­tu­ré le des­ti­nant à un usage vul­gaire, luxueux ou his­to­rique. Le caillou ne per­pé­tue donc que sa propre mémoire. »

Ces mots ne doivent pas trom­per. Il va de soi que les miné­raux n’ont ni indé­pen­dance, ni sen­si­bi­li­té. Et c’est jus­te­ment pour­quoi il faut beau­coup pour les émou­voir : tem­pé­ra­ture de cha­lu­meau, par exemple, ou d’arc élec­trique, trem­ble­ment de terre, des spasmes de vol­can, sans oublier le temps vertigineux…

Le paradoxe du caillou

Cet article a été écrit par Alain Ber­ga­la et publié en Février, 1984. Réa­li­sa­teur de courts et longs métrages, cri­tique, pro­fes­seur, il est membre de la rédac­tion des Cahiers du ciné­ma et a publié plu­sieurs livres sur le ciné­ma et la photographie

-810.jpg

Pre­nez un caillou au hasard, comme celui que Godard fil­mait dans WEEK-END, si je me sou­viens bien : c’est à la fois la chose la plus insi­gni­fiante et la plus sin­gu­lière au monde. Dans son insi­gni­fiance même — je parle là d’un caillou qui n’est ni l’arme du crime ni un signe sur le che­min du petit Pou­cet, bref d’un caillou qui ne sert à rien dans l’histoire — ce caillou n’est sem­blable à aucun autre. Il est unique au monde et il ne vaut rien. Mérite-t-il d’être filmé ?

Le para­doxe du caillou hante plus d’un film moderne. Vers la fin de L’AN­GOISSE DU GARDIEN DE BUT AU MOMENT DU PÉNALTY, Joseph Bloch ren­contre un huis­sier qui est en train de dres­ser un pro­cès-ver­bal de sai­sie. Il en pro­fite pour sor­tir de sa poche un caillou qu’il a ramas­sé Dieu sait où et demande à l’huissier s’il vaut quelque chose. L’autre prend sa ques­tion très au sérieux et se met à lui expli­quer com­ment il recon­naît les objets :

“Quand je vois un objet, par exemple une machine à laver que je dois sai­sir et que je ne connais pas encore, j’en demande le prix. Quand je revois l’objet, je ne le recon­nais pas à son aspect exté­rieur, les touches des dif­férents pro­grammes, par exemple, mais tou­jours à la somme que l’objet coû­tait quand je l’ai vu pour la pre­mière fois. Je me sou­viens bien du prix. Ain­si je recon­nais chaque objet.”

Mesu­ré à cette aune, le caillou de Bloch, tout sin­gu­lier qu’il soit, ne vaut évi­dem­ment rien du tout, et même pas la pel­li­cule qu’il a fal­lu pour le fil­mer. Il y a de plus en plus de cinéastes qui rai­sonnent comme l’huissier et ne recon­naissent les choses fil­mables (les fic­tions, les acteurs, les décors) qu’au prix qu’elles ont anté­rieu­re­ment au fil­mage. (On aurait dit, dans une époque pas si loin­taine, à la valeur d’échange, encore que la sin­gu­la­ri­té véri­table des choses échappe aus­si à leur valeur d’usage). Ces cinéastes-là refu­se­ront tou­jours au caillou, ça va de soi, le droit au filmage.

Wen­ders, dix ans et huit films après L’ANGOISSE… conti­nue à défendre ce droit. Dans un entre­tien, il va même jusqu’à dire que c’est “le plus impor­tant au ciné­ma : des choses qui ont le droit de se faire remar­quer.” Et à ce moment-là il sait de quoi il parle puisqu’il vient de pas­ser trois ans de sa vie à faire son HAMMETT dans l’autre sys­tème, celui où c’est le prix anté­rieur des choses et des acteurs — et lui seul — qui leur donne le droit au filmage.

