4000 ans de Fukushima

un reportage de François Ruffin (Fakir)

Le jour­nal Fakir est un jour­nal papier. Il est en vente chez tous les bons kios­quiers ou sur abon­ne­ment. Il ne peut réa­li­ser des enquêtes, des repor­tages, que parce qu’il est ache­té. Nous vous pro­po­sons ici la par­tie I et II

À Fuku­shi­ma, on en était réduit à ça : jeter de la flotte, depuis un héli­co­ptère, sur les réac­teurs. Avant ça, BP avait bien pei­né avant de rebou­cher son trou au large de la Loui­siane. Quand un vol­can islan­dais éter­nue, c’est toute l’Europe qui s’enrhume. Et même dix cen­ti­mètres de neige nous mènent au bord de la panique. Alors, est-ce que le sys­tème n’arrive pas à bout ? Est-ce que, avec toute notre tech­no­lo­gie, on n’est pas en train de ren­trer à toute blinde dans le mur éco­lo­gique ? On ne serait pas les pre­miers à se sui­ci­der par l’environnement… Des Sumé­riens aux Mayas, des Ana­sa­zis aux Romains, dans Une Brève his­toire de l’extinction en masse des espèces (Agone, 2010), Franz Bros­wim­mer décrit ces civi­li­sa­tions dis­pa­rues pour cause d’ « éco­cide ». à nous le tour ?

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Michel Che­va­let, sur i>Télé, nous cause de « tur­bines » , de « géné­ra­teurs » , de « pres­su­ri­seurs » , de « tour aéro­ré­fri­gé­rante » , de « cir­cuit pri­maire » , de « ther­ma­li­sa­tion des neu­trons » , de « fis­sion des noyaux » , de « fusion du cœur » , etc. On ne com­prend rien à tout ce lan­gage savant, mais cette image-là, on la com­pre­nait bien : un héli­co­ptère qui, haut dans le ciel, lâchait des bon­bonnes d’eau. Ça se pas­sait au Japon, pour­tant, à deux cents kilo­mètres de Tokyo, la « capi­tale du high-tech » , avec Sony, Sharp, Canon, Nikon, Toshi­ba, Yama­ha, avec Tmsuk qui « invente le véhi­cule pour han­di­ca­pés du futur », avec Fujit­su qui « lance le télé­phone F04‑B pour affi­cher des vidéos, pré­sen­ta­tions et pho­tos sur un mur » , avec le groupe infor­ma­tique japo­nais NEC qui « tra­vaille sur des lunettes à tra­duc­tion ins­tan­ta­née » , etc.

Les yeux du monde étaient bra­qués sur Fuku­shi­ma, un monde rem­pli d’ingénieurs, de cher­cheurs, de trou­veurs, d’experts en à‑peu-près-tout, de doc­to­rants hyper poin­tus, mais au bout du bout, les voi­là tout nus, réduits à ça : un héli­co­ptère qui, haut dans le ciel, lâche des bon­bonnes d’eau.

Comme un vul­gaire cana­dair pour un incen­die de forêt.

Comme un gamin qui pisse sur les braises d’un feu de bois.

Le degré zéro de la technique.

Y avait eu BP, déjà. Vous avez oublié ?

Un pro­blème de chasse d’eau, au large de la Loui­siane, à 1 500 mètres sous l’eau, et 40 000 barils de pétrole qui s’échappaient chaque jour. On était, cette fois, car­ré­ment, dans la pre­mière puis­sance éco­no­mique et mili­taire du monde, l’empire de la tech­no­lo­gie, le pays de la Sili­con Val­ley, et avec juste quoi, comme sou­ci ? Un trou à rebou­cher. Durant deux mois et demi, ils ont tout essayé, tout déployé, des sous-marins, des bar­rages flot­tants, des bras robo­tiques, des enton­noirs d’avant-garde, qua­rante-neuf bateaux, avec la ribam­belle des tech­ni­ciens de haut vol, les meilleurs Géo Trou­ve­tou de la pla­nète qui menaient l’opération « Top Kill » pour fina­le­ment, impuis­sants, se décla­rer « anéan­tis, lit­té­ra­le­ment dégoû­tés » .

Eyjaf­jöll, aussi.

