Les impostures du Réseau Voltaire et des “théories du complot”

Après les atten­tats de jan­vier, les thèses com­plo­tistes ont de nou­veau lar­ge­ment cir­cu­lé. Dans ce long entre­tien, Gilles Alfon­si raconte le retour­ne­ment du Réseau Vol­taire, dont il fut un des admi­nis­tra­teurs, et désigne des pistes pour lut­ter contre ces théories.

L’équipée ter­ro­riste du début d’année a tout à fois relan­cé les dis­cours conspi­ra­tion­nistes et révé­lé leur ampleur. Pour mieux com­prendre leurs méca­nismes et leur pou­voir de séduc­tion, Gilles Alfon­si res­ti­tue com­ment une de leurs offi­cines majeures, le Réseau Vol­taire – dont il a été par­tie pre­nante à ses ori­gines –, a bas­cu­lé dans une « faillite morale incom­men­su­rable ». Il explique aus­si pour­quoi les com­battre est deve­nu un enjeu poli­tique si cru­cial, et avec quelles armes y parvenir.

Entre­tien réa­li­sé et ini­tia­le­ment publié par Cerises.

Quand et com­ment avez-vous connu le Réseau Vol­taire et Thier­ry Meyssan ?

Gilles Alfon­si. Le Réseau Vol­taire n’a pas tou­jours été une offi­cine proche des anti­sé­mites et de l’extrême droite ! Il a été offi­ciel­le­ment créé début 1994 dans le but de consti­tuer « une cel­lule d’information au ser­vice des orga­ni­sa­tions laïques ». Ses sta­tuts ini­tiaux de jan­vier 1994 fai­saient réfé­rence à la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen et à la défense de la laï­ci­té. Il comp­tait alors par­mi ses admi­nis­tra­teurs des membres des Verts, du PCF et du PRG, Phi­lippe Val (au titre de Char­lie Heb­do), des mili­tants d’associations de lutte contre le sida, des édi­teurs, des syn­di­ca­listes… L’idée était de consti­tuer une sorte d’agence de presse alter­na­tive dédiée à la lutte pour la liber­té d’expression, à la défense des liber­tés indi­vi­duelles et à la lutte contre l’extrême droite.

Le Réseau Vol­taire était en réa­li­té une toute petite struc­ture. Son acti­vi­té était cen­trée sur la publi­ca­tion d’une Note d’information, qui col­la­tion­nait et croi­sait les infor­ma­tions dis­po­nibles dans de nom­breuses publi­ca­tions papiers. La Note était adres­sée par cour­rier à quelques cen­taines d’abonnés. Dès le début, le Réseau Vol­taire, c’était sur­tout l’entregent de Thier­ry Meys­san, qui en était le per­son­nage cha­ris­ma­tique. Il avait une bonne culture géné­rale, des convic­tions affir­mées sur la Répu­blique et la laï­ci­té, une concep­tion libé­rale sur les ques­tions socié­tales – mais, déjà, un silence assour­dis­sant, à mes yeux, sur la ques­tion sociale.

Thier­ry Meys­san avait aupa­ra­vant fon­dé, en 1989, le Pro­jet Orni­car, qui se défi­nis­sait comme une “asso­cia­tion huma­ni­taire” consa­crée aux “droits de l’homme et à l’abolition des dis­cri­mi­na­tions sexuelles”. La publi­ca­tion de cette asso­cia­tion a accueilli des contri­bu­tions de toutes sen­si­bi­li­tés poli­tiques (sur­tout de gauche, mais aus­si de droite), hors extrême droite. Elle avait notam­ment publié un dos­sier spé­cial concer­nant « l’infiltration néo­fas­ciste et néo­na­zie dans la com­mu­nau­té gaie ». Thier­ry Meys­san a aus­si écrit dans un jour­nal gay, Exit le jour­nal, et a été le rédac­teur en chef de l’éphémère men­suel Main­te­nant, en 1994. Ce jour­nal ven­du en kiosque a joué un rôle impor­tant pour révé­ler au grand public les réa­li­tés du géno­cide contre les Tut­si au Rwanda.