Le para­doxe du caillou, mine de rien, divise le ciné­ma en deux. D’un côté les films où le cinéaste laisse à cer­taines choses le droit de sor­tir du chaos, du bruit, et de se faire remar­quer pour elles-mêmes. De l’autre les films où le tra­vail se fait si loin de la confu­sion des choses, dans une atmo­sphère déjà raré­fiée et sté­ri­li­sée, que l’on peut être sûr qu’aucune sin­gu­la­ri­té ne pour­ra y adve­nir en cours de route : tout est déjà si soi­gneu­se­ment sélec­tion­né et apprê­té avant fil­mage que l’on retrou­ve­ra à la sor­tie du film les ingré­dients qu’on y a mis, et jamais (quelle hor­reur!) le moindre caillou dans les lentilles.

La sin­gu­la­ri­té d’un visage (mais ceci vaut évi­dem­ment pour les films) n’a rien à voir avec la per­fec­tion, ce n’est même pas sa beau­té (qui est de l’ordre de l’harmonie, du code) mais le plus sou­vent une petite ano­ma­lie, une sub­tile dis­sy­mé­trie, une légère dis­pro­por­tion, ou encore un détail qui se fait dis­crè­te­ment remar­quer parce qu’il a l’air de déso­béir à l’ordre qui a pro­gram­mé ce visage. La sin­gu­la­ri­té est tou­jours une entrave à l’exécution par­faite du pro­gramme, une anomalie.

La per­fec­tion — dont Renoir disait qu’elle engendre inévi­ta­ble­ment l’ennui — ne sau­rait tolé­rer la véri­table sin­gu­la­ri­té, qui est tou­jours un embryon de mons­truo­si­té. Sa limite, c’est la fadeur du visage du man­ne­quin dont on peut admi­rer un ins­tant la par­faite exé­cu­tion, mais que l’on oublie aus­si­tôt tour­née la page du magazine.

Si la sin­gu­la­ri­té est qua­si­ment par essence une offense à l’harmonie, au pro­gramme, au consen­sus esthé­tique, c’est pour­tant d’elle dont on se sou­vient et c’est d’elle dont on peut tom­ber amou­reux dans un visage ou une démarche. Mais, du même coup, c’est de ce trait sin­gu­lier que peut venir l’aversion, c’est à cause de lui que l’on peut aus­si se mettre à détes­ter un visage. La sin­gu­la­ri­té n’a jamais fait bon ménage avec la recherche du consen­sus, il est dans sa nature de s’exposer à une appré­ciation ou à un désir lui-même hasar­deux et sin­gu­lier, dans tous les cas impos­sible à pré­ve­nir ou à programmer.

Les publi­ci­taires l’ont bien com­pris qui se contentent de mimer avec d’infinies pré­cau­tions mais d’éliminer à tout prix la véri­table sin­gu­la­ri­té. Le mes­sage publici­taire (j’en parle ici comme d’un modèle par­fait d’exécution de pro­gramme vers lequel lorgne tout un pan du ciné­ma d’aujourd’hui) ne célèbre jamais la sin­gu­la­ri­té du corps ou de l’objet dont il met en scène la fausse épi­pha­nie, car cette sin­gu­la­ri­té ren­ver­rait chaque spec­ta­teur à sa propre uni­ci­té, à l’angoisse de son propre désir, mais elle met en scène au contraire le fait qu’il est immé­dia­te­ment recon­nu comme dési­rable par les autres, à la limite par tous, nous déli­vrant ain­si des erre­ments et de la soli­tude du choix d’objet.

La véri­table sin­gu­la­ri­té n’a jamais eu, contrai­re­ment aux stan­dards pro­gram­més, la ver­tu de ras­sem­bler, de faire com­mu­nier le plus grand nombre. Ce n’est pas une valeur eupho­ri­sante, ce n’est même pas une valeur du tout. Elle est tou­jours affaire d’affect et de juge­ment eux-mêmes sin­gu­liers. Et c’est peut-être ce qui fait peur au spec­ta­teur d’aujourd’hui qui ne va plus au ciné­ma pour s’y ris­quer à une expé­rience un tant soit peu per­son­nelle (pour ne pas dire exis­ten­tielle) mais pour se cou­ler, au mieux, dans une émo­tion ou un plai­sir stan­dards dont il sait qu’ils ne l’affecteront pas en pro­fondeur. Car ce n’est peut-être pas tel­le­ment d’incuriosité qu’il s’agit mais d’un véri­table refus : si le public d’aujourd’hui se refuse aux films de la sin­gu­la­ri­té, c’est peut-être qu’il sait beau­coup plus qu’il ne croit quelle expé­rience de spec­ta­teur l’attend avec ces films-là et que de cette expé­rience-là il ne veut plus.