Mais si, vous savez, ce vol­can islan­dais. Il éter­nue, et voi­là toute l’Europe qui s’enrhume, toute son élite qui panique, ses avions qui sont cloués au sol, les vacan­ciers en colère, « les mar­chan­dises qui péris­sent » , « les pièces de rechange non ache­mi­nées » , un « scé­na­rio ‑catas­trophe » , une perte de 150 mil­lions d’euros pour les cinq pre­mières com­pa­gnies aériennes, 650 mil­lions de dol­lars pour l’économie amé­ri­caine, etc.

Et dix cen­ti­mètres de neige, cet hiver ?

Des « nau­fra­gés de la route » par mil­liers, les TGV à l’arrêt, les aéro­ports blo­qués – et, au moment de Noël, un « impact sur les ventes entre 1 et 5 % pour la grande distribution » .

Tout ça, en à peine un an.

C’est comme si, notre sys­tème, qui paraît si solide, si intel­li­gent, avec ses réseaux wifi, ses satel­lites, ses puces élec­tro­niques, eh bien, c’est comme si un rien, quelques flo­cons, un vol­can qui pète, un séisme, suf­fi­saient à le grip­per, ce sys­tème. Comme s’il ne s’agissait que d’un colosse aux pieds d’argile, prêt à s’écrouler, d’un coup. Avec la tech­no­lo­gie comme talon d’Achille. Elle qui fait notre force, notre puis­sance, en appa­rence. Mais dont nous sommes deve­nus dépen­dants pour cha­cun de nos gestes (pour écrire, même, tiens, à l’instant – sur ce cla­vier relié à une centrale).

À cha­cun de ces épi­sodes, j’ai son­gé à un livre : Une Brève his­toire de l’extinction en masse des espèces (Agone, 2010). Et plus par­ti­cu­liè­re­ment, à un cha­pitre de ce livre, le deuxième, « les bévues éco­lo­giques de l’Antiquité » . L’auteur, Franz Bros­wim­mer, un uni­ver­si­taire amé­ri­cain, y raconte com­ment des civi­li­sa­tions, sans doute les plus sophis­ti­quées de leur temps, ont dis­pa­ru – et en par­tie à cause, jus­te­ment, de leurs sophis­ti­ca­tions. La ques­tion, en lisant ça, revient, lan­ci­nante : est-ce qu’on emprunte le même che­min, de l’ « éco­cide » au sui­cide ? Est-ce que, aveugles, amné­siques, on est condam­nés à répé­ter la même his­toire – mais au niveau glo­bal, désor­mais ? Est-ce que plus de tech­nique, consti­tue la solu­tion (pour une crois­sance propre, pour plus de sécu­ri­té, etc), ou au contraire le problème ?

La chute par le sel

Les Sumériens.Sud-ouest asia­tique, 3700 à 1600 avant J.C.

Image_8-7.pngC’était le « jar­din d’éden » de la Bible, au départ, on sup­pose. Avec sa faune, ses mou­tons à longue queue dans les marais, ses oiseaux à chas­ser entre les fleuves. Avec sa flore, aus­si, ses vignes, les grands jar­dins de Baby­lone qui donnent des légumes en abon­dance. Si cette culture s’avère pros­père, c’est grâce, notam­ment, à l’irrigation. Qui sera la force, mais aus­si la fai­blesse, des Sumé­riens. Avec les bons ren­de­ments de ses terres, envi­ron 10 % de la popu­la­tion est libé­rée des tra­vaux agri­coles. Dans les villes, naît une socié­té hié­rar­chi­sée : une classe supé­rieure de prêtres et de guer­riers, une classe moyenne de mar­chands et d’artisans. Et des intel­lec­tuels, aus­si, sans doute : les Sumé­riens inventent la roue, car­to­gra­phient des constel­la­tions célestes, mettent au point un sys­tème arith­mé­tique (en base 60, d’où nos heures de 60 minutes, nos minutes de 60 secondes). Et pour nour­rir ces bouches, pour payer leurs impôts, pour expor­ter, bref, pour que le sys­tème tourne, il faut que les pay­sans pro­duisent en quan­ti­té. De plus en plus.

