Si on prenait un peu aux riches, ça ferait combien pour les pauvres ?

Ce « transfert solidaire » reviendrait donc à peu près à reprendre aux 10 % les plus riches les cadeaux fiscaux qu'on leur a offerts sur un plateau depuis dix ans. - « Allô, la Gauche ? »

Riches-et-pauvres.jpg

Forbes vient de révé­ler son clas­se­ment annuel des grandes for­tunes. Nous voi­ci plei­ne­ment ras­su­rés : du côté des mil­liar­daires, la crise est presque effa­cée. Ils sont en 2010 qua­si­ment autant et aus­si riches qu’en 2008… Et pen­dant ce temps, le chô­mage conti­nue d’aug­men­ter. Cette situa­tion est-elle une fata­li­té ? Que se pas­se­rait-il en cas de coup de balai fiscal ?

Ques­tion poli­ti­que­ment incor­recte quand on est gou­ver­nés par des riches, mais je la pose.

En 2007, en France, les 10 % les plus riches avaient un « niveau de vie »
moyen de 50 778 euros par an et par « uni­té de consom­ma­tion (uc) » ou «
 équi­valent adulte iso­lé » (voir ci-des­sous), soit 4231 euros par mois.

Quant aux 10 % les plus pauvres, ils avaient en 2007 un niveau de vie par uc de 7698 euros, soit 641 euros par mois.
DONC 6,6 FOIS MOINS. [(source)
->http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATnon04249]

Paren­thèse tech­nique. Pour l’In­see, le niveau de vie d’une per­sonne est égal au reve­nu dis­po­nible du ménage (après impôts directs) divi­sé par le nombre d’u­ni­tés de consom­ma­tion. On attri­bue 1 UC au pre­mier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres per­sonnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans. Avec cette défi­ni­tion, toutes les per­sonnes d’un ménage ont le même « niveau de vie ». En moyenne, on a en France 1,6 UC par ménage, avec des écarts (que j’i­gnore) selon les niveaux de vie. Les rai­sons pour les­quelles on adopte des conven­tions aus­si abs­traites tiennent, par exemple, au fait que deux per­sonnes vivant en « ménage » sous le même toit ont un niveau de vie supé­rieur à celui de deux per­sonnes ayant les mêmes reve­nus mais vivant iso­lé­ment. Fin de la parenthèse.

Déci­dons arbi­trai­re­ment de pré­le­ver 10 % des reve­nus des 10 % les plus riches. En moyenne. Car on peut (et on doit) faire du pro­gres­sif, mais peu importe ici. Ils conti­nue­ront à vivre très bien, mer­ci. J’en fais par­tie, je sais. Cela fait un pré­lè­ve­ment de 423 euros par mois en moyenne par UC (équi­valent adulte).

Pre­mier scé­na­rio. On trans­fère le tout aux 10 % du bas de l’é­chelle (le pre­mier « décile »), là aus­si en attri­buant plus à ceux qui ont le moins. Ils voient pro­gres­ser leur niveau de vie moyen de 66 %, ce qui change leur vie : ils passent en moyenne de 641 euros par UC, bien en des­sous du seuil de pau­vre­té (908 euros pour une per­sonne seule en 2007) à 1 064 euros par UC.

Second scé­na­rio. On peut (et on doit), en conser­vant la pro­gres­si­vi­té, déci­der d’u­ti­li­ser cette « redis­tri­bu­tion soli­daire des reve­nus » pour amé­lio­rer le sort des 20 % du bas de l’é­chelle, à rai­son par exemple de deux tiers de la somme pré­le­vée pour le pre­mier décile (soit 282 euros par UC et par mois), et un tiers pour le deuxième décile (dont le niveau de vie moyen était de 938 euros par UC et par mois). On amé­liore alors le niveau de vie du pre­mier décile de 44 % (niveau de vie de 923 euros en moyenne à l’ar­ri­vée) et celui du deuxième de 15 % (1 079 euros en moyenne à l’arrivée).

Cet exer­cice hypo­thé­tique et abs­trait − car il y a de nom­breuses façons pos­sibles de réa­li­ser de tels trans­ferts de reve­nus, en pas­sant en par­tie par la réduc­tion des inéga­li­tés de salaires et autres « reve­nus pri­maires », et en par­tie par de vrais impôts et pres­ta­tions sociales − ne vaut que sur un point. Il prouve qu’en rédui­sant de façon modé­rée les hauts reve­nus, on pour­rait éra­di­quer la pau­vre­té moné­taire en France et amé­lio­rer la situa­tion maté­rielle de ceux qui sont un peu au-des­sus du seuil de pau­vre­té, sans tou­cher aux reve­nus de l’im­mense majo­ri­té, et sans invo­quer le besoin de crois­sance. Le rap­port entre les niveaux de vie moyens des déciles du haut et du bas pas­se­rait de 6,6 (4 231/641) à 4,1 (3 808/923) dans le second scé­na­rio (celui qui se pro­pose d’a­mé­lio­rer le sort des 20 % du bas).