Car ce public sait confu­sé­ment que chaque chose ou chaque corps réel­le­ment sin­gulier qui appa­raît sur un écran nous ren­voie à son uni­ci­té, c’est-à-dire à notre soli­tude et à notre dif­fé­rence irré­duc­tible en face de lui, autant dire à l’impossible achève­ment du pro­gramme et à la mort. Gom­bro­wicz parle quelque part dans son Jour­nal de “cette angoisse face aux choses en soi” qui nous plongent dans le déses­poir de la soli­tude — on se retrouve seul face à la chose et la chose est écra­sante.” Le véri­table état des choses est dans leur sin­gu­la­ri­té irré­duc­tible et le ciné­ma est sans doute l’art le mieux pla­cé pour la cap­ter, mais devant elle le spec­ta­teur est for­cé­ment ame­né à faire l’expérience d’un état d’abandon et de soli­tude dont, de plus en plus, il ne veut rien savoir lorsqu’il va au ciné­ma, et qui est le véri­table sujet du film de Wim Wen­ders qui a jus­te­ment pour titre L’ÉTAT DES CHOSES.

-811.jpg

Consi­dé­rons que dans la créa­tion de tout film il y a une part de pro­gramme (l’idée du film, son pro­jet, son scé­na­rio, etc…) et une part de réa­li­sa­tion (le moment où le film se fait réel­le­ment, s’inscrit dans de la matière que le cinéaste tra­vaille, au tour­nage, au mon­tage, au mixage).

Il y aura tou­jours un fos­sé entre ceux qui ne seront jamais que des exé­cu­tants (ta­lentueux ou pas, là n’est pas le pro­blème) d’un pro­gramme, fût-il le leur, et ceux qui dans n’importe quel sys­tème de pro­duc­tion et avec n’importe quels moyens techno­logiques (là encore ce n’est pas le pro­blème) réus­sissent à impri­mer à leur film cette sin­gu­la­ri­té par où ce film leur res­semble, et ne res­semble qu’à eux, serait-ce par sa boiterie.

Car la sin­gu­la­ri­té d’un film, qui est aujourd’hui le nœud de la ques­tion de l’au­teur au ciné­ma, c’est sou­vent une cer­taine boi­te­rie, à quoi l’on recon­naît le pas inimi­table d’un cinéaste (dont lui-même n’est pas for­cé­ment tout à fait conscient, inca­pable qu’il est de mar­cher autre­ment) et dont je dirais qu’elle est par essence ce qui ne sau­rait véri­ta­ble­ment se programmer.

On pour­rait défi­nir cette boi­te­rie comme ce qui peut venir inflé­chir, dévoyer, ou car­ré­ment faire obs­tacle (comme acci­dent ou comme échec) à la réa­li­sa­tion en tant que bonne exé­cu­tion du pro­gramme. C’est ce qui fait toute la dif­fé­rence entre la singu­larité et l’originalité. Un caillou ne sau­rait être ori­gi­nal. L’originalité est affaire de codes et de modes, c’est une valeur qui se démo­né­tise très vite mais c’est une valeur. La sin­gu­la­ri­té n’est pas une valeur : le caillou est unique au monde et il ne vaut rien. La véri­table sin­gu­la­ri­té c’est ce reste irré­duc­tible qui refuse de pas­ser au tra­vers du tamis des codes et des modes, qui résiste au pro­gramme, un poids mort dans l’avancée du récit. Dans la mesure où elle est tou­jours affaire de détails et de ren­contres hasar­deuses, la sin­gu­la­ri­té ne sau­rait être inté­grée à un pro­gramme, sauf à être mimée, puisqu’elle en est par défi­ni­tion l’accident et l’échec.