Mais, jus­te­ment, l’inverse se pro­duit : les récoltes de blé dimi­nuent. C’est que les sols irri­gués se sali­nisent. On passe donc à l’orge, plus tolé­rant au sel. Là encore, les mois­sons déclinent. On sur-irrigue pour com­pen­ser. On rac­cour­cit les cycles de jachère – et le pro­blème s’accentue. On défo­reste, du coup, pour culti­ver de nou­velles terres. Pour bâtir des mai­sons, éga­le­ment. En quelques siècles, les limites de l’expansion sont atteintes. Les ren­de­ments tombent de plus de 40 %. L’agriculture s’effondre – et la civi­li­sa­tion sumé­rienne avec.

À Kou­dou­gou 3 600 ans plus tard (envi­ron), je ren­contre le père Mau­rice Oudet, mis­sion­naire au Bur­ki­na Faso, en séjour à Paris. Et que me raconte-t-il ? « Nous ren­con­trons des dif­fi­cul­tés avec la pré­ser­va­tion des sols. Le sys­tème tra­di­tion­nel fonc­tionne jusqu’à 30 habi­tants au kilo­mètre car­ré. à 60, si vous n’avez pas chan­gé de sys­tème, c’est la catas­trophe. C’est que vous avez, en fait, chan­gé de sys­tème, mais sans le savoir : vous avez abo­li la jachère. Avant, un ter­rain était culti­vé trois années de suite, puis le pay­san par­tait ailleurs. Main­te­nant, à Kou­dou­gou, il n’y a plus de jachère. » J’avais l’impression qu’il me cau­sait de la Mésopotamie…

Extrait du livre : Dans ces pre­mières civi­li­sa­tions, remarque Franz Bros­wim­mer, « la struc­ture sociale hié­rar­chique modi­fie les rela­tions des hommes avec leur envi­ron­ne­ment. On maxi­mise la pro­duc­tion en aug­men­tant la pro­duc­ti­vi­té des terres agri­coles ou les sur­faces culti­vées. Accroître la super­fi­cie culti­vée conduit à défri­cher des zones boi­sées, à assé­cher des marais, et à mettre en culture des terres mar­gi­nales sen­sibles à l’érosion et à d’autres formes de dégra­da­tions éco­lo­giques. L’avènement de socié­tés agri­coles com­plexes dis­tend et, sou­vent, affai­blit le lien entre les hommes et la nature. Celle-ci, nor­ma­le­ment milieu de vie de l’agriculteur, devint pour le groupe domi­nant une sorte d’ensemble de res­sources éco­no­miques à gérer et à mani­pu­ler. Cela est par­ti­cu­liè­re­ment vrai des civi­li­sa­tions où les classes diri­geantes sont cita­dines, comme dans l’Antiquité gré­co-romaine. En effet les Grecs, et plus tard les Romains, ne réus­sissent guère mieux que les Sumé­riens à pro­duire une civi­li­sa­tion éco­lo­gi­que­ment durable. »

La course au bois

Les Grecs. Médi­ter­ra­née, 70 à 30 avant J.C.

Image_9-8.png « Ce qui sub­siste aujourd’hui, com­pa­ré avec ce qui exis­tait autre­fois, est comme le sque­lette d’un homme malade. Toute cette terre grasse et molle s’étant épui­sée, il ne reste que le sque­lette déchar­né du pays. » Une tris­tesse sai­sit Pla­ton lorsqu’il regarde son pays. C’est qu’à Athènes, les 100 000 habi­tants souffrent – déjà – de l’encombrement, du bruit, de la pol­lu­tion de l’air, de l’accumulation des déchets, des épi­dé­mies. Et dans les cam­pagnes alen­tours, les forêts sont grignotées.

Pour­quoi faire ? La guerre, sur­tout. Les arbres sont trans­for­més en armes, ou en navires. Dès le milieu du Vème siècle avant J.C., l’Attique est lar­ge­ment déboi­sée — et les Grecs vont s’en aller, plus loin, tou­jours plus loin, cher­cher cette res­source. Comme d’autres le pétrole. Les diplo­mates athé­niens mènent une poli­tique exté­rieure agres­sive : à la Macé­doine, région fores­tière, ils font signer des accords avan­ta­geux – et quand leurs par­te­naires refusent, ce sont de nou­velles batailles. Des colons, ou des reli­gieux, sont envoyés sur les côtes boi­sées d’Italie. Vers la Sicile, le géné­ral Alci­biade tente un raid pour accé­der à de nou­velles forêts : l’expédition échoue mais, avant la fin de l’Antiquité, les hautes futaies de l’île seront néan­moins rasées. Et der­rière, en Grèce, rien ne repousse : les chèvres, ces « sau­te­relles à cornes » , dévorent le moindre arbuste…