De mon côté, c’est à par­tir de mon enga­ge­ment asso­cia­tif dans la lutte contre le sida que j’ai par­ti­ci­pé au Réseau Vol­taire. J’ai contri­bué à son ins­tal­la­tion dans des locaux à Saint-Denis. J’ai assu­ré en 1997 le tirage d’un dos­sier consa­cré au Dépar­te­ment pro­tec­tion sécu­ri­té du Front natio­nal – le ser­vice d’ordre occulte de l’organisation lepé­niste –, dos­sier qui fit réfé­rence pour obte­nir la mise en place d’une com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire. J’ai publié la même année, dans la revue Com­bat face au sida que j’animais un dos­sier sur les “connexions dan­ge­reuses” entre une asso­cia­tion de lutte contre le sida et une revue pédo­phile inti­tu­lée Gaie France ani­mée par des néo-nazis.

À cette époque, Thier­ry Meys­san était deve­nu l’un des ani­ma­teurs du Comi­té natio­nal de vigi­lance contre l’extrême droite, qui réunis­sait à peu près toutes les “sen­si­bi­li­tés répu­bli­caines”. Sa répu­ta­tion était aus­si liée au fait qu’il a long­temps fait par­tie du secré­ta­riat natio­nal du Par­ti radi­cal de gauche et qu’il était franc-maçon, membre du Grand Orient de France. Outre son tra­vail docu­men­taire, le Réseau Vol­taire était appro­vi­sion­né en infor­ma­tions par ses enquêtes propres et par des contacts – dont le pré­sident avait le mono­pole – au sein des minis­tères et des ser­vices de ren­sei­gne­ment. De fait, le Réseau Vol­taire a été une pas­se­relle inté­res­sante entre des mili­tants et des com­bats très variés. Il ne s’agit pas de mépri­ser aujourd’hui cette expé­rience mili­tante en pro­je­tant sur le pas­sé ce que le Réseau est deve­nu aujourd’hui.

« Il ne faut pas confondre l’interrogation légi­time de tous les faits sociaux ou poli­tiques et l’abandon de tout esprit cri­tique au pro­fit de n’importe quelles hypo­thèses manipulatoires. »

Que s’est-il pas­sé au sein du Réseau Vol­taire après les atten­tats du 11 sep­tembre 2001 ?

Thier­ry Meys­san a affir­mé très tôt sa convic­tion que les atten­tats du 11 sep­tembre ne s’étaient pas pas­sés comme annon­cé, qu’il ne s’agissait pas d’une cam­pagne de ter­reur isla­miste mais qu’était res­pon­sable, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, une par­tie du com­plexe mili­ta­ro-indus­triel amé­ri­cain. Si son livre L’effroyable impos­ture est sor­ti en mars 2002, les notes du Réseau Vol­taire parues juste après l’événement disaient la même chose. Celle du 16 octobre 2001 affir­mait « maté­riel­le­ment impos­sible qu’un Boeing 757 – 200 ait pu per­cu­ter la façade du Penta­gone ». Celle du 5 novembre 2011 posait « l’hypothèse d’une res­pon­sa­bi­li­té des Forces spé­ciales clan­des­tines » amé­ri­caines. L’aplomb des affir­ma­tions et l’apparent bon sens des “démons­tra­tions” de l’auteur sem­blaient per­ti­nents, et il fai­sait pièce au dis­cours guer­rier de George Bush, qui annon­çait l’intervention en Irak de 2003. J’ai donc fait par­tie des mil­lions de Fran­çais qui ont dou­té de la thèse offi­cielle, notam­ment du fait qu’un avion s’était écra­sé sur le Pentagone.

En ce qui concerne la vie du Réseau Vol­taire, la dérive s’est accé­lé­rée. Thier­ry Meys­san réa­lise plu­sieurs voyages, par exemple en Iran et au Maroc, en juin 2002, au moment où parais­sait son nou­veau livre Le Penta­gate. Il me semble que c’est à ce moment là qu’il a com­men­cé son grand retournement.

