Modernité des traditions : L’héritage de Cheick Fantamady Camara

Melissa Thackway et Olivier Barlet

Le ciné­ma de Cheick Fan­ta­ma­dy Cama­ra est une réponse face au lami­nage de la mon­dia­li­sa­tion. Loin d’op­po­ser tra­di­tion et moder­ni­té, il en pré­co­ni­sait l’al­liance pour fon­der une Afrique nouvelle.

La nou­velle est tom­bée ce same­di 7 jan­vier 2017 : Cheick est mort hier. C’est ce genre d’an­nonce qui tombe comme un cou­pe­ret et vous arrête dans votre élan. Les sou­ve­nirs remontent. Et cette sidé­ra­tion quand une vie s’en va trop tôt, quand un talent doit se taire, quand un ami se meurt… Cheick était né en 1960 à Cona­kry : il n’a­vait que 56 ans !

Durant le cycle Afri­ca­ma­nia en 2008 à la Ciné­ma­thèque fran­çaise, Cheick avait par­ti­ci­pé à une table-ronde. Il y avait racon­té son par­cours, édi­fiant ! Avec le désir aux tripes de faire du ciné­ma, il prend à Cona­kry un taxi-brousse pour aller à Oua­ga­dou­gou, qui est pour lui la patrie des cinéastes. Arri­vé sur place, il n’a pas d’argent pour payer le chauf­feur mais lui pro­met de le faire, lequel doit bien accep­ter son offre ! Il le fera, avec le temps. Car il se met tout de suite en quête des tour­nages, des occa­sions d’of­frir ses ser­vices, pour apprendre sur le tas.

La néces­si­té d’une for­ma­tion se fait sen­tir, que ses ren­contres per­met­tront : il suit en France en 1997 une for­ma­tion à l’é­cri­ture de scé­na­rio à l’I­NA et en 1998 à la réa­li­sa­tion en 35 mm à l’E­cole Natio­nale Louis Lumière. Le voi­là ensuite assis­tant réa­li­sa­teur sur le tour­nage de La Genèse de Cheick Oumar Sis­so­ko, de Dakan de Moham­med Cama­ra et de Maca­dam Tri­bu de Zeka Laplaine. La voie est tra­cée et en 2000, donc à 40 ans, il réa­lise enfin son pre­mier court métrage : Kono­ro­fi­li (anxié­té). C’est une réus­site, le film est atta­chant, l’ac­cueil est favo­rable, il rem­porte le prix spé­cial du jury au Fes­pa­co de 2001. Tour­né à Paris, le film met en scène la dis­pute entre un Afri­cain et sa femme fran­çaise qui trouve qu’il s’oc­cupe trop de son colo­ca­taire, un Fran­çais qui déprime. Déjà, il sent que le ciné­ma est plus fort quand il aborde les grands sujets (comme ici le rap­port Nord-Sud) par l’in­time et donc par les corps. Cela cor­res­pond à son carac­tère, direct, enthou­siaste, aimant, vivant.

Mais il ne met pas de côté pour autant ce qu’a de mor­ti­fère le mal­en­ten­du des cli­chés et des rap­ports de pou­voir. Lors­qu’il aborde les camps de réfu­giés dans Bé Kun­ko (Nos pro­blèmes, Lit­tle John) en 2004, c’est pour trai­ter de la vio­lence qui res­sort de la dérive d’une bande de jeunes confron­tés à la dure­té du confi­ne­ment. Les filles se pros­ti­tuent, les gar­çons braquent. Point besoin d’as­sé­ner de grands mes­sages : juste déta­cher de l’i­mage télé­vi­suelle des camps de réfu­giés quelques indi­vi­dus qui veulent vivre leur jeu­nesse mais portent le poids de leur déra­ci­ne­ment, de la dérive du monde, de la perte de leurs parents. Juste les lais­ser vivre, rire, par­ler, oser, se cher­cher et se perdre. C’est du Nico­las Ray en court métrage, de la Fureur de vivre avec l’ap­pât de l’argent facile en plus.