Extrait du livre : « Le déclin d’Athènes, conclut Franz Broz­wim­mer, peut donc être lié à son inca­pa­ci­té à entre­te­nir l’écosystème fores­tier. De grandes par­ties de ces régions sont main­te­nant des déserts sté­riles, la plu­part des cités anciennes sont aban­don­nées, et la popu­la­tion locale actuelle ne garde bien sou­vent qu’un bref sou­ve­nir conscient de son pas­sé social et éco­lo­gique. Certes, les conflits civils, la guerre, la famine et la mala­die ont contri­bué à la dis­pa­ri­tion des civi­li­sa­tions anciennes, mais l’appauvrissement de leurs res­sources bio­lo­giques est l’une des causes prin­ci­pales de leur déclin. La pénu­rie d’eau et le chan­ge­ment cli­ma­tique ont dans nombre de cas don­né le coup de grâce. »

La mondialisation du blé

Les Romains, Médi­ter­ra­née, ‑500 à 500.

Image_10-4.pngDes ours, des lions, des léo­pards, des hip­po­po­tames… Pour les jeux du cirque, toute la faune est dévas­tée. Un vrai mas­sacre : l’empereur Titus inau­gure le Coli­sée avec des com­bats de gla­dia­teurs qui durent trois mois, et plus de 9 000 ani­maux tués. Record bat­tu par l’empereur Tra­jan : pour célé­brer sa conquête de la Dacie (la Rou­ma­nie actuelle), 11 000 bêtes sau­vages sont sai­gnées. Et bien sûr, pour chaque fauve qui arrive dans l’arène, ce sont des dou­zaines, ou des cen­taines d’autres, qui péris­sent en amont, lors de la traque ou du trans­port. Pour le peuple, donc, des jeux et du pain. Et du luxe pour l’élite : à cause de leur ivoire, les élé­phants d’Afrique du Nord sont éli­mi­nés. Peu importe, on fera venir des cornes depuis l’Asie, depuis Java. Se déroule alors, sans doute, la plus impor­tante exter­mi­na­tion des grands mammifères.

Dire que, aux pre­miers temps de la Répu­blique, on ne pou­vait pas tuer un cerf dans l’enceinte d’un temple, par peur de contra­rier les divi­ni­tés ! Les Romains consi­dé­raient la nature comme l’espace sacré des dieux – et ils s’efforçaient de leur plaire, en plan­tant des arbres par exemple. Puis la pra­tique reli­gieuse s’estompe. Les phi­lo­so­phies stoï­cienne et épi­cu­rienne pré­valent. Les cieux se vident, et l’homme devient maître de son des­tin. Avec un état puis­sant qui fait recu­ler ses limites : de l’écosse jusqu’à la Tur­quie, de l’Espagne jusqu’à la Pales­tine… La lon­gueur des voies romaines égale alors la dis­tance Terre-Lune ! De quoi aller cher­cher du bois au Liban, de l’étain jusqu’au détroit de Gibraltar…

Les cieux se vident.

Pour le blé éga­le­ment, les zones de pro­duc­tion s’éloignent. C’est que l’environnement se dégrade : les forêts sont rasées pour la com­bus­tion, pour les mines, les fon­de­ries, la métal­lur­gie… Les ruines romaines ne trônent-elles pas, d’ailleurs, aujourd’hui encore, dans des pay­sages eux aus­si en ruines ? C’est que les pay­sans sont enrô­lés comme sol­dats, que les agri­cul­teurs financent les dépenses mili­taires – et ne peuvent donc inves­tir, par exemple, dans l’irrigation. Et comme, à l’occasion, les géné­raux pra­tiquent la « guerre envi­ron­ne­men­tale », détruisent les ravi­taille­ments de l’ennemi alen­tour, ses res­sources natu­relles, ses récoltes, voi­là que les grains sont culti­vés en Égypte, puis en Sicile, puis au Maroc. Tou­jours plus loin. C’est le prin­ci­pal monu­ment que les Romains lais­se­ront à la pos­té­ri­té, moins célèbre que le Capi­tole : les déserts de l’Afrique du Nord. Alors que, avec ses zones humides, fer­tiles, elle avait rem­pli les silos de l’Empire. Après la faune, la flore aus­si est ravagée…

