Si nous voulons vivre hors la loi des meurtriers

Il est inutile de se demander d’où vient cet acharnement des réactionnaires à vouloir supprimer les poètes. N’est-il pas la meilleure preuve de l’efficacité de leurs écrits, lorsque, sous la pression des événements, la poésie devient une arme de libération.

— Est-ce que tu crois qu’en te lais­sant mou­rir de faim l’injustice va cesser ?

Non. Per­sonne ne croit ça. L’injustice fait par­tie du sys­tème. Mais ce qui nous ramène main­te­nant en Tur­quie, c’est la très longue, très sombre mémoire des oppo­sants morts en grève de la faim. La lita­nie des noms des morts qui n’ont jamais été gra­vés sur le moindre monu­ment. Un mémo­rial pour apai­ser la dou­leur de nos âmes.

Pour­tant, durant les sept pre­mières années du XXIe siècle, ils furent plus d’une cen­taine à mou­rir jeunes et affa­més, ago­ni­sant au terme d’un jeûne qui dépas­sait sou­vent les cent vingt jours. Je pense à Gul­su­man Ada Don­mez qui avait 38 ans, morte au 147ème jour à l’hôpital. S’il vous plait, vous qui lisez son nom, regar­dez son visage. Elle était née en mai 1964, membre de l’Association pour l’entraide des parents de déte­nus. Elle jeû­nait par soli­da­ri­té envers son frère incar­cé­ré, lui même « gré­viste de la mort ».

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Gul­su­man Ada Donmez

Et puis il y a Zeh­ra et Dja­nan Kulak­siz qui étaient sœurs. Elles sou­riaient toutes les deux à l’approche de la mort, joyeuses et obs­ti­nées comme Nuriye peut l’être aujourd’hui. Dja­nan était la plus jeune, la pre­mière à mou­rir à l’âge de 19 ans, le 15 avril 2001, après 137 jours de jeûne. Zeh­ra lui sur­vi­vra un peu plus de deux mois et mour­ra à 22 ans, le 29 juin 2001, après 223 jours de grève de la faim. Je parle d’elles pour évi­ter que leurs noms ne s’effacent de nos pauvres mémoires. Pour empê­cher que l’inoubliable sou­rire de Nuriye Gül­men ne vienne effa­cer les visages rayon­nants des deux sœurs.

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Nuriye Gül­men & Semih Özakça

Affa­mées volon­taires pour affron­ter un pou­voir impas­sible, Gusul­man et Zeh­ra, Dja­nan et Nuriye nous enseignent la force de vivre sans conces­sions. Elles nous apprennent à lut­ter contre une vio­lence d’État qui semble aujourd’hui sans limites, et qu’il nous faut détruire si nous vou­lons vivre hors la loi des meurtriers.

Cette lutte a pour­tant une longue his­toire en Tur­quie, qu’on peut ten­ter de racon­ter en remon­tant le temps. En 1996, à la pri­son de Bay­ram Pacha, une grève de la faim avait déjà fait douze morts quand sont inter­ve­nus trois écri­vains, Yachar Kemal, Orhan Pamuk et Zul­fi Liva­ne­li, dont le patient tra­vail de média­tion a per­mis d’interrompre l’hécatombe annon­cé. C’est une vic­toire qu’il fau­drait racon­ter plus en détail. Je sais seule­ment que les gré­vistes récla­maient la fer­me­ture de la pri­son de haute sécu­ri­té d’Eskisehir, et qu’ils l’ont obte­nue. Cinq ans plus tard, en 2001, le ministre turc de la jus­tice demande aux trois écri­vains d’aller voir à nou­veau les pri­son­niers en grève de la faim, et de ten­ter de de trou­ver une issue au bras-de-fer, comme ils l’avaient fait avec suc­cès en 1996. Yachar Kemal, Orhan Pamuk et Zul­fi Liva­ne­li sont donc allés dis­cu­ter en pri­son avec les repré­sen­tants des gré­vistes. Mais cette fois sans succès.
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Yachar Kemal

Pour Yachar Kemal, cet échec est demeu­ré une bles­sure, née de l’indifférence de la popu­la­tion. « Je n’arrive pas à m’expliquer pour­quoi cette fois-ci, la presse et l’opinion publique ne suivent pas autant l’affaire : en 1996 des dizaines de jour­na­listes sont venus d’Europe pour m’interviewer ; cette fois-ci même ceux que je connais per­son­nel­le­ment ne m’ont pas appe­lé.»