Ce deuxième court métrage pré­cise le tra­vail de ciné­ma de Cheick : le récit pro­fite des choix de camé­ra, vibre de la mul­ti­pli­ca­tion des plans, résonne des coups de feu autant que des pointes d’hu­mour, et sur­tout, comme dans Kono­ro­fi­li, prend corps avec cette façon très sub­tile qu’il a de sai­sir et diri­ger le mou­ve­ment, la ges­tuelle expres­sive des acteurs ou la mobi­li­té de la camé­ra qui dis­pense au plan de s’ins­tal­ler dans la durée. Car rien n’est figé ici, tout est au rythme tra­gique de ces jeunes qui, à l’i­mage de ceux des célèbres gangs de Cona­kry, forts de l’in­cons­cience ado­les­cente mais aus­si conden­sés de celle du monde, explosent de ne pou­voir vivre et se sui­cident peu à peu.

Le voi­là prêt pour un pre­mier long métrage. Il va pleu­voir sur Cona­kry sort en 2006. Pri­mé par une ving­taine de prix à tra­vers le monde, dont le Prix Ous­mane Sem­bène (Khou­rib­ga 2008, Maroc), il rem­porte l’adhé­sion de tous. Sa liber­té de ton est totale, car ce sont les hypo­cri­sies et mani­pu­la­tions de toutes sortes que Cheick entend dénon­cer. Alors que Kono­ro­fi­li n’a­vait pas de lieu pré­cis, Cona­kry est ici annon­cé dans le titre : c’est la Gui­née le sujet, là où l’on enferme la jeu­nesse dans des inter­dits rétro­grades, là où la reli­gion est un outil de répres­sion au niveau de la famille mais aus­si un outil du pou­voir (en sou­te­nant la prière de l’i­mam sup­po­sée pro­vo­quer une pluie pré­vue par la météo), là où les poli­ti­ciens figent la socié­té plu­tôt qu’ils ne la font évo­luer. La Gui­née seule­ment ? Cha­cun s’y reconnaît !

Le film se veut popu­laire pour avoir une large por­tée, car Cheick veut por­ter haut sa parole. Il a d’ailleurs été hono­ré par le prix RFI du public au Fes­pa­co 2007. Cepen­dant, même pris dans des his­toires sen­ti­men­tales ou fami­liales dignes d’un feuille­ton, ses per­son­nages conservent une heu­reuse com­plexi­té évi­tant tout sté­réo­type et ouvrent ain­si à une vraie réflexion. Le jeune Ban­ga­li, affec­tueu­se­ment appe­lé Bibi par les deux femmes qui se le dis­putent, subit mais ne refuse pas les tra­di­tions. Il écoute atten­ti­ve­ment l’o­racle des cau­ris que lui tire un ami sur la plage et ne sait com­ment résis­ter à son père imam qui lui impose de lui suc­cé­der. Ban­ga­li n’est pas un rebelle, mal­gré l’im­per­ti­nence de ses cari­ca­tures publiées dans le quo­ti­dien L’Ho­ri­zon. Il est empê­tré dans un mal-être qu’il ne sait gérer, coin­cé entre son désir d’af­fir­ma­tion et le désir du père.

Ce n’est que lorsque les anciens ne res­pec­te­ront pas leur parole et pié­ge­ront les jeunes que le drame se noue­ra, lourd de consé­quences. Ten­té par une ven­geance par­ri­cide, Ban­ga­li hési­te­ra à tru­ci­der son géni­teur mais se retient : ce n’est pas au meurtre du père qu’in­vite Cama­ra mais à une patience déter­mi­née, ce qui sup­pose de savoir vers quoi on veut aller. Son film appelle les jeunes Afri­cains non à reje­ter leurs parents mais à dia­lo­guer pour les faire évo­luer. Et donc à savoir ce qu’ils veulent défendre. Sa liber­té de ton est une direc­tion pro­po­sée : cette jeu­nesse en cha­leur mais inter­dite de pis­cine a la plage comme recours, elle a son inso­lence comme arme, son aspi­ra­tion à la liber­té d’ex­pres­sion comme programme.

Ban­ga­li n’est pas seul : les jeunes femmes prennent autant de risques et sont tout aus­si déter­mi­nées. Leur opi­nion compte et leurs exi­gences sont légi­times. La socié­té future ne se construi­ra pas sans elles.

Par le choix des gestes, des décors, des habits, des cou­leurs, des musiques (et notam­ment celle du grand Wen­del qui réa­li­sait une fusion de jazz afri­cain) autant que par le posi­tion­ne­ment de ses per­son­nages, Cama­ra rap­pelle sans cesse qu’on peut pui­ser dans la tra­di­tion pour enri­chir la moder­ni­té. La grande table ne sépare le père et le fils que le temps d’un plan, jus­qu’à ce que Ban­ga­li annonce qu’il est prêt à don­ner sa vie pour son enfant : ce qui inté­resse Cama­ra dans la tra­di­tion, ce sont les valeurs qu’elle véhi­cule, que la moder­ni­té ne res­pecte pas.