Telle une jun­kie, Rome est alors dépen­dante des impor­ta­tions ali­men­taires crois­santes – qui pro­voquent des crises éco­no­miques. Et elle se trouve, en plus, accroc à une consom­ma­tion osten­ta­toire. Mal­gré les ten­sions sociales, mal­gré le défi­cit, son élite ne renonce jamais à son opu­lence : de l’or, de l’argent sortent des caisses, vers l’Inde, contre des épices, de la soie. En faillite, les empe­reurs ne peuvent plus offrir les tra­di­tion­nelles dis­tri­bu­tions de nour­ri­ture, ni payer leurs mili­taires : l’armée cesse alors de pro­té­ger effi­ca­ce­ment les fron­tières, per­met­tant les « incur­sions bar­bares ».

Extrait du livre : « Tout comme les Sumé­riens inca­pables d’ajuster leurs réa­li­sa­tions cultu­relle et sociale au cadre éco­lo­gique exis­tant, ana­lyse Franz Bros­wim­mer, les Romains eurent à payer le prix fort pour leur sur­ex­ploi­ta­tion à courte vue de l’environnement. Le déclin et la chute finale de l’Empire romain résultent de la com­bi­nai­son de plu­sieurs fac­teurs par­mi les­quels les formes intra­so­ciales d’exploitation (l’esclavage), l’expansion mili­taire et fis­cale, la dégra­da­tion de l’environnement, notam­ment l’érosion des sols et la défo­res­ta­tion, et les inva­sions étran­gères. Tous ces para­mètres contri­buent fina­le­ment à la dis­pa­ri­tion de l’Empire. Comme le note pru­dem­ment A. M. Man­nion, “ il se peut que les ques­tions envi­ron­ne­men­tales aient été à la racine de ces processus ”. »

Quand le bâtiment va…

Les Ana­sa­zis du Cha­co, Nou­veau-Mexique, 700 à 1300.

Image_11-4.png On n’a pas fait mieux jusqu’aux gratte-ciel du XIXème siècle : dans le canyon Cha­co, sur cinq étages, les Ana­sa­zis construisent des bâti­ments de 200 mètres de long sur 100 mètres de large ! Des « grandes mai­sons » qui comp­taient jusqu’à huit cents pièces. Il a fal­lu sept siècles à ces Indiens pour éta­blir ces 10 000 hameaux agri­coles, près d’une cen­taine de villes, un réseau rou­tier, des canaux d’irrigation. Durant deux siècles, cette civi­li­sa­tion a pros­pé­ré. En quelques décen­nies, pour­tant, elle s’est effon­drée. Que s’est-il passé ?

Myo­pie sociale

La socié­té du Cha­co est divi­sée en deux classes : les tra­vailleurs agri­coles, vivant dans les fermes, tra­vaillant dur. Et les élites, dans les pue­blos, au sort bien meilleur : dans ces « grandes mai­sons », les pro­ba­bi­li­tés pour qu’un enfant atteigne l’âge de cinq ans sont trois fois plus grandes que dans les fermes voi­sines, et les adultes mesurent 4,6 cen­ti­mètres, en moyenne, de plus que leurs congé­nères des cam­pagnes. Cette hié­rar­chie porte en elle les germes de la des­truc­tion : comme s’ils étaient myopes, les déci­deurs cita­dins n’aperçoivent plus l’importance vitale de l’agriculture. Les forêts de pins et de gené­vriers sont rasées pour bâtir les pue­blos. Les terres culti­vables sont repous­sées tou­jours plus loin – mais les pay­sans se trouvent bien­tôt à court. Une séche­resse sur­vient, qui ébranle l’organisation.

