Témoignage. Questions. Interpellation.

Des jeunes hommes d'Afrique du Nord et d'Afrique noire ont entamé une grève de la faim depuis à présent 86 jours et revendiquent une révision de la loi sur l'asile et la migration telle que promulguée aujourd'hui par l'Etat belge.

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Le mar­di 3 avril, Moham­med et Oumar m’ont confir­mé que les 23 per­sonnes en grève de la faim, qui avaient accep­té dimanche ma pro­po­si­tion de me joindre à eux, ont chan­gé d’avis.
Ils ne m’ont pas don­né de longues explications.
Ils pensent que c’est peut-être dan­ge­reux, que cela pour­rait blo­quer encore plus la situation.
Ils pensent aus­si que c’est un « sacri­fice », que c’est trop dur et ça ils ne le veulent pas.

Jamal aus­si, que vois régu­liè­re­ment, et Abdel­ma­lek, qui loge depuis dix jours avec lui dans une minus­cule chambre au deuxième étage du bâti­ment que la VUB a mis leur dis­po­si­tion, m’ont dit aus­si qu’ils ne veulent pas que je me joigne à eux.

Jamal a 20 ans, il est le plus jeune des 23 gré­vistes. Il a eu 20 ans le pre­mier jour de la grève de la faim, le 14 jan­vier 2012.
Hier, ven­dre­di 6 avril 2012, après 84 jours de grève, il est très faible, il a mal à la tête, au ventre, au dos. Il est aus­si stres­sé et anxieux. Il me dit « je deviens fou » et un peu plus tard « je meurs lentement ».

Tous les gré­vistes ont mal, cer­tains sont malades, ils sont tous affai­blis et res­tent cou­chés la plu­part du temps, sauf Oumar et Moham­med, qui conti­nuent à man­ger un peu (tou­jours en dehors du bâti­ment où ils logent) pour assu­rer le contact avec le comi­té de sou­tien, et pour repré­sen­ter les gré­vistes dans les mani­fes­ta­tions et les délégations.

J’ai pour­tant lu hier, ven­dre­di, dans la ver­sion néer­lan­do­phone de Metro, le jour­nal gra­tuit, que l’état de san­té des gré­vistes est stable, qu’ils ne sont pas en dan­ger de mort, qu’il n’existe pas de risque aigu.
Deux méde­cins de l’Office des Étran­gers sont venus mar­di 3 avril, et jeu­di 5 avril, pour contrô­ler la situa­tion. J’étais pré­sente. D’autres, envoyés par Mon­sieur Paul De Knop, le rec­teur de la VUB sont venus aus­si. Je ne les ai pas ren­con­trés. C’est leur « diag­nos­tic » que le jour­nal Metro répercute.

Je ne suis pas méde­cin, je ne me pro­non­ce­rai donc pas à ce sujet. Mais depuis un mois, je vais régu­liè­re­ment leur rendre visite et je peux témoi­gner que je les vois dépé­rir, deve­nir phy­si­que­ment de plus en plus faibles, malades, et fati­gués. Psy­cho­lo­gi­que­ment aus­si, ils souffrent. Ils deviennent de plus en plus stres­sés, anxieux, pro­fon­dé­ment malheureux.

Cela n’enlève rien à leur déter­mi­na­tion, je peux en témoi­gner aussi.
Ils ne veulent plus vivre sans droits, exploi­tés dans le tra­vail, dor­mant à la rue ou dans des squats, ou encore sous la coupe des mar­chands de som­meil. Ils ne veulent pas dépendre d’aide sociale, de Feda­sil ou d’autres struc­tures. Ils ne veulent plus avoir peur d’être dans l’espace public.
Ils veulent une vie nor­male. Ils conti­nuent à deman­der le droit de vivre nor­ma­le­ment, de tra­vailler (un per­mis de séjour d’un an et un per­mis de travail).
Moham­med me dit sou­vent « nous ne deman­dons pas le para­dis ni le dia­mant de l’Afrique du Sud… »

Je ne les connais pas tous.
Je croise sou­vent Mon­cef, qui comme Moham­med est plus âgé que la majo­ri­té d’entre eux, je crois qu’il a un peu plus de 55 ans. Il loge dans le cou­loir du deuxième étage et il appré­cie qu’on lui apporte des journaux.
Je croise aus­si Sayi­dou, Iriya­sa et Abou. Tous les trois sont d’origine afri­caine. Ils par­tagent une chambre au rez-de-chaus­sée, à côté de la petite pièce qui sert de pièce d’accueil.

Sur les murs de celle-ci s’accumulent des extraits d’articles de jour­naux. Ils parlent de leur situa­tion, de la grève de la faim, et de la situa­tion géné­rale des sans papier et de la migra­tion en Belgique.
Il y a aus­si quelques pho­tos de cer­tains d’entre eux… mais ils ont chan­gé aujourd’hui.

La plu­part des articles pro­viennent de la presse néer­lan­do­phone. Je ne com­prends pas le silence de la presse francophone.
Je me pose beau­coup de questions.
Dont celle-ci : Qu’est-ce-qui est le pire, le silence de la presse fran­co­phone ou ce que je lis dans la presse néer­lan­do­phone, dans la majo­ri­té des cas, des approxi­ma­tions, des men­songes, des mani­pu­la­tions aus­si, ou encore les avis d’experts, de poli­ti­ciens ou de mora­listes qui disent s’en tenir à la loi, et pour cer­tains qui accusent les per­sonnes en grève de la faim de « chan­tage » ou les soup­çonnent de « jouer la comédie » ?

