Perte de mémoire dans le jardin de la violence

Comment les USAméricains se rappellent (et oublient) leurs guerres

Com­ment les USA­mé­ri­cains se rap­pellent (et oublient) leurs guerres

Tra­duc­tion d’un article de l’historien John Dower ini­tia­le­ment publié sur le site TomDispatch.com à l’occasion de la paru­tion de son nou­vel ouvrage : The Violent Ame­ri­can Cen­tu­ry : War and Ter­ror Since World War Two

Edi­té par Faus­to Giu­dice, Tlax­ca­la réseau inter­na­tio­nal des tra­duc­teurs pour la diver­si­té linguistique

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Il y a quelques années, dans un jour­nal, un article attri­buait à un visi­teur euro­péen l’observation iro­nique selon laquelle les USA­mé­ri­cains étaient char­mants parce qu’ils avaient la mémoire si courte. En ce qui concerne les guerres du pays, cepen­dant, il n’a pas vu tout à fait juste. Les USA­mé­ri­cains affec­tionnent les his­toires mili­taires dans le style de l’héroïque « frères d’armes [usa­mé­ri­cains] » (« band of [Ame­ri­can] bro­thers »), par­ti­cu­liè­re­ment concer­nant la deuxième Guerre Mon­diale. Ils pos­sèdent un appé­tit appa­rem­ment sans limite pour les récits sur la Guerre Civile, de loin le conflit le plus dévas­ta­teur pour ce qui est des pertes humaines US.

Cer­tains trau­ma­tismes his­to­riques tels que « Ala­mo » ou « Pearl Har­bor » sont deve­nus des noms de code – presque des pro­cé­dés mné­mo­tech­niques – pour ren­for­cer la mémoire de la per­sé­cu­tion des USA­mé­ri­cains sous les coups d’ennemis abo­mi­nables. Tho­mas Jef­fer­son et ses pairs ont en réa­li­té posé les fon­de­ments de cela dans le texte fon­da­teur de la nation, la Décla­ra­tion d’Indépendance, qui sacra­lise le sou­ve­nir des « Sau­vages Indiens sans pitié » – une dia­bo­li­sa­tion et une auto­jus­ti­fi­ca­tion qui ont fini par être la norme contre toute une série d’ennemis par la suite. Le « 11 sep­tembre » a trou­vé sa place dans cette invo­ca­tion bien enra­ci­née de l’innocence vio­lée, avec une inten­si­té qui a frô­lé l’hystérie.

Une telle conscience vic­ti­maire n’est pas, bien sûr, spé­ci­fique aux USA­mé­ri­cains. Au Japon, après la deuxième Guerre Mon­diale, cette expres­sion – « higai­sha ishi­ki » en japo­nais – est au cœur des cri­tiques adres­sées par la gauche aux conser­va­teurs qui se sont concen­trés sur les morts au com­bat de leur pays et ont sem­blé inca­pables de recon­naître les ter­ribles per­sé­cu­tions que le Japon impé­rial avait fait subir à d’autres peuples, à com­men­cer par des mil­lions de Chi­nois, et des cen­taines de mil­liers de Coréens. Quand les membres du gou­ver­ne­ment japo­nais actuel se rendent au temple de Yasu­ku­ni, où les sol­dats et les marins de l’empereur morts au com­bat sont véné­rés, ils entre­tiennent cette conscience vic­ti­maire et sont cri­ti­qués sans ambages pour cela à l’étranger, y com­pris par les médias US.

Dans le monde entier, les mémo­riaux et les jours de com­mé­mo­ra­tion de la guerre garan­tissent le main­tien d’une telle mémoire sélec­tive. Mon État natal, le Mas­sa­chu­setts, fait de même en his­sant encore à ce jour le dra­peau noir et blanc « POW-MIA » (pri­son­niers de guerre-dis­pa­rus au com­bat) de la guerre du Viet­nam dans plu­sieurs lieux publics, y com­pris Fen­way Park [stade de base-ball, NdT], qui accueille l’équipe des Red Sox de Bos­ton – tou­jours en deuil des com­bat­tants qui ont été cap­tu­rés ou ont dis­pa­ru au com­bat et ne sont jamais rentrés.