Si nos élites ne gra­vi­taient pas, presque toutes, du côté des 10 % du haut, et assez sou­vent du côté des 1 % les plus for­tu­nés et de leurs réseaux, il y a long­temps que cela aurait été envi­sa­gé. Qui plus est, ce serait excellent pour la fameuse « relance de la consommation ».

Au fait, com­bien repré­sen­te­rait au total cette « redis­tri­bu­tion soli­daire » aux effets sociaux immenses ?

Une ponc­tion de 5 078 euros par an et par UC (équi­valent adulte) en moyenne pour envi­ron 10 % d’un total de 41 mil­lions d’UC, cela fait un peu plus de 20 mil­liards d’eu­ros. Mais à com­bien se monte la perte annuelle de res­sources fis­cales liée aux réduc­tions suc­ces­sives de l’im­pôt sur le reve­nu depuis 2000, sans même par­ler d’autres cadeaux ? Réponse : autour de 30 mil­liards d’eu­ros, dont les deux tiers ont béné­fi­cié exclu­si­ve­ment aux 10 % les plus riches. Les deux tiers de 30 mil­liards, c’est… 20 mil­liards ! Cal­culs à la louche, mais pas besoin de petite cuillère pour ces ordres de grandeur.

Ce « trans­fert soli­daire » revien­drait donc à peu près à reprendre aux 10 % les plus riches les cadeaux fis­caux qu’on leur a offerts sur un pla­teau depuis dix ans.

- « Allô, la Gauche ? »

- « Tous nos opé­ra­teurs sont en ligne élec­to­rale, veuillez rap­pe­ler ultérieurement ».

Et si on pre­nait un peu aux riches… (suite)

riche-cigare11b.gif Le nombre et l’in­té­rêt des com­men­taires sur mon pré­cé­dent post m’in­citent à pro­lon­ger par quelques remarques. En effet, à par­tir de mon scé­na­rio sim­pliste et pure­ment quan­ti­ta­tif de trans­fert de reve­nus du haut vers le bas, on voit sur­gir des ques­tions plus concrètes sur le pour­quoi et le com­ment de la répar­ti­tion et de la redis­tri­bu­tion des revenus.

1. Mon petit cal­cul n’a aucune dimen­sion de pro­jet. Il vise juste à mon­trer que d’im­por­tantes res­sources finan­cières existent en haut de la hié­rar­chie des reve­nus, que si une par­tie modeste de ces res­sources (cor­res­pon­dant par exemple aux cadeaux fis­caux dont les 10 % les plus riches ont béné­fi­cié depuis 2000) allait vers les bas reve­nus, cela aurait un impact énorme.

2. Il ne faut pas inter­pré­ter ce cal­cul comme une invi­ta­tion à voir dans l’im­pôt le seul grand outil de réduc­tion des inéga­li­tés. Ce der­nier a beau­coup per­du en pro­gres­si­vi­té en France en trente ans, et donc retrou­ver de la pro­gres­si­vi­té serait bien utile. Mais il est non moins impor­tant d’a­gir sur les salaires et autres reve­nus « avant impôts », en pré­voyant notam­ment des pla­fonds (révi­sables) de très hauts salaires et des pla­fonds de ren­de­ment des pla­ce­ments finan­ciers et immo­bi­liers. Une plus juste dis­tri­bu­tion ini­tiale exige moins de redis­tri­bu­tion. Ce serait une autre moda­li­té, plus déci­sive, de « par­tage » des richesses éco­no­miques. Voir mes textes des 17 et 29 novembre 2008.

3. Pour mémoire. Il y a bien d’autres richesses à mieux par­ta­ger que les reve­nus et les patri­moines moné­taires : temps de tra­vail et qua­li­té du tra­vail, temps libre, tra­vail domes­tique et fami­lial, liber­tés de choix de vie, etc. Les inéga­li­tés sociales sont mul­ti­di­men­sion­nelles et cumu­la­tives et elles ne s’ex­pliquent pas toutes par les inéga­li­tés de res­sources monétaires.

4. Retrou­ver des res­sources pour l’ac­tion publique via des impôts plus éle­vés (en moyenne) mais plus justes et plus pro­gres­sifs est indis­pen­sable pour bien d’autres motifs que la lutte contre la pau­vre­té. Je ne vais pas ici dres­ser une liste de poli­tiques publiques en attente de moyens, mais la plus impor­tante à long terme est sans doute celle qui concerne l’en­vi­ron­ne­ment. Et, à court terme, c’est la poli­tique publique de l’emploi qui devrait être prio­ri­taire en rela­tion avec celles concer­nant « l’ex­clu­sion » et la pau­vre­té. En finir avec les heures sup­plé­men­taires défis­ca­li­sées et avec les réduc­tions de l’emploi public, créer mas­si­ve­ment des emplois aidés de bonne qua­li­té, sou­te­nir et encou­ra­ger les très nom­breuses asso­cia­tions employeuses contraintes aujourd’­hui ou demain de mettre la clé sous la porte alors qu’elles rendent des ser­vices d’u­ti­li­té sociale, réduire de façon équi­table la durée du tra­vail par­tout où elle est trop longue, etc.

