Argentine : Le Monde.fr remet le couvert

Les manifestants de 2012, issus de la classe moyenne, savent eux aussi, comme les manifestants issus surtout des classe populaires de 2001, taper sur des casseroles.

par Nils Sola­ri, le 3 octobre 2012

Source : [ACRIMED
->http://www.acrimed.org/article3902.html]

Dans un article paru le 25 juin 2012, Le Monde s’était dis­tin­gué par une lec­ture fal­la­cieuse de l’histoire de l’Argentine que nous avions rele­vée ici même[Jéré­my Ruben­stein & Nils Sola­ri, Une vision trouble du Monde sur l’Argentine, 23 juillet 2012.]]. Le 14 sep­tembre 2012, soit plus de deux mois et demi plus tard, le « quo­ti­dien de réfé­rence » livre à nou­veau une vision très sin­gu­lière des mou­ve­ments sociaux à l’œuvre dans ce pays. Sous la plume de Marthe Rubio, on apprend ain­si que « Les Argen­tins res­sortent les cas­se­roles contre Cris­ti­na Kirchner[[Marthe Rubio, « [Les Argen­tins res­sortent les cas­se­roles contre Cris­ti­na Kirch­ner ». Atten­tion : ce lien est com­mer­cia­le­ment bio­dé­gra­dable !, Le Monde.fr, 14 sep­tembre 2012.]] ». Les Argen­tins, quels Argen­tins, tous les Argentins ?…

2012 : un scé­na­rio sem­blable à celui de 2001 ?

En 2001, au plus fort de la crise éco­no­mique que tra­verse l’Argentine, sou­mise à la poli­tique qu’impose le FMI, les mani­fes­ta­tions, englo­bant des acteurs issus des classes popu­laires et des classes moyennes se mul­ti­plient. Elles sont le point culmi­nant d’un cycle de mobi­li­sa­tions qui remonte à la fin des années 80. En 2012, se tiennent des mani­fes­ta­tions contre le gou­ver­ne­ment de centre gauche de Cris­ti­na Kirch­ner. Selon Le Monde, le jeu­di 13 sep­tembre, ils étaient « […] entre 60 000 et 200 000 per­sonnes à pro­tes­ter […] contre le gou­ver­ne­ment de “CFK”, Cris­ti­na Fer­nan­dez Kirch­ner ».

Qu’y a‑t-il de com­mun entre les mani­fes­ta­tions de 2001 et celles de 2012 ? Une réponse au moins saute aux yeux et accable les oreilles de jour­na­liste du Monde : les cas­se­roles ! Plus exac­te­ment les « cace­ro­la­zos », les concerts de casseroles.

En juin, les jour­na­listes du Monde annon­çaient déjà leur retour, en fai­sant mine de s’interroger : « Pla­ne­rait-il sur l’Argentine un par­fum de “déjà-vu” ? Voi­là que les cace­ro­la­zos, les tapeurs de cas­se­roles, ont refait leur appa­ri­tion ». Deux mois et demi plus tard, le retour… revient : « Les “cace­ro­la­zos” (concerts de cas­se­roles) ont fait leur grand retour, jeu­di 13 sep­tembre au soir, dans toute l’Argentine »[[C’est nous qui sou­li­gnons, ici et par la suite.]].

Mais cette fois, à la dif­fé­rence de l’article 25 juin, Le Monde offre à ses lec­teurs un essai de défi­ni­tion du cace­ro­la­zo : « […] ces mani­fes­ta­tions popu­laires où les par­ti­ci­pants n’ont qu’un seul but : faire le plus de bruit pos­sible pour expri­mer leur colère ». Les mani­fes­ta­tions de 2001 et 2012 n’auraient donc pas seule­ment en com­mun le bruit des cas­se­roles, mais leur carac­tère popu­laire. Des mani­fes­ta­tions popu­laires, vrai­ment ? Nous y reviendrons.

Il s’agit peut-être, comme l’écrit la jour­na­liste, de « […] mani­fes­ta­tions assour­dis­santes [qui] n’avaient sans doute pas été aus­si impor­tantes depuis 2008 ». Mais peut-on – et à nou­veau – affir­mer qu’« elles rap­pellent sur­tout, de manière tapa­geuse, la crise éco­no­mique de 2001 qu’avait dû tra­ver­ser le pays » ? Pour Marthe Rubio, la simi­li­tude ne fait aucun doute : « […] onze ans après, les “cace­ro­la­zos” ont mas­si­ve­ment reten­ti dans les rues de Bue­nos Aires, la capi­tale, mais aus­si dans d’autres villes du pays comme Men­do­za, Rosa­rio, La Pla­ta, Cor­do­ba, San­ta Fe et Bari­loche ». Et comme ses consœurs deux mois et demi aupa­ra­vant, elle assi­mile une nou­velle pro­tes­ta­tion occa­sion­nelle de l’opposition en 2012 à ce qu’elle recon­naît par ailleurs comme « […] la mul­ti­pli­ca­tion des “cace­ro­la­zos” [qui] avait abou­ti, entre autres, — et « à l’époque », c’est à dire en 2001 — à la démis­sion du Pré­sident de la Répu­blique, Fer­nan­do de la Rua »…

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Et alors, « Negro » ou pas ?

Amal­ga­mer, pour les com­pa­rer, des mobi­li­sa­tions hété­ro­gènes, fût-ce au prix d’approximations his­to­riques et avec une grande désin­vol­ture dans l’analyse des par­ti­cu­la­ri­tés des mobi­li­sa­tions en cause, ne suf­fit pas : pour tenir son angle, la jour­na­liste doit s’efforcer de démon­trer que ces mani­fes­ta­tions ont un carac­tère « mas­sif » et « popu­laire ». C’est d’ailleurs ce que laisse entendre le pre­mier inter­titre, alors que la suite dit le contraire : « Tous “Negro”, tous contre “K” ».