Dans une forme comme dans l’autre, les natio­na­lismes popu­listes d’aujourd’hui sont les mani­fes­ta­tions d’une pro­fonde conscience vic­ti­maire. Et pour­tant, la manière US de se rap­pe­ler et d’oublier ses guerres est unique pour plu­sieurs rai­sons. Du point de vue géo­gra­phique, notre pays est bien plus en sécu­ri­té que les autres. Seul par­mi les grandes puis­sances, il a échap­pé à la dévas­ta­tion pen­dant la deuxième Guerre Mon­diale, et est demeu­ré inéga­lé en richesse et en puis­sance depuis. Mal­gré la panique liée aux menaces com­mu­nistes dans le pas­sé et aux menaces isla­mistes et nord-coréennes aujourd’hui, les USA n’ont jamais été sérieu­se­ment mis en dan­ger par des forces étran­gères. À l’exception de la Guerre Civile, les pertes humaines US cau­sées par les guerres ont été tra­giques mais net­te­ment plus basses que le nombre de morts civils et mili­taires dans les autres pays, dont font inva­ria­ble­ment par­tie des adver­saires des USA.

L’asymétrie dans le coût humain des conflits impli­quant les forces US est un leit­mo­tiv depuis la déci­ma­tion des Amé­rin­diens et la conquête US des Phi­lip­pines entre 1899 et 1902. Le Bureau de l’Historien du Dépar­te­ment d’État (The State Department’s Office of the His­to­rian) fixe le nombre de morts dans cette guerre à « plus de 4200 Amé­ri­cains et plus de 20000 com­bat­tants phi­lip­pins » et ajoute ensuite que « pas moins de 200 000 Phi­lip­pins sont morts à cause des vio­lences, de la famine et des mala­dies ». (Entre autres fac­teurs aggra­vants en ce qui concerne ces morts de non-com­bat­tants, citons le fait que les troupes US ont abat­tu presque tous les buffles dont les pay­sans étaient dépen­dants pour leurs cultures). De nom­breuses études de spé­cia­listes pro­posent aujourd’hui des esti­ma­tions revues à la hausse pour les pertes civiles philippines.

Une même asy­mé­trie mor­bide carac­té­rise le bilan des morts de la deuxième Guerre Mon­diale, de la guerre de Corée, de la guerre du Viet­nam, de la guerre du Golfe de 1991 et des inva­sions et des occu­pa­tions de l’Afghanistan et de l’Irak après le 11 sep­tembre 2001.

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Des bom­bar­de­ments ter­ro­ristes de la deuxième Guerre Mon­diale à la Corée, du Viet­nam au 11 septembre

Bien qu’il soit natu­rel pour les peuples et les pays de se concen­trer sur leurs propres sacri­fices et souf­frances plu­tôt que sur les morts et les des­truc­tions qu’ils infligent eux-mêmes, dans le cas des USA, une telle myo­pie cog­ni­tive s’aveugle au contre-jour du sen­ti­ment per­ma­nent qu’ils sont excep­tion­nels, non seule­ment par la puis­sance mais aus­si par la ver­tu. Dans les hymnes à la gloire de « l’exceptionnalité amé­ri­caine », c’est un article de foi que de dire que les plus hautes valeurs de la civi­li­sa­tion judéo-chré­tienne et de l’Occident guident les actions de la nation – ce à quoi les USA­mé­ri­cains ajoutent la pas­sion pré­ten­du­ment unique de leur pays pour la démo­cra­tie, le res­pect de tous les indi­vi­dus, et la défense incon­di­tion­nelle d’un ordre inter­na­tio­nal fon­dé sur la légalité.

Une telle auto­sa­tis­fac­tion requiert et ren­force une mémoire sélec­tive. « Le ter­ro­risme », par exemple, est désor­mais un mot qui s’applique aux autres, jamais à soi-même. Et pour­tant, pen­dant la deuxième Guerre Mon­diale, les pla­ni­fi­ca­teurs US et bri­tan­niques des bom­bar­de­ments stra­té­giques ont expli­ci­te­ment consi­dé­ré leurs bom­bar­de­ments incen­diaires des villes enne­mies comme du ter­ro­risme, et iden­ti­fié le fait de détruire le moral des non-com­bat­tants dans les ter­ri­toires enne­mis comme néces­saire et mora­le­ment accep­table. Peu de temps après l’anéantissement par les Alliés de la ville alle­mande de Dresde en février 1945, Wins­ton Chur­chill, dont le buste fait le va-et-vient dans et hors du bureau ovale du pré­sident à Washing­ton (il est actuel­le­ment dedans), a décrit ces « bom­bar­de­ments des villes alle­mandes [comme ayant] sim­ple­ment pour but d’augmenter la ter­reur, bien que sous d’autres prétextes ».