Sti­mu­ler l’économie

À cette crise, quelles réponses apportent alors les diri­geants ? « Des routes, des rites et des bâti­ments. » Dans une fatale fré­né­sie, pour « sti­mu­ler l’économie », les habi­tants du Cha­co édi­fient leurs plus gran­dioses construc­tions. Des cen­taines de mil­liers de pins sont cou­pés pour les char­pentes. On trans­porte d’immenses troncs, longs d’une dizaine de mètres, sur 30 à 50 kilo­mètres depuis des forêts éloi­gnées. On bâtit 650 kilo­mètres de qua­si-auto­routes (jusqu’à neuf mètres de large !). L’élite pue­blo répond à la crise en sur­cons­trui­sant. Sans se rendre compte que, sans les petits pay­sans pour pro­duire le maïs, leur socié­té n’est plus viable.

Une seconde séche­resse inter­vient : elle leur est fatale. Leur socié­té se croyait toute-puis­sante ? Elle était, en réa­li­té, fort vul­né­rable. Alors que, durant plu­sieurs mil­lé­naires, les agri­cul­teurs avaient subi les aléas de la météo sans consé­quences, voi­là que, entre 1150 et 1200, la com­mu­nau­té sombre dans les guerres civiles, dans la vio­lence exa­cer­bée. Et s’effondre.

Extrait du livre : « Les habi­tants du Cha­co ne dis­pa­rurent pas par manque de pue­blos, ni de tur­quoises, ni d’aras qu’ils appré­ciaient, remarque Franz Bros­wim­mer, mais parce que leur modèle de crois­sance exa­gé­rée ne pou­vait être main­te­nu. Au final, leurs besoins crois­sants en eau, maïs, viande et com­bus­tible ne purent être cou­verts. Les civi­li­sa­tions mon­tantes créent sou­vent de vastes réseaux d’infrastructures et pro­duisent des quan­ti­tés remar­quables d’objets manu­fac­tu­rés dans une période rela­ti­ve­ment brève. La struc­ture sociale hié­rar­chique des Ana­sa­zis du Cha­co faci­li­ta les excès de leur expan­sion sociale et éco­lo­gique. Il s’agissait d’extraire un maxi­mum de pro­duits sans tenir compte des dan­gers à long terme. La dis­pa­ri­tion de la civi­li­sa­tion du Cha­co peut être impu­tée pré­ci­sé­ment à leur inca­pa­ci­té à s’adapter aux consé­quences d’une crois­sance rapide. »

Les statues de la fertilité


Les Pas­cuans, Paci­fique sud, de 700 à 1700

« Nous avons d’abord, depuis quelque bonne dis­tance, consi­dé­ré ladite île de Pâques comme sablon­neuse. La rai­son en est que nous avions comp­té pour du sable l’herbe des­sé­chée, le foin ou la végé­ta­tion rous­sie et brû­lée, parce que son appa­rence dévas­tée ne pou­vait don­ner d’autre impres­sion que d’une sin­gu­lière pau­vre­té et d’un com­plet dénuement. »

Débar­quant sur l’île, en 1722, les explo­ra­teurs euro­péens croient voir ça : un désert. Une flore si clair­se­mée, juste des arbustes, des herbes, des joncs, que les navi­ga­teurs ne trouvent même pas du bois pour se chauf­fer au cours des hivers frais, humides et ven­teux. Les ani­maux ren­con­trés n’étaient pas plus grands que des insectes, sans même une seule espèce d’escargot ou de lézard. Et pour­tant, autre­fois, avant ce pay­sage morne, la nature était abon­dante, le sol cou­vert de pal­miers, les eaux pleines de pois­sons, le ciel ani­mé d’albatros, de fous, de fré­gates, de hérons, de per­ro­quets… Jusqu’à l’arrivée des Polynésiens.

Qui aura la plus grosse

Que du bon­heur, pour ces arri­vants, à l’origine : il suf­fit de se bais­ser pour pêcher. Ou pour culti­ver l’igname, la patate douce, et le taro à l’intérieur des terres. C’est là que réside le peuple, avec un pou­lailler, un four, un pota­ger entou­ré de pierres, une fosse à ordures dans cha­cune des habi­ta­tions. Toutes ces choses uti­li­taires, bruyantes, voire puantes, étaient inter­dites près des côtes, réser­vées à l’aristocratie et à la reli­gion – les deux se confon­dant. Là, en bord de mer, les grandes mai­sons ont la forme de pirogues ren­ver­sées. Et on y trouve éga­le­ment les sta­tues : 397 tou­jours debout, la plu­part hautes de quatre à six mètres, pesant plus de dix tonnes – qui tournent le dos à l’océan. 396 autres, encore, ren­ver­sées, au cou déli­bé­ré­ment bri­sé. Et 97 encore, aban­don­nées sur la voie depuis la car­rière… C’est, semble-t-il, que les chefs bataillaient à qui aurait la plus grosse – tout comme nos mil­liar­daires d’aujourd’hui concourent pour leurs yachts, leurs vil­las, leurs plus hautes tours.