Il va pleu­voir sur Conakry.

Il débute le tour­nage de Mor­bayas­sa (Le Ser­ment de Koum­ba) en juillet 2010 à Dakar. Limi­té par la dif­fi­cul­té du finan­ce­ment, le film ne sera pré­sen­té au Fes­pa­co qu’en 2015, où il obtient le prix Paul Robe­son de la dia­spo­ra, pour un cinéaste pour­tant né dans un pays du conti­nent. Il regroupe les prin­ci­paux acteurs de son pré­cé­dent long métrage, signe d’une rela­tion de confiance qui se pour­suit : il disait tou­jours “Won­ta­na­ra ! On est ensemble !” et y croyait vrai­ment, consi­dé­rant ses amis et col­la­bo­ra­teurs comme sa famille. Ici encore, Cheick a conçu Mor­bayas­sa comme un roman mêlant rites tra­di­tion­nels et évo­lu­tions modernes tout en dénon­çant au pas­sage la cor­rup­tion et l’im­mo­ra­li­té des puissants.

Le film est cen­tré sur une femme vic­time de son des­tin et deve­nue pros­ti­tuée, Bel­la, qui retrou­ve­ra son vrai nom, Koum­ba, à force de déter­mi­na­tion mais aus­si grâce à la pro­tec­tion amou­reuse de Yelo, un Gui­néen char­gé de mis­sion pour l’O­NU. Elle pour­ra dès lors se mettre à la recherche de sa fille qu’elle n’a jamais connue. Le film est ain­si divi­sé en deux par­ties fort dif­fé­rentes, l’une au Séné­gal l’autre en France. Dans l’une comme dans l’autre, il lui fau­dra mener une lutte : éman­ci­pa­tion de son proxé­nète dans la pre­mière, res­tau­ra­tion d’un lien mater­nel inexis­tant dans la seconde.

Bel­la-Koum­ba est au centre du récit et pra­ti­que­ment tou­jours pré­sente à l’é­cran. Elle est incar­née par la chan­teuse malienne Fatou­ma­ta Dia­wa­ra, une femme d’une grande beau­té dont le corps élan­cé convient par­fai­te­ment aux tenues affrio­lantes du per­son­nage de pros­ti­tuée mais qui se recro­que­ville­ra pour affron­ter à la fois le froid et son drame inté­rieur dans la seconde par­tie. En dan­sant le rite du mor­bayas­sa sur la terre de ses ancêtres, une danse rituelle man­dingue où les femmes, habillées en haillons, tra­versent le vil­lage jus­qu’au mari­got, Koum­ba pour­ra conju­rer le sort et mani­fes­ter cette rédemp­tion. L’en­jeu du scé­na­rio serait ain­si de la faire pas­ser d’i­dole à icône, de la séduc­tion à une élé­va­tion spi­ri­tuelle lui per­met­tant de rem­plir le rôle que lui assigne la tradition.

Alliant sa science des cau­ris à sa déter­mi­na­tion, cette femme cor­ri­ge­ra par elle-même un des­tin sans pitié. “Ceux qui renient leur nom sont esclaves pour la vie”, lui dit une femme de mar­ché qui lui fait un mas­sage, réponse du réa­li­sa­teur aux enjeux modernes d’une Afrique qui tente de conser­ver ses richesses.

bande annonce MORBAYASSA 

C’est dans ce rap­pel que s’ins­crit le ciné­ma de Cheick Fan­ta­ma­dy Cama­ra face au lami­nage de la mon­dia­li­sa­tion. Loin d’op­po­ser tra­di­tion et moder­ni­té, il en pré­co­ni­sait l’al­liance pour fon­der une Afrique nou­velle. Sa voix va nous man­quer, non seule­ment ses images mais son éner­gie et son rire. Et même ses t‑shirts, à l’ef­fi­gie de Sem­bène ou de San­ka­ra ! Et sa façon de dire “je te dis !” pour “assu­ré­ment” ! Excellent dan­seur, il nous empor­tait dans son amour de la sal­sa. Ah, les sou­ve­nirs ! Adieu l’ami !

Source : afri­cul­tures