Avec nous, ou avec les terroristes : les éditorialistes-faucons sont de retour

Rien ne saurait justifier l’interruption du débat démocratique, a fortiori dans un moment où une population sous le choc a envie, et besoin, de réfléchir et de comprendre.

-66.jpg « Avec nous, ou avec les ter­ro­ristes » : les édi­to­ria­listes-fau­cons sont de retour

par Colin Bru­nel, ven­dre­di 20 novembre 2015

Les voix dis­si­dentes sont-elles encore audibles ? Ques­tion que l’on peut légi­ti­me­ment se poser au regard de l’assaut mené par cer­tains édi­to­ria­listes et chro­ni­queurs, depuis les atten­tats de ven­dre­di soir, contre celles et ceux qui n’adhèrent pas plei­ne­ment à la rhé­to­rique de « l’union nationale ».

Au-delà de l’évidente condam­na­tion de ces actes ignobles et de l’expression de la soli­da­ri­té avec les vic­times et leurs proches, cer­taines orga­ni­sa­tions et cer­tains indi­vi­dus ont ten­té de faire entendre une voix dis­cor­dante, refu­sant de s’identifier de manière acri­tique à la poli­tique fran­çaise, qu’elle soit étran­gère ou intérieure.

Ces voix dis­cor­dantes ont-elles rai­son ? Là n’est pas la ques­tion. Il s’agit plu­tôt de savoir si elles ont le droit de s’exprimer dans l’espace public et, sin­gu­liè­re­ment, dans l’espace média­tique. Nous esti­mons que oui, car rien ne sau­rait jus­ti­fier l’interruption du débat démo­cra­tique, a for­tio­ri dans un moment où une popu­la­tion sous le choc a envie, et besoin, de réflé­chir et de comprendre.

Or de toute évi­dence, cer­tains consi­dèrent qu’il est urgent de faire taire ces voix dis­so­nantes. Mais comme ils ne peuvent aller jusqu’à deman­der qu’on les inter­dise de s’exprimer, ils ont choi­si de les atta­quer de front, en maniant cari­ca­tures, amal­games, voire men­songes, afin de les délégitimer.

« Cré­tins »

Cela a com­men­cé dans la nuit du 13 au 14 novembre, avec un édi­to­rial signé Joseph Macé-Sca­ron, publié sur le site de Marianne avant d’être repris (et par­fois refor­mu­lé) dans la ver­sion papier du maga­zine. Extrait :

Et l’on voit déjà les cor­tèges des cré­tins des deux bords d’extrême gauche et d’extrême droite s’avancer vers nous. « Ce sont vos guerres, ce sont nos morts » clament les pre­miers. Comme si la lutte contre les fous de Daesh et ses méta­stases en Afrique étaient une affaire de guerre colo­niale. Déci­dem­ment (sic), jusqu’au bout, ils n’auront rien com­pris.

Au-delà du clas­sique amal­game entre les-extrêmes-qui-se-touchent, on ne pour­ra man­quer de rele­ver la finesse argu­men­ta­tive du direc­teur de la rédac­tion de Marianne (« cré­tins », « rien com­pris »), pla­giaire avé­ré qui s’autorise, du haut de sa superbe, à jeter le dis­cré­dit sur ceux dont il ne par­tage pas l’avis.

Quelques heures plus tard, tou­jours sur le site de Marianne, c’est Thi­baut Péze­rat qui prend la relève, dans un article, enten­dant dénon­cer « les com­men­taires poli­tiques les plus obs­cènes » : « D’un côté du front, les appels au calme, à l’union natio­nale, les mes­sages de soli­da­ri­té. De l’autre, ceux qui soufflent sur les braises encore chaudes, épar­pillées ça et là à Paris, à Saint-Denis ».

Et le jour­na­liste, à l’instar de son patron, d’amalgamer sans gêne « extrême-droite » et « extrême-gauche », et de regrou­per sous le même label (« vau­tours ») un Phi­lippe de Vil­liers par­lant de la « mos­quéi­sa­tion de la France » (sic) un Lion­nel Luca évo­quant « un pays en voie de liba­ni­sa­tion » et les posi­tions de Lutte Ouvrière (LO) et du Nou­veau Par­ti Anti­ca­pi­ta­liste (NPA).