Avec mes cama­rades mili­tants, nous avons mis beau­coup de temps à prendre plei­ne­ment conscience de ce qui se jouait. Sans don­ner de leçons, mais avec le sou­ci d’alerter le lec­teur sur ce qui nous pousse, cha­cun, à croire par­fois à des sor­nettes ou à s’en remettre à des “théo­ries du com­plot”, cela me semble devoir tenir lieu d’avertissement. Ces types de rai­son­ne­ment fonc­tionnent comme des pièges sec­taires et, avec le recul, j’insisterai sur cette idée : il ne faut pas confondre l’interrogation légi­time de tous les faits sociaux ou poli­tiques, y com­pris la contes­ta­tion d’affirmations offi­cielles pré­sen­tées comme des véri­tés abso­lues, et l’abandon de tout esprit cri­tique au pro­fit de n’importe quelles hypo­thèses mani­pu­la­toires. Il faut tou­jours se deman­der qui parle et pour quelles causes. Ain­si, com­ment croire que quelqu’un qui indique lui-même tra­vailler pour des radios et des télé­vi­sions ira­niennes, qui s’exprime régu­liè­re­ment sur les chaînes de télé des régimes par­mi les plus hos­tiles à la liber­té d’expression ou aux droits de l’homme – Syrie (où Thier­ry Meys­san est “exi­lé”), Qatar, Émi­rats arabes unis, Kaza­khs­tan, Rus­sie… – pour­rait être un mili­tant de la liberté ?

Quelle a été la suite des événements ?

Il faut d’abord indi­quer – ce n’est pas ano­din – que la vie démo­cra­tique du Réseau Vol­taire était pure­ment for­melle. Au départ, cela s’expliquait (plus ou moins…) par la nature de ses acti­vi­tés : un petit groupe tenant une agence de presse alter­na­tive, et non une orga­ni­sa­tion de mili­tants. L’essentiel des acti­vi­tés était d’ailleurs assu­ré par les proches du pré­sident. Les réunions du conseil d’administration étaient rares, mais l’une d’entre elles a été par­ti­cu­liè­re­ment déci­sive à mes yeux. Le pre­mier révé­la­teur a été un “lap­sus” d’un membre du conseil d’administration, qui attri­buait la « cam­pagne contre Thier­ry Meys­san » à un « lob­by juif ». Alors que nous lui deman­dions de condam­ner ces pro­pos sur le champ, Thier­ry Meys­san a évo­qué une mal­adresse d’expression, ce qui ne tient pas : l’utilisation de l’expression “lob­by juif” n’est jamais anodine.

Le 16 décembre 2004, le second gros conflit a por­té sur la pro­po­si­tion por­tée par Thier­ry Meys­san que le Réseau Vol­taire reçoive bien­tôt des finan­ce­ments d’États étran­gers, ce qui nous expli­qua-t-il, néces­si­tait de se doter « d’une ou des socié­tés com­mer­ciales aptes à réa­li­ser les inves­tis­se­ments néces­saires ». Sur ces deux sujets, avec l’éditeur Michel Sit­bon, nous avons réagi immé­dia­te­ment de manière très ferme, puis par écrit. En fait, sous l’influence notam­ment de mili­tants rouges-bruns, était en marche l’idée d’une alliance du Réseau Vol­taire avec les forces oppo­sées à l’impérialisme amé­ri­cain quelles qu’elles soient.

Les dés étaient jetés, et le der­nier coup en fut une Assem­blée géné­rale des­ti­née à réorien­ter les acti­vi­tés du Réseau Vol­taire. Le jour J, le 26 février 2005, j’ai fait une décla­ra­tion au nom du PCF, que je repré­sen­tais au sein du conseil d’administration depuis trois ans, pour mettre en cause la tota­li­té de la nou­velle stra­té­gie de l’association[Un récit détaillé a été publié le 31 mars 2005 par le site amnistia.net, ani­mé par Didier Dae­nincks. [Lire ici le texte et ses annexes.]]. Entre temps, Thier­ry Meys­san avait pré­pa­ré la relève, fai­sant entrer[[Thierry Meys­san prend les inter­nautes pour des poires lorsqu’il indique que Cl. Kar­noouh n’a pas été élu admi­nis­tra­teur du Réseau Vol­taire lors de cette Assem­blée géné­rale. Son nom a d’ailleurs figu­ré de manière éphé­mère sur le site même de l’association comme admi­nis­tra­teur, avant d’en être reti­ré puis que la “bonne” liste des nou­veaux admi­nis­tra­teurs soit dépo­sée en pré­fec­ture.]] au conseil d’administration Claude Kar­noouh, un ancien cher­cheur au CNRS qui s’était fait connaître en juin 1981 en décla­rant en marge du pro­cès de Robert Fau­ris­son : « Je crois qu’effectivement les chambres à gaz n’ont pas exis­té ; un cer­tain nombre de véri­tés de l’histoire offi­cielle ont fini par être révi­sées. » Lors de cette AG, un film fut pro­je­té, où Dieu­don­né expli­quait que « cri­ti­quer Israël est pire que vio­ler une petite fille. » Sordide.