Dans la guerre contre le Japon, l’aviation US a adop­té cette pra­tique avec enthou­siasme comme une ven­geance presque joyeuse, et a réduit en cendres 64 villes avant même les bom­bar­de­ments d’Hiroshima et de Naga­sa­ki en août 1945. Quand les 19 pirates de l’air d’Al Qaï­da ont cra­shé leurs avions sur le World Trade Cen­ter et sur le Penta­gone en 2001, ces « explo­sions ter­ro­ristes » visant à détruire le moral ont pour­tant été dis­so­ciées du pré­cé­dent anglo-US et elles ont été déclas­sées en « ter­ro­risme non-éta­tique ». En même temps, on a décla­ré que viser des civils inno­cents était une atro­ci­té abso­lu­ment contraire aux valeurs civi­li­sées « occi­den­tales », et on a consi­dé­ré cela comme une preuve suf­fi­sante de la bar­ba­rie inhé­rente à l’Islam.

La sanc­ti­fi­ca­tion du site du World Trade Cen­ter détruit, sous le nom de « Ground Zero » – un terme aupa­ra­vant asso­cié aux explo­sions nucléaires en géné­ral et à Hiro­shi­ma en par­ti­cu­lier – a ren­for­cé cet habile tour de passe-passe dans la mani­pu­la­tion du sou­ve­nir. Peu de per­sonnes, dans la socié­té usa­mé­ri­caine ont recon­nu, et s’en sont sou­cié, le fait que cette nomen­cla­ture gra­phique était une réap­pro­pria­tion d’Hiroshima, dont la muni­ci­pa­li­té estime le nombre de pertes humaines dues à la bombe ato­mique « à la fin de 1945, lorsque les effets les plus intenses de l’empoisonnement radio­ac­tif étaient lar­ge­ment retom­bés », à envi­ron 140 000. (L’estimation du nombre de morts pour Naga­sa­ki est de 60 000 à 70 000). Le contexte de ces deux attaques – et de tous les bom­bar­de­ments incen­diaires des villes alle­mandes et japo­naises avant elles – est de toute évi­dence bien dif­fé­rent de celui du ter­ro­risme non-éta­tique et des atten­tats sui­cides com­mis par les ter­ro­ristes d’aujourd’hui. Néan­moins, « Hiro­shi­ma » reste le sym­bole le plus élo­quent et le plus déran­geant d’un bom­bar­de­ment ter­ro­riste à l’époque contem­po­raine – et ce, quelle que soit l’efficacité avec laquelle, pour les géné­ra­tions actuelles et futures, la rhé­to­rique post-11 sep­tembre de « Ground Zero » a alté­ré le pay­sage mémo­riel contem­po­rain et évoque aujourd’hui la vic­ti­mi­sa­tion US.

Cette mémoire courte a aus­si effa­cé aux USA presque tous les sou­ve­nirs du pro­lon­ge­ment de ces bom­bar­de­ments ter­ro­ristes en Corée et en Indo­chine. Peu de temps après la deuxième Guerre Mon­diale, la recherche sur les bom­bar­de­ments stra­té­giques US a cal­cu­lé que l’aviation anglo-US avait lar­gué sur le théâtre euro­péen 2,7 mil­lions de tonnes de bombes, dont 1,36 mil­lion sur l’Allemagne. Dans le théâtre du Paci­fique, le ton­nage total lar­gué par les avions alliés était de 656 400 tonnes, dont 24% (160 800 tonnes) ont été lar­gués sur les îles prin­ci­pales du Japon. Par­mi celles-ci, 104 000 tonnes « ont visé 66 zones urbaines ». Cho­quantes à l’époque, ces sta­tis­tiques japo­naises en par­ti­cu­lier ont fini par sem­bler modestes en com­pa­rai­son avec le ton­nage d’explosifs déver­sés par les troupes US sur la Corée et plus tard sur le Viet­nam, le Cam­bodge et le Laos.

L’histoire offi­cielle de la guerre aérienne en Corée (The Uni­ted States Air Force in Korea 1950 – 1953), note que les forces aériennes de l’ONU sous com­man­de­ment US ont fait plus d’un mil­lion de sor­ties et, au total, ont tiré plus de 698 000 tonnes de muni­tions explo­sives contre l’ennemi. Dans ses mémoires de 1965, Mis­sion with LeMay, le géné­ral Cur­tis LeMay, qui a diri­gé le bom­bar­de­ment stra­té­gique du Japon et de la Corée, fait cette remarque : « Nous avons réduit en cendres toutes les villes au Nord et au Sud de la Corée, les deux… Nous avons éli­mi­né un mil­lion de civils coréens et chas­sé plu­sieurs mil­lions d’autres de leurs mai­sons, avec les inévi­tables tra­gé­dies sup­plé­men­taires qui ne pou­vaient man­quer de s’ensuivre ».