L’originalité se démoné­tise très vite : ce qui était ori­gi­nal hier peut deve­nir banal ou vieillot aujourd’hui. Ce qui est réel­le­ment sin­gu­lier reste sin­gu­lier (LA NUIT DU CHASSEUR, GERTRUD, LA RÈGLE DU JEU le sont autant aujourd’hui qu’au jour de leur sor­tie) car la sin­gu­la­ri­té n’est pas recy­clable. On ne peut rien faire de la boi­te­rie d’un autre, sinon s’exposer au ridi­cule et à l’indécence de l’imiter. Aus­si bien les œuvres les plus sin­gu­lières du ciné­ma (aujourd’hui celle d’un Godard ou d’un Bres­son) sont celles dont il n’y a pas grand-chose à héri­ter, sinon du res­pect qu’un cinéaste se doit à lui-même en tant qu’artiste (et qui est loin d’être aujourd’hui la chose du monde la plus par­ta­gée), jusques et y com­pris dans sa boi­te­rie, sa part de bêtise, ses culs-de-sac et ses erreurs.

Le cinéma est ontologiquement un art de la singularité

Et sans doute croyait-elle bien faire la fée qui s’est pen­chée sur le ber­ceau du ciné­ma, à sa nais­sance, en pro­non­çant l’oracle qui devait le dis­tin­guer des autres arts du temps : “Tu auras à faire avec la sin­gu­la­ri­té des choses et c’est d’elle tou­jours que tu devras repar­tir!” La musique et la lit­té­ra­ture tra­vaillaient sur un maté­riau déjà chif­fré, déjà déga­gé de la rumeur caco­pho­nique et du grouille­ment du monde. Le ci­néaste seul aurait à construire ses mes­sages et ses jeux de signes à par­tir de cette singu­larité irré­duc­tible des corps, des choses concrètes. Il serait contraint de les dis­cer­ner une à une dans le chaos du monde, où aucun corps n’est jamais iden­tique à un autre, où chaque caillou est unique, avec ses ins­tru­ments de recon­nais­sance à lui : la camé­ra et le magné­to­phone. Un Bres­son ou un Godard ne l’ont jamais oublié, mais on pour­rait aus­si bien citer Pia­lat ou Wenders.

Pour­tant, dans le com­bat entre le ciné­ma comme mise en forme et le chaos du monde, on pour­rait dire, pour para­phra­ser Kaf­ka, qu’il est de moins en moins de ci­néastes qui secondent le monde. Para­doxa­le­ment, ce sont pour­tant ceux qui ont au­jourd’hui le plus de chances de sau­ver le ciné­ma de son deve­nir “exé­cu­tion-de-pro­grammes-stan­dards” et de se sau­ver en tant qu’auteurs.

Si ce n’est pas le cinéaste qui seconde le monde, il n’y aura per­sonne d’autre pour le faire dans un pro­ces­sus — la fabri­ca­tion du film — où rien ne fait plus peur que ce qui pour­rait échap­per au pro­gramme ou lui faire obs­tacle : le bruit, l’accident, le caillou qui insiste pour se faire remar­quer. Toutes les forces qui entrent en jeu dans les dif­fé­rentes étapes de la genèse d’un film tendent à en éjec­ter le caillou et à réduire tou­jours plus la part de sin­gu­la­ri­té et d’accidentel qui pour­rait res­ter dans le film. Chaque pro­fes­sion­nel qui inter­vient dans cette fabri­ca­tion a sa répu­ta­tion à défendre et il n’est pas ques­tion pour lui de lais­ser le moindre grain de sable ou le moindre bruit ter­nir sa valeur mar­chande. Toutes les normes tech­niques, plus ou moins impli­cites, vont tou­jours dans le même sens de l’exécution la plus lisse pos­sible d’un pro­gramme idéale­ment homo­gène où la sin­gu­la­ri­té, comme aspé­ri­té, n’a pas sa place. Et cette lutte ne date pas d’aujourd’hui : Ros­sel­li­ni n’a jamais ces­sé, pen­dant toute sa car­rière, de vili­pender cette “mania­que­rie” des pro­fes­sion­nels du ciné­ma qui ne laisse aucune chance à l’accident, “aux petites choses qu’on a sous la main.” Alors que pour lui il s’agissait au contraire “d’en pro­fi­ter, d’être un bon voleur, de pro­fi­ter de tout acci­dent. Chaque faute de dic­tion, disait-il, devient utile.”