« Meys­san a rom­pu avec ses convic­tions ini­tiales pro­fondes, pour deve­nir à la fois un petit men­teur et un grand impos­teur sans scrupule »

Com­ment expli­quez-vous le retour­ne­ment du Réseau Voltaire ?

Il y avait eu dans les années qui ont pré­cé­dé les atten­tats une évo­lu­tion idéo­lo­gique du Réseau : une place de plus en plus grande accor­dée aux ques­tions inter­na­tio­nales au détri­ment des ques­tions natio­nales sur les­quelles il s’était épui­sé, une rela­ti­vi­sa­tion de la ques­tion de la laï­ci­té au pro­fit d’un dis­cours de plus en plus cen­tré sur l’anti-impérialisme (qui pré­pa­rait la jus­ti­fi­ca­tion des alliances, y com­pris avec des reli­gieux radi­caux), une vision des Amé­ri­cains confi­nant à la para­noïa, comme s’il n’y avait pas suf­fi­sam­ment de bonnes rai­sons de cri­ti­quer l’impérialisme amé­ri­cain. Cepen­dant, des cam­pagnes ont pu mas­quer cette évo­lu­tion à nos yeux mêmes, telles la mobi­li­sa­tion que j’ai ani­mée en 2000 contre “le fichage des séro­po­si­tifs” qu’annonçait la mise en place d’un nou­veau dis­po­si­tif de sur­veillance épi­dé­mio­lo­gique (cam­pagne vic­to­rieuse qui per­met de béné­fi­cier, encore aujourd’hui, d’un sys­tème res­pec­tant l’anonymat des per­sonnes dépis­tées séropositives).

Au-delà de ces aspects idéo­lo­giques, il y a eu sur­tout, me semble-t-il, un élé­ment impor­tant de conjonc­ture. Alors que, très vite, les États-Unis se sont enga­gés dans la “guerre des civi­li­sa­tions”, mobi­li­sant bien­tôt leurs énormes moyens mili­taires en Irak, être dépo­si­taire d’une ver­sion des évè­ne­ments du 11 sep­tembre sus­cep­tible peut-être de chan­ger du tout au tout le cours de l’histoire était pour le futur pré­sident direc­teur géné­ral du Réseau Vol­taire l’affaire de sa vie. Pour un intri­guant de haut vol, qui avait échoué jusque-là à jouer le rôle poli­tique auquel il aspi­rait depuis long­temps, ce fut peut-être un point de bascule.

Le ter­reau d’une cer­taine vision du monde était là, mais c’est dans les mois qui ont sui­vi la paru­tion de L’effroyable impos­ture que le Réseau Vol­taire “nou­velle for­mule” a trou­vé comme alliés des régimes auto­ri­taires, des anti-Amé­ri­cains hai­neux, des rouges-bruns inquié­tants (capables de signer des menaces de mort), des anti­sé­mites. Ce qui n’a pas chan­gé, c’est qu’il a tou­jours vou­lu être un por­teur de véri­té, et si pos­sible LE por­teur de LA véri­té, cela dit sans vou­loir faire de la psy­cho­lo­gie à deux sous. Il a d’un seul coup été pro­pul­sé comme “per­son­na­li­té mon­diale”, dis­po­sant de moyens consi­dé­rables pour pré­sen­ter ses vues. Ce qui, par contre, a chan­gé, c’est qu’il a rom­pu avec ses convic­tions ini­tiales pro­fondes. Et qu’il est deve­nu à la fois un petit men­teur et un grand impos­teur sans scrupule.

Pou­vez-vous démon­trer cela ?