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D’autres sources font une esti­ma­tion du nombre de civils tués dans la guerre de Corée de l’ordre de 3 mil­lions, et pro­ba­ble­ment plus encore. Dean Rusk, un par­ti­san de la guerre qui a été par la suite Secré­taire d’État, a rap­pe­lé que les USA avaient bom­bar­dé « tout ce qui bou­geait en Corée du Nord, chaque brique qui tenait encore sur une autre ». Au milieu de cette « guerre limi­tée », les fonc­tion­naires US avaient aus­si pris soin de sou­li­gner à plu­sieurs occa­sions qu’ils n’avaient pas exclu d’avoir recours aux armes nucléaires. Ceci impli­quait même la simu­la­tion de frappes nucléaires sur la Corée du Nord par les B‑29 opé­rant à par­tir d’Okinawa, dans une opé­ra­tion de 1951 qui avait pour nom de code « Hud­son Harbor ».

En Indo­chine, comme pen­dant la guerre de Corée, viser « tout ce qui bou­geait » était pra­ti­que­ment une for­mule incan­ta­toire au sein des forces armées US, une sorte de mot de passe légi­ti­mant les mas­sacres sans dis­cer­ne­ment. Par exemple, la récente his­toire de la guerre du Viet­nam de Nick Turse, à la docu­men­ta­tion exhaus­tive, emprunte son titre à l’ordre mili­taire de « tuer tout ce qui bouge ». Des docu­ments publiés par les Archives Natio­nales en 2004 incluent une trans­crip­tion d’une conver­sa­tion télé­pho­nique dans laquelle Hen­ry Kis­sin­ger relayait l’ordre du pré­sident Nixon de lan­cer « une cam­pagne de bom­bar­de­ments mas­sifs au Cam­bodge. De tout ce qui vole sur tout ce qui bouge ».

Au Laos, entre 1964 et 1973, la CIA a aidé à diri­ger les bom­bar­de­ments aériens les plus intenses de l’histoire si on les rap­porte au nombre de per­sonnes visées, déver­sant plus de deux mil­lions de tonnes de muni­tions explo­sives au cours de quelques 580 000 bom­bar­de­ments – l’équivalent d’un avion plein de bombes toutes les huit minutes pen­dant à peu près une décen­nie. Ceci inclut envi­ron 270 mil­lions d’obus dis­per­sés par les bombes à frag­men­ta­tion. Approxi­ma­ti­ve­ment 10% de la popu­la­tion totale du Laos a été tuée. Mal­gré les effets dévas­ta­teurs de cette attaque, quelques 80 mil­lions des bombes à frag­men­ta­tion qui ont été lar­guées n’ont pas explo­sé, lais­sant un pays rava­gé, jon­ché de muni­tions mor­telles qui n’ont pas explo­sé à ce jour.

Il est com­mu­né­ment admis que la charge explo­sive des bombes lar­guées sur le Viet­nam, le Cam­bodge et le Laos entre le milieu des années 1960 et 1973 repré­sente entre sept et huit mil­lions de tonnes – plus de qua­rante fois le ton­nage lar­gué sur les îles prin­ci­pales du Japon pen­dant la deuxième Guerre Mon­diale. Les esti­ma­tions sur le nombre total de morts varient, mais elles sont toutes exces­si­ve­ment éle­vées. Dans un article du Washing­ton Post de 2012, John Tir­man a remar­qué que « d’après les esti­ma­tions de plu­sieurs spé­cia­listes, le nombre de morts viet­na­miens mili­taires et civils est de 1,5 mil­lion à 3,8 mil­lions, la cam­pagne sous com­man­de­ment US sur le Cam­bodge ayant de plus cau­sé de 600 000 à 800 000 morts, et le nombre de morts au Laos étant esti­mé à envi­ron 1 million. »

Du côté US, le Dépar­te­ment des Anciens Com­bat­tant des USA fixe le nombre de morts au com­bat dans la guerre de Corée à 33 739. Pour le jour de la com­mé­mo­ra­tion (Memo­rial Day) en 2015, on a ins­crit sur le long mur du très émou­vant Mémo­rial pour les Vété­rans du Viet­nam à Washing­ton les noms des 58 307 membres de l’armée tués entre 1957 et 1975, la grande majo­ri­té d’entre eux après 1965. Ceci inclut envi­ron 1200 hommes por­tés dis­pa­rus (MIA, POW, etc.), les com­bat­tants dis­pa­rus dont le dra­peau du sou­ve­nir flotte encore sur Fen­way Park.