Le mon­tage, tout par­ti­cu­liè­re­ment, tra­vaille mas­si­ve­ment —je dirais presque par nature — à réduire ce qu’il reste mal­gré tout de sin­gu­la­ri­té, d’accidents, de choses qui ont réus­si à se faire remar­quer dans les plans tels qu’on peut les voir à la pro­jec­tion des rushes, dans l’état brut où ils sortent de la camé­ra, où ils sont encore un peu caillou. Le mon­tage a tou­jours ten­dance à tailler le caillou, à le polir, pour qu’il puisse prendre sage­ment sa place à côté des autres, deve­nu enfin sem­blable aux autres dans une série que le mixage et l’étalonnage s’efforceront de rendre tou­jours plus homogène.

Le tour­nage est donc le seul moment, dans ce pro­ces­sus de fabri­ca­tion, où quelque chose de sin­gu­lier ait l’occasion de pou­voir s’inscrire dans le film avec quelque chance d’y res­ter en bout de chaîne. S’il faut donc insis­ter sur le fil­mage, c’est qu’il n’est pas d’autre étape de son tra­vail où le cinéaste soit en état de pou­voir secon­der le monde au lieu d’être l’exécutant de son propre pro­gramme de film.

-812.jpg

Reste qu’il y a beau­coup de tour­nages où l’on est sûr, au pre­mier coup d’œil, que le caillou n’a aucune chance. Ça se juge au pre­mier coup d’œil. Dans un entre­tien à la radio, Jean-Fran­çois Sté­ve­nin par­lait, à pro­pos de PASSION, de ces “tour­nages de démé­na­geurs”, dont Godard a hor­reur, où la pré­pa­ra­tion de chaque plan res­semble plus à un démé­na­ge­ment rava­geur qu’à la mise en place des condi­tions d’une capta­tion véri­table. Et les démé­na­geurs ont hor­reur des cailloux qui ne sont pas ins­crits dans le devis. Sté­ve­nin par­lait de cette fameuse troi­sième prise, dans les tour­nages en exté­rieurs réels, qu’il a bap­ti­sée la prise d’après la fin du monde : à force de s’agiter, de crier et de démé­na­ger, la rue la plus pas­sante devient aus­si vide et arti­fi­cielle, à la troi­sième prise, qu’un décor de stu­dio. Si Roh­mer limite son équipe de tour­nage à 5 per­sonnes, je sup­pose que c’est qu’il par­tage avec Godard, Rivette et quelques autres la même hor­reur du ciné­ma des déménageurs.

L’avènement d’un peu de sin­gu­la­ri­té dans un film est presque tou­jours le fait d’un renon­ce­ment volon­taire à une part de maî­trise : elle est réser­vée à ceux qui pos­sèdent sur leur film la véri­table maî­trise, celle qui leur donne aus­si le droit de ne pas tout devoir maî­tri­ser. C’est-à-dire le plus sou­vent aux plus pauvres ou aux plus résis­tants : au plus est lourde la res­pon­sa­bi­li­té éco­no­mique qui pèse sur la fabri­ca­tion d’un film, au plus est grande la pres­sion sur le cinéaste pour qu’il se trans­forme en simple exécu­tant de son pro­gramme et qu’il renonce à cette perte consen­tie de maî­trise qui laisse par­fois sa chance au caillou.

Les véri­tables auteurs d’aujourd’hui sont rare­ment les cinéastes qui gèrent ja­lousement leur maî­trise, qui essaient de per­pé­tuer les signes de leur auto­ri­té d’un film à l’autre, ou d’exécuter fri­leu­se­ment leurs propres pro­grammes. Ce serait plu­tôt ceux qui pré­fèrent remettre enjeu leur titre d’auteur à chaque nou­veau film en ris­quant leur maî­trise dans la confron­ta­tion de leur pro­gramme avec la sin­gu­la­ri­té des choses, ceux qui reprennent à chaque film leur com­bat à bras le corps avec le monde et avec le ciné­ma, en pre­nant le par­ti de la sin­gu­la­ri­té contre la ten­ta­tion de plus en plus grande d’un ciné­ma où les choses, les acteurs et les émo­tions sont déjà deve­nus à eux-mêmes leurs propres fan­tômes ou leurs doubles publi­ci­taires. Et c’est plus dans les traces de ce com­bat où ils ont pris le par­ti de secon­der le monde que dans l’originalité ou la maî­trise de leur pro­gramme qu’un Godard, un Pia­lat, un Eus­tache, un Bres­son, un Roh­mer, se révèlent dans leurs qua­li­tés sin­gu­lières de cinéastes, à la façon du ten­nisman qui sait bien que c’est dans la ren­contre effec­tive d’un par­te­naire sin­gu­lier qu’il fera la preuve et l’épreuve (aus­si bien aux autres qu’à lui-même) de ses qua­li­tés et de ses défauts, et pas en ren­voyant les balles pro­gram­mées par une machine à lan­cer ni dans un match truqué.