Oui, au tra­vers d’un exemple, un “petit” men­songe. Cha­cun peut le trou­ver encore à ce jour le 30 jan­vier 2015] dans la page de Wiki­pe­dia consa­crée à [Thier­ry Meys­san. Celui-ci pré­sente ain­si les débats au sein du Réseau : « J’ai eu la sur­prise de consta­ter que cer­tains de nos admi­nis­tra­teurs, sin­cè­re­ment enga­gés dans la lutte contre le racisme, défen­daient des prin­cipes oppo­sés lorsqu’il s’agissait du Proche-Orient. Là-bas, ils se satis­fai­saient très bien de l’apartheid israé­lien. Notre conseil d’administration est deve­nu un champ de bataille. En défi­ni­tive, les admi­nis­tra­teurs sio­nistes ont été mis en mino­ri­té. Ils ont démis­sion­né, les uns après les autres, non sans insul­ter avec un achar­ne­ment par­ti­cu­lier un de nos admi­nis­tra­teurs qui est juif anti­sio­niste. » Eh bien, Thier­ry Meys­san sait par­fai­te­ment que les trois admi­nis­tra­teurs qu’il met ain­si en cause ne sont pas des pro-sio­nistes mais au contraire des mili­tants enga­gés aux côtés du peuple pales­ti­nien. Il ment donc effron­té­ment, et ce fai­sant il sort com­plè­te­ment du registre du désac­cord ou même de la vaine polé­mique, pour entrer dans celui de la manipulation.

En nous fai­sant pas­ser pour des sio­nistes et en pré­sen­tant l’un de ses proches comme un “juif anti­sio­niste” (comme Jean-Marie Le Pen mon­trait son Noir il y a quelques années pour mon­trer qu’il n’était pas raciste…), son but est de faire croire qu’il serait seule­ment anti­sio­niste alors qu’il est aus­si un allié des pires anti­sé­mites. Je prends cet exemple non parce qu’il montre une ami­tié hon­teu­se­ment tra­hie mais parce que ce “tout petit” arran­ge­ment de la réa­li­té montre que, pour lui, la fin jus­ti­fie désor­mais n’importe quels moyens. Notons au pas­sage qu’en défi­ni­tive il sert aus­si, en miroir, les inté­rêts de ceux qui assi­milent cri­tique de la poli­tique de l’État israé­lien et anti­sé­mi­tisme. C’est une faillite morale incommensurable.

Bien sûr, d’autres aspects devraient être mis sur la table, par exemple : com­ment le Réseau Vol­taire finance-t-il ses acti­vi­tés ? Quels sont les États qui le sou­tiennent, financent ses dépla­ce­ments, ce site inter­net et ses tra­duc­tions ? Quelles sont ses acti­vi­tés lucra­tives, por­tées par quelles structures ?

« Les Meys­san, Dieu­don­né ou Soral ne sont pas des nou­veaux-nés de la poli­tique mais des vieux rou­tards de la parole »

Com­ment fonc­tionnent les “théo­ries” du complot ?

Dans le cas du Réseau Vol­taire comme dans le cas d’Alain Soral, c’est un bri­co­lage rhé­to­rique plus ou moins habile qui com­bine : une vraie intel­li­gence des enjeux poli­tiques, des élé­ments de “bon sens popu­laire” (par oppor­tu­nisme, car il faut plaire à presque tous), des “hypo­thèses” pré­sen­tées avec l’assurance qui sied aux démons­tra­tions les plus scien­ti­fiques, mais aus­si des tartes à la crème for­mu­lées avec toute l’austérité néces­saire pour être consi­dé­rées comme d’audacieuses pen­sées (cf. l’encadré ci-des­sous). Ain­si, il ne faut pas prendre ces démons­tra­tions comme de simples imbé­cil­li­tés des­ti­nées à des gogos.

Cela me conduit à une remarque concer­nant l’analyse des faits de socié­té. Quant on voit le clip réa­li­sé par le gou­ver­ne­ment pour, dit-il, décou­ra­ger les can­di­dats séduits par le Dji­had, entiè­re­ment assi­mi­lé à la “guerre sainte” alors que le Dji­had a plu­sieurs défi­ni­tions[Sur ce point, [lire ici.]] (dont beau­coup ne sont pas guer­rières !), on se dit qu’il ne com­prend pas que les dis­cours extré­mistes et les “théo­ries du com­plot” sont par­fois intel­li­gentes, ou alors qu’il pré­fère faire sem­blant d’agir aux yeux du plus grand nombre plu­tôt qu’agir en pro­fon­deur. Sans par­ler du doute que l’on peut avoir sur l’utilisation d’images vio­lentes pour… com­battre la violence.