5. L’un des com­men­ta­teurs de mon texte (pseu­do : jmv59) écrit : « J’a­vais réa­li­sé des simu­la­tions sem­blables il y a quelques mois et j’é­tais par­ve­nu à l’i­dée de fon­der ce mode de contri­bu­tion de soli­da­ri­té sur les patri­moines, dont la répar­ti­tion est scan­da­leu­se­ment plus inégale encore (le rap­port entre les déciles extrêmes n’est pas de 6,6 mais de 2 135 !)… On peut même rêver et cumu­ler les deux pour offrir une amé­lio­ra­tion du niveau de vie pour la moi­tié de nos concitoyens ».

C’est évi­dem­ment une piste fort impor­tante. J’ai pour ma part, dans cer­tains posts, mon­tré qu’un ISF mon­dial au taux moyen fran­çais, appli­qué aux seuls mil­lion­naires en dol­lars (0,15 % de la popu­la­tion, patri­moines éva­lués hors rési­dences prin­ci­pales), rap­por­te­rait 500 à 600 mil­liards de dol­lars par an. De quoi finan­cer à la fois les Objec­tifs du mil­lé­naire des Nations unies et les grands inves­tis­se­ments pour contrer le chan­ge­ment climatique.

Ce com­men­ta­teur a bien vou­lu m’en­voyer sa feuille de cal­cul. C’est pra­tique quand des gens coopé­ra­tifs font le bou­lot pour vous ! Les don­nées de l’In­see sont acces­sibles via ce lien. Mal­heu­reu­se­ment, la der­nière année dis­po­nible est 2003, en rai­son de la très faible fré­quence des enquêtes sur le patri­moine (la der­nière date de début 2004) !

Quoi qu’il en soit, les résul­tats sont dignes d’in­té­rêt, bien que des incer­ti­tudes sub­sistent. Les don­nées des enquêtes directes sur le patri­moine des ménages ne sont pour l’ins­tant guère com­pa­tibles avec les éva­lua­tions glo­bales de la comp­ta­bi­li­té natio­nale. Les enquêtes sous-estiment les très hauts patri­moines : l’In­see parle pudi­que­ment de la « dif­fi­cul­té à inclure dans l’é­chan­tillon les ménages déten­teurs des plus hauts patri­moines financiers »…

En se limi­tant aux don­nées des enquêtes, on obtient cet ordre de gran­deur. Pour obte­nir la même ponc­tion sur les plus riches que dans ma simu­la­tion − qui consiste à « reprendre » en moyenne 10 % des reve­nus des 10 % les plus riches (en termes de reve­nus) −, il fau­drait pré­voir un pré­lè­ve­ment annuel moyen de l’ordre de 1 % du patri­moine brut des 10 % les plus riches (en termes de patrimoine).

Il faut savoir en com­plé­ment que la pro­gres­sion des patri­moines des déciles supé­rieurs a été telle entre 1997 et 2003 (plus de 5,5 % par an en moyenne en euros cou­rants, donc plus de 3,5 % en euros constants) qu’un pré­lè­ve­ment de 1 % par an ne les aurait pas empê­chés de croître vive­ment sur cette période, et il ne fait guère de doute que ce constat serait éga­le­ment véri­fié jus­qu’en 2009.

A nou­veau, cet exer­cice ne donne pas les clés concrètes d’une poli­tique fis­cale juste sur le patri­moine, les suc­ces­sions, etc. Mais les ordres de gran­deur des « réserves de res­sources » sont utiles. L’ISF, qui est une vraie pas­soire, n’a rap­por­té que 3,8 mil­liards d’eu­ros en 2008.

Dans les débats publics, la ques­tion est sou­vent posée : vos idées, c’est très bien sur le papier, mais où trou­vez-vous l’argent alors que l’E­tat est décla­ré plus ou moins « en faillite » ? Ce texte et le pré­cé­dent donnent déjà deux pistes. Mais il en existe bien d’autres, et ce sera pour un pro­chain texte…

Ajout du 19 jan­vier. L’un des com­men­ta­teurs de mon pré­cé­dent texte nous a fait béné­fi­cier d’un lien fort utile sur la ques­tion de l’empreinte éco­lo­gique com­pa­rée des plus riches et des plus pauvres. Mais la copie qu’il a faite de l’a­dresse est mal pas­sée. Il me l’a envoyée et vous la trou­ve­rez ici.

Jean Gadrey, né en 1943, est Pro­fes­seur hono­raire d’é­co­no­mie à l’U­ni­ver­si­té Lille 1. Il a publié au cours des der­nières années : Socio-éco­no­mie des ser­vices et (avec Flo­rence Jany-Catrice) Les nou­veaux indi­ca­teurs de richesse (La Décou­verte, coll. Repères). S’y ajoutent En finir avec les inéga­li­tés (Man­go, 2006) et, en 2010, Adieu à la crois­sance (Les petits matins/Alternatives éco­no­miques), réédi­té en 2012 avec une post­face ori­gi­nale. Il col­la­bore régu­liè­re­ment à Alter­na­tives éco­no­miques.