Le der­nier palmier

Cette riva­li­té osten­ta­toire a récla­mé, bien sûr, une débauche d’énergie : durant les trois siècles de cette folle construc­tion, les besoins ali­men­taires ont aug­men­té de 25 %. Et il a donc fal­lu inten­si­fier l’agriculture sur les hautes terres. Mais pire que tout, ces œuvres réclament du bois – à la fois pour les trans­por­ter et pour fabri­quer les cordes qui les tire­ront. Les forêts sont dévas­tées, il ne leur reste même plus un tronc pour fabri­quer une embar­ca­tion – et fuir le désastre en cours… Lorsqu’un navire fran­çais approche de l’île, en 1838, le capi­taine note dans son rap­port : « Tous les indi­gènes ne ces­saient de répé­ter avec agi­ta­tion le mot “ miru ” et se déses­pé­raient de voir que nous ne le com­pre­nions pas : ce mot désigne le bois qu’utilisent les Poly­né­siens pour fabri­quer leurs pirogues. C’était ce dont ils avaient le plus besoin. » Et la plus haute mon­tagne de l’île se nomme « Tere­va­ka », qui se tra­duit par : « L’endroit où l’on peut faire des pirogues ». C’était avant la grande curée. Les arbres abat­tus, l’érosion des sols s’installe. Et bien­tôt la famine. D’où le can­ni­ba­lisme – avec cette pire insulte, ancêtre de « nique ta reum » : « La chair de ta mère est coin­cée entre mes dents. »

L’imposture

Com­ment réagit l’élite, alors ? Par un chan­ge­ment de stra­té­gie ? Au contraire, en s’enfonçant dans la même logique : les chefs et les prêtres pré­ten­daient com­mu­ni­quer avec les Dieux. Grâce à cette archi­tec­ture colos­sale, grâce à des céré­mo­nies gigan­tesques, ils atti­raient sur l’île les faveurs des cieux. Si la pros­pé­ri­té fuyait, si les ren­de­ments dimi­nuaient, c’est – jus­te­ment – que la foi des fidèles flé­chis­sait. Qu’il fal­lait donc une archi­tec­ture encore plus colos­sale, des céré­mo­nies encore plus gigan­tesques, pour rame­ner la fer­ti­li­té ! Et l’on découvre alors, dans les ate­liers, une sta­tue haute de 21 mètres (un immeuble de cinq étages !), lourde de 270 tonnes, qui ne sera jamais déplacée…

C’est l’ultime soubresaut.

L’imposture finit par se voir. Et cette classe diri­geante fut éli­mi­née par des mili­taires. La guerre civile se répan­dit. Les habi­tants s’en prirent à l’ancien culte, démo­lirent des sta­tues. La civi­li­sa­tion s’effondra. Puis l’arrivée des Euro­péens, avec les mala­dies qu’ils appor­taient, avec l’esclavage ensuite, ne firent qu’ajouter du désastre au désastre…

Extrait du livre : « On se prend à ima­gi­ner ce que put être l’état d’esprit du Pas­cuan qui abat­tit le der­nier pal­mier au moment pré­cis où il l’abattait, note Jared Dia­mond (Effon­dre­ment, Gal­li­mard, 2006). Comme les fores­tiers modernes, s’est-il écrié : “ Du tra­vail, pas des arbres ” ? Ou : “ La tech­no­lo­gie va résoudre nos pro­blèmes, il n’y a rien à craindre, nous trou­ve­rons des sub­sti­tuts au bois ” ? Voire : “ Nous n’avons aucune preuve qu’il n’existe pas de pal­miers ailleurs sur l’île de Pâques, il faut cher­cher encore. Votre pro­po­si­tion d’interdire la coupe des arbres est pré­ma­tu­rée et moti­vée uni­que­ment par la peur ” ? Des ques­tions simi­laires se posent pour toute socié­té qui a sans le savoir endom­ma­gé son environnement. »

La classe consommatrice planétaire


Et nous ? 1950 à ?