Si l’on veut aller plus loin dans la décons­truc­tion des “théo­ries du com­plot” , il faut consi­dé­rer le fait qu’au total, ces manières de pen­ser et de dire, y com­pris quand elles passent par de “l’humour”, expriment une vision du monde et des rap­ports sociaux. L’une des rai­sons pour les­quelles ces récits marchent, même lorsque ce sont des his­toires à dor­mir debout, c’est pré­ci­sé­ment qu’ils consti­tuent des récits, ou si l’on veut des contes. Ils répondent à une demande de paroles et d’aventures déga­gées des formes domi­nantes de média­ti­sa­tion (pauvres, infan­ti­li­santes, mani­pu­la­trices), et cela en contre­point à la crise des ins­ti­tu­tions et de la poli­tique telle qu’elle est pra­ti­quée généralement.

Ain­si, le Réseau Vol­taire et ses amis anti­sé­mites s’attachent à faire sem­blant de pro­po­ser à l’internaute de se rendre compte par lui-même, voire d’enquêter. Notons au pas­sage que si on met de côté les mini-théo­ries du com­plot – celles qui cir­culent spon­ta­né­ment sur le net de la part d’on ne sait qui, mais qui buzzent –, les Meys­san, Dieu­don­né ou Soral ne sont pas des nou­veaux-nés de la poli­tique mais des vieux rou­tards de la parole. Ils ne sont pas des mar­gi­naux de toute éter­ni­té, mais au contraire, ils sont issus du sérail répu­bli­cain, qu’ils haïssent faute d’y avoir été recon­nus. De plus, ces mar­chands de com­plots ne sont pas ce qu’ils pré­tendent être : auto­nomes et libres. Thier­ry Meys­san est appoin­té par de grands médias de régimes liber­ti­cides, il est un ins­tru­ment des États qui le soutiennent.

Est-il si dif­fi­cile de déjouer cette rhétorique ?

Les “théo­ries” du com­plot ont d’énormes fai­blesses. Quand on gratte un peu et qu’on va voir der­rière telle ou telle affir­ma­tion, il y a beau­coup de vide, d’affirmations abra­ca­da­brantes, d’hypothèses injus­ti­fiées, qui devraient conduire à se deman­der tou­jours qui parle et avec quelles inten­tions. Et si le Net per­met de faire cir­cu­ler tout et n’importe quoi, il a aus­si l’immense avan­tage de per­mettre à cha­cun de cher­cher, de se faire sa propre idée et d’aiguiser son esprit cri­tique. Un autre aspect, c’est que beau­coup de citoyens aspirent à des rap­ports humains paci­fiques, et non à une guerre de tous contre tous. Or, les théo­ri­ciens du com­plot sont des fau­teurs de guerre, qui agissent en miroir des dis­cours bel­li­queux des États, notam­ment des États-Unis.

Un gros pro­blème pour eux est que l’impasse de la guerre entre les cultures ou entre les civi­li­sa­tions est de plus en plus visible, et que nos socié­tés expriment un immense besoin d’égalité et de fra­ter­ni­té, contre les poli­tiques des États qui dominent. Et l’on peut ajou­ter que les “théo­ries du com­plot” ont en com­mun leur silence sur la ques­tion cen­trale de l’égalité, pour une rai­son simple : elles n’ont rien à pro­po­ser pour l’avenir en la matière car elles n’existent qu’en dési­gnant des bouc émis­saires, des enne­mis. Dans le cas du Réseau Vol­taire, on voit à quoi a pu mener l’indifférence ori­gi­nelle de son fon­da­teur à l’égard de l’enjeu de l’égalité. À l’inverse, les par­ti­sans de l’émancipation que nous sommes, avec le Front de gauche, avec Ensemble, dis­posent avec leur exi­gence d’égalité d’une arme puis­sante face aux théo­ri­ciens du complot.

