Amnesty, les pieds dans le plat

Europe : les musulmans victimes de discrimination parce qu'ils expriment leur foi

Par Hen­ri Goldman

Chro­nique géné­ra­liste de l’actualité poli­tique, avec quelques accents : ques­tions inter­cul­tu­relles, migra­tions, conflit israé­lo-pales­ti­nien, Bruxelles…

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Il y a quelque chose de per­vers dans le très large consen­sus dont fait l’objet Amnes­ty inter­na­tio­nal (AI). L’association a fait son suc­cès en com­bat­tant la peine de mort aux États-Unis, la lapi­da­tion en Iran, l’emprisonnement des pri­son­niers d’opinion en Bir­ma­nie ou des objec­teurs de conscience en Tur­quie. Par contraste, les pays euro­péens appa­rais­saient comme le sanc­tuaire des droits de l’Homme. En aidant Amnes­ty, on confor­tait sa bonne conscience, les démo­cra­ties euro­péennes étant par défi­ni­tion au-des­sus de tout soupçon.

Ça fait pour­tant déjà quelques années qu’AI s’interroge sur cer­taines pra­tiques en vigueur chez nous. Ain­si, en 2009, l’association publia un réqui­si­toire contre les centres fer­més et le sort fait aux migrants en situa­tion irré­gu­lière. Le rap­port d’AI consti­tue tou­jours, à ce jour, la ten­ta­tive la plus abou­tie dans l’élaboration d’alternatives pra­tiques à l’enfermement. Malaise géné­ral, puisque la poli­tique d’enfermement est le pro­duit de déci­sions démo­cra­tiques du par­le­ment, en Bel­gique comme ailleurs en Europe. Mais c’est exac­te­ment là la fonc­tion des grandes asso­cia­tions des droits humains, telle qu’elle est d’ailleurs recon­nue et valo­ri­sée par les Nations unies : il ne faut pas attendre des majo­ri­tés, même démo­cra­tiques, qu’elles res­pectent spon­ta­né­ment les droits des groupes mino­ri­taires ; voi­là pour­quoi des ins­ti­tu­tions indé­pen­dantes sont indis­pen­sables, même si elles sont le poil à grat­ter des États dont elles épinglent la poli­tique qui, à tous les coups, pro­testent de leur bonne foi et stig­ma­tisent l’ingérence d’une asso­cia­tion qui se mêle de ce qu’elle ne com­prend pas, voire « se dis­cré­dite comme ins­ti­tu­tion dont la force morale consti­tue le prin­ci­pal levier politique ».

Et voi­là-t‑y pas qu’AI publie un rap­port sur la ques­tion la plus sen­sible de l’époque : la dis­cri­mi­na­tion dont seraient vic­times les musul­mans en Europe. Un rap­port pré­cis et détaillé, qui épingle cinq pays, dont la Bel­gique, et qui s’appuie de façon rigou­reuse sur le droit inter­na­tio­nal des droits de l’Homme et sur la légis­la­tion euro­péenne. Évi­dem­ment, et très logi­que­ment, les inter­dic­tions illé­gales de port du fou­lard à l’école qui se mul­ti­plient sont épin­glées, de même que les nom­breuses dis­cri­mi­na­tions à l’embauche qui visent les musul­manes por­tant le hijab. La cita­tion qui clô­ture le para­graphe pré­cé­dent est extraite d’un com­mu­ni­qué de presse du RAPPEL, ce think tank qui rêve d’instaurer en Bel­gique une « laï­ci­té à la fran­çaise », think tank poli­ti­que­ment plu­ra­liste qui regroupe des membres du PS, du MR et du Par­ti popu­laire-popu­liste de Modri­ka­men, et qui pro­teste vigou­reu­se­ment contre le rap­port d’AI.

Inté­res­sant com­mu­ni­qué, qui « s’insurge contre l’idée selon laquelle l’interdiction du voile serait par essence dis­cri­mi­na­toire » étant don­né qu’elle « concerne tous les signes d’appartenance reli­gieuse ». Outre le fait que les signes en ques­tion sont por­tés à 99% par des musul­manes (les rares por­teurs de kip­pa ou de tur­bans sikhs, qu’on lais­sait tran­quilles aupa­ra­vant, se retrouvent vic­times col­la­té­rales de la nou­velle obses­sion anti-isla­mique), la dis­cri­mi­na­tion sub­siste par rap­port à ceux-celles qui ne portent pas de tels signes. Suit une com­pa­rai­son hila­rante : ces mesures « ne peuvent donc être consi­dé­rés comme dis­cri­mi­na­toires, sauf à consi­dé­rer que l’interdiction de fumer dans les lieux publics est dis­cri­mi­na­toire car elle cible majo­ri­tai­re­ment les fumeurs de ciga­rette ». C’est pour­tant le B‑a-Ba des droits fon­da­men­taux : leur limite, c’est de ne pas atten­ter aux droits fon­da­men­taux d’autrui. C’est uni­que­ment ce qui motive l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Mais peut-être le RAPPEL estime-t-il que les signes reli­gieux nuisent à la san­té d’autrui au même titre que la fumée de cigarette…

Pour le RAPPEL, « ce rap­port consti­tue une attaque fron­tale contre la sécu­la­ri­sa­tion en Europe ». Effec­ti­ve­ment, la sécu­la­ri­sa­tion est un fait acquis sur lequel il n’est pas ques­tion de reve­nir. Elle signi­fie que plus jamais des normes reli­gieuses ne doivent fixer les règles sociales qui s’imposent à tous, cha­cun ayant par ailleurs le droit de s’imposer à lui-même les normes qu’il sou­haite. Mais à force d’être exclu­si­ve­ment foca­li­sé sur la France, il lui a sans doute échap­pé qu’aucun autre pays d’Europe – AUCUN[[Et ceci vaut aus­si pour les pays latins : Espagne, Ita­lie et Por­tu­gal.]] – n’a édic­té une inter­dic­tion légale de port de signes reli­gieux à l’école. Ce qui ne les empêche nul­le­ment d’être par­fai­te­ment sécu­la­ri­sés. Et ceci vaut éga­le­ment pour­cer­taines monar­chies scan­di­naves qui ont des reli­gions d’État – le pro­tes­tan­tisme luthé­rien – et qui sont peut-être les socié­tés les moins dis­cri­mi­na­toires d’Europe.

Foca­li­sé sur le fou­lard à l’école, on s’étonne que le RAPPEL n’ait rien à dire sur d’autres faits sou­le­vés par le rap­port d’AI : les inter­dic­tions de signes reli­gieux dans l’enseignement supé­rieur fré­quen­té par des adultes ou les dis­cri­mi­na­tions à l’embauche qui frappent les musul­manes por­tant le fou­lard. Enfin, on s’étonne… c’est une façon de parler.

Source : Le blog d’Henri Goldman