Douze ans aupa­ra­vant, une autre grève de la faim avait coû­té la vie à Abdul­lah Meral, Hay­dar Baş­bağ, Fatih Öktülmüş et Hasan Tel­ci, quatre mili­tants du par­ti d’extrême-gauche Devrim­ci-Sol, la Gauche Révo­lu­tion­naire, qui était le prin­ci­pal groupe d’opposition à la junte mili­taire alors au pou­voir. En 1988, Gru­pYo­rum leur a consa­cré une chan­son sur l’album “Beri­van”. Ces grèves de la faim menées jusqu’à la mort s’inspiraient de celles des pri­son­niers poli­tiques de l’IRA dans la pri­son de Long Kesh, en 1980.
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Nâzim Hik­met

De grève en grève, on peut remon­ter encore plus loin dans l’histoire de la Tur­quie, au moins jusqu’à Nâzim Hik­met en 1950. Il était alors incar­cé­ré depuis dix ans déjà à la pri­son de Brousse, où il avait écrit de nom­breux poèmes et des pièces de théâtre, tout en tra­dui­sant Tol­stoï en turc et en souf­frant d’une san­té de plus en plus fra­gile, quand il enta­ma deux grèves de la faim suc­ces­sives. De leur côté, Louis Ara­gon et Tris­tan Tza­ra essayaient de mobi­li­ser les écri­vains du monde entier pour aler­ter sur l’emprisonnement d’un poète de plus en plus malade, et qui ris­quait de mou­rir en prison.

« Les plus belles années de sa vie, écri­vait Tza­ra, Nâzim les a pas­sées en pri­son, où il n’a ces­sé d’écrire des poèmes. Mais les murs de sa pri­son de Brousse, en dépit de leur soli­di­té, n’ont pas pu empê­cher la voix de la poé­sie de se faire entendre et de par­ve­nir jusqu’à nous. C’est l’action des hommes épris de liber­té et l’indignation sus­ci­tée dans le monde entier par la cruau­té du gou­ver­ne­ment turc envers un grand poète qui ont arra­ché Nâzim à la mort lente qu’on lui réser­vait. Il est inutile de se deman­der d’où vient cet achar­ne­ment des réac­tion­naires à vou­loir sup­pri­mer les poètes. N’est-il pas la meilleure preuve de l’efficacité de leurs écrits, lorsque, sous la pres­sion des évé­ne­ments, la poé­sie devient une arme de libé­ra­tion.»

En 1950, les jour­naux turcs com­mencent à par­ler de cette mobi­li­sa­tion en faveur de la libé­ra­tion du poète. La même année, Yachar Kemal était lui aus­si en pri­son, où il subis­sait des tor­tures. Dans une lettre du 5 avril, Nâzim Hik­met écrit à son ami Vâlâ : « Je n’arrive pas à pré­voir quel sera le résul­tat de tout ça, de toutes ces démarches, mais tout comme toi, je n’ai pas per­du tout espoir, le bon sens, la conscience natio­nale fini­ront bien par faire triom­pher la jus­tice. Je veux dire que je me met­trai, le 8 de ce mois, à la grève de la faim avec espoir, et pas du tout par déses­poir. Et si même j’y lais­sais ma peau, c’est avec espoir que j’aurais vécu jusqu’à mon der­nier souffle.»

Plus loin dans la même lettre, le poète donne je crois le sens de ces grèves qui peuvent aller jusqu’à la mort, et qu’il liait d’instinct à une joie obs­ti­née, de la même façon que Nuriye Gül­men dans ses der­niers mes­sages de pri­son. « Et soyez vous-mêmes pleins d’espoir, écrit Hik­met, mal­gré tout, toi sur­tout Vâlâ, ne t’énerve pas, ne te fais pas trop de sou­ci, dis-toi bien que moi, je suis plein d’espoir, que je nage dans la joie de récla­mer ce qui n’est que jus­tice, j’ai la chance de me dire que jus­tice sera faite, de toute façon, même si je mou­rais, oui, j’ai la chance d’y croire, d’en être cer­tain. Sou­viens-toi bien : je ne me sui­cide pas, je n’exerce pas un chan­tage quel­conque, je ne m’entête pas, c’est tout sim­ple­ment parce qu’il ne me reste aucune autre solu­tion que de mettre ma vie en jeu, pour que les voies légales puissent enfin s’ouvrir, pour que cette erreur judi­ciaire qui traîne depuis treize ans soit enfin répa­rée.»

Par chance, suite à la vic­toire élec­to­rale du par­ti démo­crate, une amnis­tie géné­rale est votée. Nâzim Hik­met est libé­ré et cesse aus­si­tôt sa grève de la faim. Comme a pu l’écrire Luis Suar­diaz, dans un poème adres­sé à Nâzim Hik­met depuis La Havane :

Ton cœur

Était aus­si une arme de combat

Dans la Tur­quie d’aujourd’hui, écra­sée sous les dik­tats d’un tyran revan­chard, le cœur de Nuriye Gül­men est deve­nu lui aus­si une arme de com­bat. Avant d’être limo­gée, elle était cher­cheuse et ensei­gnante en lit­té­ra­ture com­pa­rée et il y a quelques jours, j’ai décou­vert qu’elle avait tra­duit les lettres de Kaf­ka à Mile­na. Lettres fas­ci­nantes et seules traces d’un amour tour­men­té, puisque les lettres écrites par Mile­na Jesens­ka ont été éga­rées. Ce sont les seules lettres de Kaf­ka que Nuriye Gül­men a tra­duites en langue turque. Je dois cette décou­verte à Bahar Kimyon­gur, un jour­na­liste turc exi­lé en Bel­gique, qui a orga­ni­sé, avec le Comi­té pour la levée de l’état d’urgence en Tur­quie, une marche de Liège à Bruxelles en sou­tien à Nuriye Gül­men et Semih Özak­ça.