Enfin, les visions com­plo­tistes sont contra­dic­toires avec les aspi­ra­tions démo­cra­tiques. Elles offrent un ter­rain de jeu qui semble don­ner de la liber­té, alors qu’en réa­li­té elles ne laissent aucune place à une authen­tique confron­ta­tion d’idées, ni à une quel­conque déli­bé­ra­tion col­lec­tive. Les affron­te­ments actuels entre sora­liens et dieu­don­nistes le révèlent : les par­ti­sans des uns et des autres ne sont que des spec­ta­teurs, ils n’ont aucune voix au chapitre.

Le ren­for­ce­ment d’une édu­ca­tion qui per­mette à cha­cun de pen­ser par soi-même n’est peut-être pas un vac­cin miracle contre la mani­pu­la­tion, mais il est un sérieux atout pour les par­ti­sans de l’émancipation. De même, le véri­table anti­dote contre ces gens est l’existence d’une pen­sée alter­na­tive riche et plu­ra­liste, qui ne dépende pas des prin­ci­paux médias, ain­si que la richesse des expé­riences mili­tantes, à condi­tion que cha­cun veille à dépas­ser les cli­vages et débattre avec bien­veillance. Il fau­dra désor­mais que ces ques­tions de lutte pour la trans­pa­rence et de démas­quage des idéo­lo­gies du com­plot fassent par­tie du com­bat politique.

Faut-il dia­lo­guer avec les complotistes ?

Cela dépend de quels adver­saires on parle et dans quelles condi­tions. Il peut être inté­res­sant de démas­quer les impos­tures, les impos­teurs, mais ne pas ser­vir de faire valoir sup­pose d’être tout à fait expli­cite à cet égard. Il faut aus­si faire le tri entre des adver­saires avec les­quels le res­pect est pos­sible et des enne­mis, qui sont dans des logiques de haine.

Source de l’ar­ticle : regards


Heu­reu­se­ment, le ridi­cule, lui, ne tue pas

Le 7 jan­vier, jour même des assas­si­nats à Char­lie Heb­do, Thier­ry Meys­san écri­vait sur le site inter­net du Réseau Vol­taire, en direct de Damas (Syrie), que « de nom­breux Fran­çais réagissent à l’attentat en dénon­çant l’islamisme » (sic !) et que « l’interprétation jiha­diste est impos­sible ». Ah bon, et pour­quoi ? Des dji­ha­distes « ne se seraient pas conten­tés de tuer des des­si­na­teurs athées, ils auraient d’abord détruit les archives du jour­nal sous leurs yeux »… « ils n’étaient pas vêtus à la mode des jiha­distes, mais comme des com­man­dos mili­taires ». Sans blague, ce n’était quand même pas un défi­lé de mode ! Alors, quelle hypo­thèse ? « Il serait plus logique d’envisager qu’il soit le pre­mier épi­sode d’un pro­ces­sus visant à créer une situa­tion de guerre civile ». Ain­si, « les com­man­di­taires les plus pro­bables sont à Washing­ton » (évi­dem­ment !).

Le 12 jan­vier, le PDG du Réseau Vol­taire change de thèse. Il écrit de Hong-Kong (Chine) que le com­plot vise en fait à « jus­ti­fier une nou­velle opé­ra­tion mili­taire en Lybie » et estime que « peu importe qui étaient » les ter­ro­ristes (ben voyons !). Il pré­tend qu’on vient de décou­vrir que « les diri­geants de droite et de gauche par­ta­geaient les valeurs anti-reli­gieuses, anti-natio­nales et anti-mili­ta­ristes du très gau­chiste Char­lie Heb­do ». On se dit que la pente du dis­cours mène tout droit au FN.

Le 25 jan­vier, la pente s’accentue dans un nou­vel article. Dans la même phrase, Thier­ry Meys­san trouve « absurde » d’être accu­sé d’antisémitisme mais valo­rise la construc­tion du par­ti Soral-Dieu­don­né, avec « y com­pris des per­sonnes ayant mili­té [sic] à l’extrême-droite ». Il consi­dère que le « Je suis Char­lie Cou­li­ba­ly » de Dieu­don­né était humo­ris­tique. Au total, il se rêve en pas­se­relle entre Soral, Dieu­don­né et Marine Le Pen… sombre cauchemar !

Notes