Image_12-3.png« Afin d’attirer des socié­tés comme la vôtre, nous avons ren­ver­sé des mon­tagnes, rasé des jungles, assé­ché des marais, détour­né des fleuves, dépla­cé des villes, tout cela pour que vous et votre entre­prise puis­siez plus faci­le­ment faire des affaires ici. » Cette publi­ci­té, le gou­ver­ne­ment phi­lip­pin l’a fait paraître dans le maga­zine For­tune, à l’intention des « inves­tis­seurs ».

Et en effet, pour son « inser­tion dans le mar­ché mon­dial », ce pays a beau­coup rasé : dans les années cin­quante, les forêts couvrent 50 % du ter­ri­toire des Phi­lip­pines. À la fin des années 1990, ce chiffre est tom­bé à 18 %, la plus grande par­tie du bois étant expor­tée vers le Japon. Idem pour ses côtes, hier riches en pois­sons : des 500 000 hec­tares de man­groves, il en sub­siste moins de 30 000 à la fin du siècle. On a pré­fé­ré conver­tir ces milieux natu­rels en éle­vages de cre­vettes pour les mar­chés étran­gers. Cette « révo­lu­tion bleue » – qui vaut pour la Thaï­lande, le Viet­nam, le Mexique, etc – bou­le­verse jusqu’à l’agriculture tra­di­tion­nelle : l’infiltration d’eau salée menace de faire bais­ser la pro­duc­ti­vi­té des rizières adja­centes. Dans cer­taines régions, les appro­vi­sion­ne­ments en eau douce ont bais­sé si brus­que­ment que les auto­ri­tés locales ont impo­sé un rationnement.


Mas­sacre planétaire

Est-ce qu’on ne croi­rait pas, sous nos yeux, voir le même pro­ces­sus que chez les Sumé­riens, les Ana­sa­zis, les Mayas ? à une dif­fé­rence près, « la moder­ni­té a per­mis à l’écocide de s’échapper de son cadre aupa­ra­vant loca­li­sé, et d’en faire pour la pre­mière fois un phé­no­mène vrai­ment mon­dial ». Avec, pour agents de cette démo­li­tion, notam­ment, ces « mul­ti­na­tio­nales qui figurent par­mi les ins­ti­tu­tions les plus anti­dé­mo­cra­tiques et les plus irres­pon­sables. Ces entre­prises font par­tie inté­grante de notre moder­ni­té éco­ci­daire. De bien des façons, les com­pa­gnies trans­na­tio­nales façonnent l’avancée de l’écocide en étouf­fant, bana­li­sant ou légi­ti­mant avec suc­cès leurs pra­tiques sociale et éco­lo­gique des­truc­trices. Leur orga­ni­sa­tion pro­fon­dé­ment anti­dé­mo­cra­tique joue un rôle-clé dans la ligne de conduite et la poli­tique de capi­ta­lisme mon­dial qui mènent notre pla­nète au bord de l’effondrement social et écologique. »

Démo­cra­tie écologique

L’écocide porte atteinte à la nature, mais ses causes ne sont pas « natu­relles ». Bien sociales. Dans toutes les civi­li­sa­tions dis­pa­rues, c’est une orga­ni­sa­tion qui n’a pas su – ni vou­lu – réorien­ter ses modes de pro­duc­tion, de repro­duc­tion, et de consom­ma­tion. C’est une élite qui n’a pas accep­té de renon­cer à son sta­tut, à ses pri­vi­lèges, main­te­nant sa « cupi­di­té, sa goin­fre­rie et sa gabe­gie osten­ta­toires », son « pen­chant com­pul­sif pour la guerre », son « désir de s’approprier une part crois­sante du sur­plus » – et pire que tout : son « aveu­gle­ment ».

D’où l’insistance de Franz Bros­wim­mer sur « la démo­cra­tie éco­lo­gique » : notre oli­gar­chie à nous ne fera pas mieux. Elle nous emmè­ne­ra plus vite, plus loin, dans la même direc­tion. C’est-à-dire dans le mur. À moins que nous ne lui repre­nions les commandes…