Une suite dont la suite laisse pour le moins perplexe :

« Si les jour­naux argen­tins parlent de mani­fes­tants majo­ri­tai­re­ment issus de la classe moyenne, les par­ti­ci­pants à ce “cace­ro­la­zo” mas­sif avaient des pro­fils très variés, décrit le jour­nal de gauche Pagina12. “Hommes, femmes, jeunes, vieux, vêtus de cos­tumes impec­cables ou de ber­mu­das, les mani­fes­tants n’avaient que peu de choses en com­mun, si ce n’est celui de ne pas être ’negro’, (d’une classe popu­laire), et de pro­tes­ter contre ’K’ (Kirch­ner)”, rap­porte le jour­nal ».

La construc­tion étrange de cette phrase laisse entendre que, à la dif­fé­rence des jour­naux argen­tins, pour Pági­na 12 les mani­fes­tants étaient si divers qu’ils n’avaient pas en com­mun d’être issus de la classe moyenne. Ou bien que la classe moyenne est si diverse qu’elle compte… des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux. Ou bien qu’ils n’avaient en com­mun de ne pas être « negro » (d’une classe popu­laire). Donc d’être… majo­ri­tai­re­ment issus de la classe moyenne. Non[[Comme le sug­gère le fait, compte tenu de la frac­ture numé­rique en Argen­tine, qu’il ait été « lan­cé […] essen­tiel­le­ment sur les réseaux sociaux ».]]?

Notre incom­pré­hen­sion est d’autant plus grande qu’il suf­fit d’être his­pa­no­phone et de suivre le lien hyper­texte pour décou­vrir la phrase exacte : « “El que no sal­ta es negro y K.” La consi­gna, corea­da por un cen­te­nar de hombres y mujeres, jóvenes y vie­jos, pro­li­ja­mente tra­jea­dos o en ber­mu­das y mus­cu­lo­sa, definía a la per­fec­ción el uni­ver­so de mani­fes­tantes : ni negros ni kirch­ne­ris­tas »[Soit selon notre tra­duc­tion : « Celui qui ne saute pas est negro [issu d’un milieu popu­laire] et K [pour Kirch­ne­ristes, les par­ti­sans de Cris­ti­na Kirch­ner]. La consigne, reprise en chœur par une cen­taine d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, bien habillés ou en ber­mu­das et débar­deur, défi­nis­sait à la per­fec­tion l’univers des mani­fes­tants : ni negro ni Kirch­ne­ristes ». Nicolás Lan­tos, [El que no sal­ta es negro y K, Pági­na 12, 14 sep­tembre 2012.]]. La men­tion selon laquelle « les mani­fes­tants n’avaient que peu de choses en com­mun », est absente de la source qui sou­ligne très exac­te­ment ce que les mani­fes­tants avaient com­mun – leur « uni­vers » : « ni negros ni kirch­ne­ris­tas. ». Un « uni­vers » que Pági­na 12 illustre, non sans par­ti pris, par cette photo :
ni_negro.png

Fina­le­ment, que nous a appris jusqu’ici et plus ou moins volon­tai­re­ment, l’article du Monde ? Que les mani­fes­tants de 2012, issus de la classe moyenne, savent eux aus­si, comme les mani­fes­tants issus sur­tout des classe popu­laires de 2001, taper sur des casseroles.

Mal­adresse ou malveillance ?

N’est-il pas étrange de sou­te­nir une chose (les mani­fes­tants sont « de pro­fils très variés ») en citant une source locale qui affirme le contraire ? Doit-on y voir un seul fait de mal­adresse de la part de la rédac­trice au moment de la tra­duc­tion de la source locale… ou plu­tôt de son adap­ta­tion ? N’est-il pas sur­pre­nant d’attribuer à Pági­na 12 — un quo­ti­dien argen­tin — un constat dif­fé­rent de celui… des autres jour­naux argen­tins, alors que pour­tant, il le recoupe ? N’est-ce pas quelque peu culot­té de citer ce « jour­nal de gauche Pagina12 » plu­tôt connu pour son sou­tien au gou­ver­ne­ment pour lui faire dire presque le contraire de ce qu’il dit ? Il n’est guère éton­nant dans ces condi­tions que ce même Pági­na 12 s’en prenne dans ses colonnes au trai­te­ment de la situa­tion en Argen­tine par Le Monde[Mario Rapo­port, [Se dice y no se dice sobre la Argen­ti­na, 25 sep­tembre 2012.]].

cacerole.pngSou­li­gner les dif­fé­rences entre les mobi­li­sa­tions de 2001 et de 2012, ce n’est en rien défendre le gou­ver­ne­ment de Cris­ti­na Kirch­ner. En revanche, ne rete­nir que de super­fi­cielles res­sem­blances, c’est assu­ré­ment sous-infor­mer sur la situa­tion actuelle et ne rien don­ner à com­prendre : sim­ple­ment don­ner l’impression, en le com­pa­rant à celui de 2001, que l’on a affaire à un mou­ve­ment « popu­laire » (sans l’être vrai­ment) et « mas­sif » (mais moins qu’en 2008).

Une chose est sûre : « […] le “cace­ro­la­zo” de ce 13 sep­tembre a mis en lumière l’animosité d’une par­tie de la popu­la­tion du pays envers Cris­ti­na Kirch­ner ». Quelle découverte !

Nils Sola­ri