Pour Godard, sans doute l’auteur fran­çais le plus exem­plaire quant à cette remise en jeu per­ma­nente, la réa­li­sa­tion de chaque nou­veau film est vécue comme une catas­trophe, au sens éty­mo­lo­gique de “bou­le­ver­se­ment” (du pro­gramme, de l’idée du film idéal), catas­trophe dont il essaie de sau­ver quelques restes — mais quels restes ! — en atter­ris­sant sans trop de casse dans une pla­nète ciné­ma où tant d’autres cinéastes se contentent de conduire leurs films dans les rails qu’on leur a tra­cés ou qu’ils croient être tracés.

Mais reve­nons pour ter­mi­ner à la ques­tion qui se pose cru­cia­le­ment aujourd’hui au public dans ses rap­ports avec cette sin­gu­la­ri­té qui nous semble le propre des vérita­bles auteurs de ciné­ma, mais qui est visi­ble­ment à contre-cou­rant du deve­nir-pro­gramme de la plu­part des pro­duc­tions des images et des sons d’aujourd’hui. Il est vrai qu’il est dans la voca­tion nor­male des pro­grammes (et des pro­gram­ma­teurs de ciné­ma) de tendre vers tou­jours plus d’universalité, et que le propre de toute singula­rité est d’opposer de la résis­tance à cette visée d’universalité, de par­cel­li­ser ce public que l’industrie du ciné­ma vou­drait una­nime. Mais ce ciné­ma de la sin­gu­la­ri­té avait réus­si à se consti­tuer un public par­tiel, il est vrai, culti­vé, curieux, mais qui suf­fi­sait à en faire un ciné­ma viable et une alter­na­tive impor­tante, peut-être his­to­ri­que­ment la seule, au ciné­ma à visée uni­ver­selle des Amé­ri­cains. C’est ce mini­mum de public qui est en train de lui faire défaut, au point que ce ciné­ma d’auteur, au sens où on l’entend ici, risque d’être condam­né à court terme à deve­nir un ciné­ma de labo­ra­toire qui se fera loué du public, ce qui n’est jamais bon pour le ciné­ma, même s’il arrive à se faire.

Lorsque Wen­ders parle de “ces choses qui ont le droit de se faire remar­quer” il n’est pas très loin du Jean Renoir qui décla­rait : “Je crois que c’est la règle numé­ro un en art, quel que soit l’art. C’est de per­mettre aux élé­ments de l’entourage de vous con­quérir et puis après ça on arrive peut-être à les conqué­rir mais il faut d’abord qu’ils vous conquièrent. Il faut d’abord être pas­sif avant d’être actif.” S’il y a un cinéaste qui a tou­jours pris le par­ti de la sin­gu­la­ri­té contre le pro­gramme, contre le “bleu” d’archi­tecte qu’il haïs­sait tant, c’est bien Jean Renoir, qui n’a jamais résis­té à enrayer son propre pro­gramme de film par amour d’un détail ou d’un corps sin­gu­lier. Mais même chez Renoir, les films qui ont eu un cer­tain suc­cès public au moment de leur sor­tie sont ses films les plus “pro­gram­més”.

Le spec­ta­teur de ciné­ma est de plus en plus enclin à aimer le pro­gramme et la paro­die publi­ci­taire des choses en lieu et place du fil­mage des choses elles-mêmes, dans leur sin­gu­la­ri­té concrète. Les chances du caillou se réduisent de jour en jour. Mais rien n’est plus têtu ni patient qu’un caillou.

Alain Ber­ga­la