Ces lettres, qu’on peut lire aus­si en fran­çais, sont un tré­sor abso­lu de la lit­té­ra­ture du XXème siècle. Elles portent en elles la déme­sure d’un amour d’écrivain, mêlée à la peur et la culpa­bi­li­té qui n’ont jamais ces­sé de tor­tu­rer Kaf­ka. Mile­na Jesen­ka était « vrai­ment fabu­leu­se­ment belle », avait-il écrit dans l’une d’elle. La belle était alors mariée à Ernst Pol­lak, tra­duc­teur lui aus­si, avec qui elle habi­tait à Vienne. En 1920, elle devint la tra­duc­trice en tchèque de Kaf­ka qui écri­vait en alle­mand. Dans son Jour­nal, le 2 décembre 1921, il fait d’elle une créa­ture céleste : « Elle est le ciel four­voyé sur terre. » Il a rai­son, il suf­fit de consul­ter les pho­to­gra­phies de son visage et de son­ger au rêve pré­mo­ni­toire qu’elle a noté en 1919, décri­vant les trains et les camps de la mort où elle mour­ra le 17 mai 1944, dépor­tée à Ravensbrück.

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Mile­na Jesenska

J’aime l’idée qu’Aslı Erdoğan, si atta­chée aux textes et au monde de Kaf­ka, ait pu lire ses lettres dans la tra­duc­tion de Nuriye Gül­men, sous cette cou­ver­ture jaune de chrome. Qu’en langue turque, les deux femmes aient par­ta­gé les fan­tômes dont Kaf­ka parle sans cesse à Mile­na. « Mais écrire des lettres cela signi­fie se dénu­der devant les fan­tômes, ce qu’ils attendent avi­de­ment.» On pense à toutes ces lettres qu’Aslı Erdoğan et Nuriye Gül­men ont pu écrire de leurs cel­lules. Lettres d’alerte dépouillées et ana­ly­sées par les fan­tômes de la police du minis­tère de l’Intérieur. « Les bai­sers écrits ne par­viennent pas à des­ti­na­tion, mais les fan­tômes les boivent sur le che­min jusqu’à la der­nière goutte.» Et plus loin encore ces mots, qui annon­çaient le pire : « Les fan­tômes ne mour­ront pas de faim, mais nous serons anéan­tis ».

Tie­ri Briet


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Pour mémoire, Cen­giz Soy­das est mort le 21 mars 2001, à son 153ème jour de Grève de la faim, dans la pri­son de type F de Sinan, à Ankara.

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Le 7 avril 2001, Adil Kaplan est mort au 170ème jour dans le pri­son de Type F à Edirne et Bulent Coban est mort au 160ème jour de Grève de la faim dans le pri­son de type F de Kandira.

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Le 11 avril 2001, Ner­giz Gül­mez est mort à son 170ème jour de Grève de la faim dans le pri­son de type F à Kar­tal, à Istan­bul. Le même jour, Fat­ma Ersoy mou­rait dans la pri­son de Çanak­kale. Elle en était à son 173ème jour de grève de la faim.

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Le len­de­main, jeu­di 12 avril 2001, ils étaient trois à mou­rir de faim. Tun­cay Günel, empri­son­né à Edirne pen­dant qu’Abdullah Boz­dag et Celal Alpay décé­daient à l’hôpital d’Izmir.

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Erol Evcil & Murat Hoban

Le 14 avril 2001, c’était Erol Evcil qui mou­rait à son 179ème jour de grève de la faim dans la pri­son de Sin­can, à Anka­ra. Le même jour et dans l’hôpital de la même ville, Murat Hoban mou­rait d’épuisement. Il en était à son 177ème jour de grève de la faim.

Le len­de­main, dimanche 15 avril 2001, c’est Dja­nan Kulak­siz, la plus jeune des deux sœurs qui décé­dait chez elle, à son 137ème jour de grève de la faim pen­dant que Sedat Gür­sel Akmaz mou­rait de faim lui aus­si, à l’hô­pi­tal d’Izmir.

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Sedat Gür­sel Akmaz

La liste est sans fin, mais je conti­nue de reco­pier les noms que je découvre, pour empê­cher l’oubli. Un an plus tard, les morts conti­nuaient. Le 10 mars 2002, une infir­mière gré­viste de la faim décé­dait à 13h30, à l’hôpital de la Pri­son Bay­ram­pa­si d’Istanbul. Elle s’appelait Yeter Güzel et était membre du Syn­di­cat des tra­vailleurs de la Santé. 

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Yeter Güzel

Le lun­di 1er avril 2002, Meryem Altun mou­rait à l’hôpital de Sag­man­ci­lar. Elle en était à son 231éme jour de jeûne.

Nos mémoires aus­si seront sans fin, assoif­fées de justice.

13 juillet 2017 / Tie­ri Briet

Un Cahier rouge