Une autre ques­tion m’est venue à l’esprit.
Que signi­fie « s’en tenir à la loi » ? La loi est-elle abso­lue, inébranlable ?
Dans notre pays, comme dans d’autres pays, on a pour­tant abo­li la peine de mort.
La loi peut, et doit sans aucun doute, res­ter « vivante »… adap­table, modulable.
Des « excep­tions à la loi » sont-elles permises ?
Cer­tai­ne­ment. On en a vu dans plu­sieurs domaines.
Mais dans ce cas pré­cis, par l’intermédiaire de Mon­sieur Roo­se­mont, Direc­teur de l’Office des Etran­gers, la Secré­taire d’Etat dit qu’il est hors de ques­tion de l’envisager ou même d’en parler.

J’ai ren­con­tré aus­si beau­coup de per­sonnes qui sou­tiennent les gré­vistes d’une manière ou d’une autre.
Entre autres, Rita Van Obber­ghen, le méde­cin qui les suit depuis le début, et aus­si beau­coup de jeunes hommes et femmes, néer­lan­do­phones et fran­co­phones, étu­diants à la VUB, à l’ULB, ou dans d’autres uni­ver­si­tés ou écoles, Aman­dine, Alexan­dra, Neal, Lucia, Karen, Sophie, Kevin… et j’en passe.
Je les admire vrai­ment de don­ner, autant qu’ils le peuvent, de leur temps, de leur éner­gie, de leur intel­li­gence et de leur amitié.
Tous res­pectent la déci­sion des 23 gré­vistes même s’ils sou­haitent qu’ils arrêtent la grève de la faim et retrouvent la santé.

Et puis vient encore une autre question :
Où sont des orga­ni­sa­tions comme « La Ligue des Droits de l’Homme », « Amnes­ty Bel­gique » ou encore le « Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme » ?
Où sont les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ? Où sont les orga­ni­sa­tions reli­gieuses, de toutes confessions ?
Si elles ont une opi­nion, pour­quoi ne l’entend-on pas ?
Ne veulent-elles pas la faire entendre ?
Et si elles n’en ont pas, ne veulent pas en avoir, pourquoi ?

Com­pre­nez-moi bien, je ne les accuse pas, et je trouve que leur tra­vail ici en Bel­gique, comme à l’étranger, et bien sûr aus­si hors des fron­tières de l’Europe for­te­resse qui a été construite et qui se conso­lide tous les jours, est très important.
Mais je trouve indigne que dans ce cas pré­cis, en ce qui concerne la pro­blé­ma­tique de l’asile et de la migra­tion, par leur absence, leur silence, elles prennent de fait le point de vue du pouvoir.
Et dans le cas des 23 per­sonnes en grève de la faim, à mes yeux, leur absence et leur silence a per­mis que la situa­tion dégé­nère et soit deve­nue un véri­table scandale.

J’ai honte.
Je sais que je n’ « y suis pour rien », que je veux de toutes mes forces un monde meilleur, que j’agis… Mais, comme d’autres je crois, aujourd’hui j’en suis arri­vée à res­sen­tir de la honte.

Pour­tant, par des­sus tout, je suis indi­gnée. C’est plus fort que la honte et que la tristesse.

J’interpelle tous les indignés.
J’interpelle cha­cun qui accepte de se lais­ser interpeller.

Je vous le demande, faîtes tout ce que vous pou­vez faire.
Ne lais­sez pas vivre dans l’indignité ou mou­rir dans l’indifférence des êtres humains qui sont à vos portes, sous vos yeux. Ne détour­nez pas le regard. Arrê­tez vous quelques ins­tants dans vos acti­vi­té quotidiennes.

Comme vous, comme moi, ces per­sonnes méritent la com­pré­hen­sion, le res­pect, la dou­ceur, la com­pas­sion et la justice.

Lau­rette Van­keer­ber­ghen (same­di 7 avril 2012)
55 rue Saint-Ghis­lain 1000 Bruxelles

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Pré­cé­dente prise de posi­tion publique :

Faire grève de la faim, ce n’est pas du chan­tage, par Col­lec­tif, édi­tion Le Soir Rédac­tion en ligne du mer­cre­di 04 avril 2012.

[Faire grève de la faim ce n’est pas du chantage.->
http://www.lesoir.be/debats/cartes_blanches/2012 – 04-04/faire-greve-de-la-faim-ce-n-est-pas-du-chantage-907102.php]

Signa­taires :

Ble­ri Lle­shi, phi­lo­phophe poli­tique et documentariste
Eric Cori­jn, phi­lo­sophe — VUB
Fati­ma Zibouh, doc­to­rante — ULG
Dimi­tri Verhul­st, auteur
Jaco Van Dor­mael, cinéaste
Oli­vier Mas­set-Depasse, cinéaste
Michael Pri­vot, Direc­teur de l’ENAR — Réseau euro­péen contre le racisme