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“Espèce de fou !”

La Corée du Nord et le miroir cra­que­lé de la guerre nucléaire

Aujourd’hui, en géné­ral, les USA se rap­pellent le Viet­nam de façon assez vague, et pas du tout le Cam­bodge ou le Laos. (L’appellation impropre de « Guerre du Viet­nam » a enté­ri­né cet effa­ce­ment). La guerre de Corée, elle aus­si, a été appe­lée « la guerre oubliée », bien qu’un mémo­rial pour les vété­rans lui ait fina­le­ment été consa­cré en 1995, qua­rante-deux ans après l’armistice qui avait sus­pen­du le conflit. En revanche, les Coréens n’ont pas oublié. Ceci est par­ti­cu­liè­re­ment vrai de la Corée du Nord, où le sou­ve­nir de l’ampleur énorme des pertes humaines et des des­truc­tions subies entre 1950 et 1953 est entre­te­nu à tra­vers les inces­santes réité­ra­tions offi­cielles de cette mémoire – ceci étant à son tour redou­blé par la cam­pagne de pro­pa­gande per­ma­nente pour atti­rer l’attention sur l’intimidation nucléaire US pen­dant et après la guerre froide. Ces efforts sou­te­nus pour se rap­pe­ler plu­tôt que pour oublier expliquent en bonne par­tie les actuelles pro­vo­ca­tions nucléaires du lea­der de la Corée du Nord, Kim Jong-un.

Un petit effort d’imagination suf­fit pour voir les fêlures der­rière l’image reflé­tée par l’attitude et la stra­té­gie nucléaire de la corde raide des pré­si­dents US et du pou­voir dynas­tique dic­ta­to­rial de la Corée du Nord. Ce que ce miroir décon­cer­tant reflète est une pos­sible folie, ou une folie feinte, asso­ciée à un pos­sible conflit nucléaire, acci­den­tel ou non.

Pour les USA­mé­ri­cains et pour la plu­part du reste du monde, Kim Jong-un semble irra­tion­nel, et même sérieu­se­ment déran­gé. (Faites sim­ple­ment une recherche asso­ciant son nom et « dément » ou « fou » sur Google.) Et pour­tant, en agi­tant son petit hochet nucléaire, il rejoint par­fai­te­ment le jeu, dont les règles ont été fixées il y a bien long­temps, de la « dis­sua­sion nucléaire », et il applique ce qui est connu par­mi les stra­tèges US comme la « théo­rie du fou » (« the mad­man theo­ry »). Ce terme est par­ti­cu­liè­re­ment célèbre pour avoir été asso­cié à Richard Nixon et à Hen­ry Kis­sin­ger pen­dant la guerre du Viet­nam, mais en réa­li­té il est plus ou moins par­tie pre­nante des stra­té­gies nucléaires US. Comme cela a été refor­mu­lé dans « Essen­tials of Post-Cold War Deter­rence » (« Élé­ments essen­tiels de la dis­sua­sion post guerre froide »), un docu­ment d’orientation secret pré­pa­ré par un sous-comi­té du Com­man­de­ment Stra­té­gique US en 1995 (quatre ans après la dis­lo­ca­tion de l’URSS), la théo­rie du fou avance que l’essence d’une dis­sua­sion nucléaire effi­cace est de faire naître un sen­ti­ment de « peur » et de « ter­reur » dans l’esprit de l’adversaire, et à cette fin « il est nui­sible de se mon­trer sous un jour trop ration­nel ou avec trop de sang-froid ».

Quand Kim Jong-un joue à ce jeu, on le ridi­cu­lise, tout en crai­gnant qu’il ne soit vrai­ment dés­équi­li­bré. Quand cela est pra­ti­qué par leurs propres lea­ders et par les apôtres du nucléaire, les USA­mé­ri­cains ont été condi­tion­nés pour voir en eux des acteurs ration­nels au comble de la ruse.

Le ter­ro­risme, semble-t-il, au vingt et unième siècle, comme au ving­tième, est dans l’œil de celui qui regarde.

Mer­ci à L’His­toire est à nous

Source : http://www.tomdispatch.com/post/176274/tomgram%3A_john_dower%2C_terror_is_in_the_eye_of_the_beholder/

Date de paru­tion de l’ar­ticle ori­gi­nal : 04/05/2017

URL de cette page : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=20453