Ces deux orga­ni­sa­tions ont certes publié, après les atten­tats, des com­mu­ni­qués de presse dans les­quels elles éta­blissent un lien entre les inter­ven­tions mili­taires fran­çaises au Moyen-Orient et les atten­tats de Paris, expri­mant leur refus de joindre leurs voix au concert de « l’union natio­nale », tout en condam­nant fer­me­ment les attentats.

Mais Thi­baut Péze­rat n’a pas peur du ridi­cule, puisqu’il s’en prend à la « com­plai­sance de l’extrême-gauche à l’égard de l’horreur isla­miste » tout en citant un com­mu­ni­qué du NPA qui dénonce la « bar­ba­rie abjecte en plein Paris »[[Lutte Ouvrière parle de son côté d’un « mas­sacre atroce et inqua­li­fiable ». La « com­plai­sance » est là aus­si à l’œuvre…]]. On ne peut que conseiller au jour­na­liste d’ouvrir un dic­tion­naire et de se ren­sei­gner sur le sens des mots « bar­ba­rie », « abjecte », et « com­plai­sance ». Cela lui évi­te­ra peut-être, à l’avenir, les calomnies[[Signalons que l’article de Thi­baut Péze­rat a été en par­tie repris dans la ver­sion papier de Marianne, mais ampu­té du pas­sage concer­nant LO et le NPA. C’est Jack Dion (voir ci-des­sous) qui a pris le relais.]].

Tou­jours dans Marianne, Jack Dion cari­ca­ture une nou­velle fois les pro­pos de ce qu’il nomme « la bri­gade isla­mo-gau­chiste »[[Article publié dans la ver­sion papier du maga­zine.]]. D’après sa lec­ture, pour « eux » (le NPA, « des asso­cia­tions, des syn­di­cats et des par­tis de gauche », Julien Salingue…), « la France et les dji­ha­distes sont ain­si ren­voyés dos à dos, l’une étant jugée aus­si res­pon­sable du bain de sang que les seconds. » Et son rai­son­ne­ment va même plus loin : « cette sphère isla­mo-gau­chiste (…) se refuse à toute condam­na­tion expli­cite du dji­ha­disme et (…) assi­mile toute condam­na­tion de l’intégrisme à une forme de haine à l’égard des musul­mans. » Pour­tant, si l’on excepte un extrait tron­qué du com­mu­ni­qué offi­ciel du NPA, Jack Dion ne se base sur rien d’autre que quelques idées reçues pour appuyer son analyse.

« Ils excusent les tueurs »

Dans son édi­tion du 15 novembre, Ouest-France, sous la plume de Michel Urvoy, entonne le même refrain : « l’extrême-gauche, en toute impu­ni­té, légi­time le bain de sang en pla­çant au même niveau la vio­lence faite aux ter­ro­ristes et la vio­lence que les ter­ro­ristes nous infligent ». On note­ra au pas­sage cette petite ori­gi­na­li­té : selon Michel Urvoy, dénon­cer les vio­lences subies par les peuples du Moyen-Orient équi­vaut à dénon­cer « la vio­lence faite aux ter­ro­ristes ». Tous terroristes ?

Et on note­ra aus­si ce cran sup­plé­men­taire fran­chi dans « l’abjection », avec cet inter­titre : « ils excusent les tueurs »[[Sou­li­gnons que le NPA a deman­dé un droit de réponse à Ouest-France, et l’a obtenu.]].

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Le 15 novembre tou­jours, Benoît Rays­ki, sur le site atlantico.fr, s’essaie à l’humour mépri­sant, lui qui n’en est pas dépour­vu, s’étant décla­ré par le pas­sé à la fois « isla­mo­phobe de droite » et « isla­mo­phobe de gauche ». Un titre à ral­longe (« Oui, le car­nage de Paris était pré­vi­sible ! Et le NPA et Lutte ouvrière sont là pour nous révé­ler que c’est Hol­lande, Sar­ko­zy, Le Pen et la bour­geoi­sie qui ont tout pré­pa­ré… »), un sur­titre par­ti­cu­liè­re­ment drôle (« Cré­tins de tous les pays, unis­sez-vous »), et quelques for­mules tout en légè­re­té (« [ils consi­dèrent] que le Coran est un nou­veau Mani­feste com­mu­niste », « Évi­de­ment (sic) qu’ils sont tor­dus, qu’ils sont gro­tesques et pitoyables »)… Tout est bon pour faire pas­ser LO et le NPA pour des « cré­tins » com­plo­tistes et inté­gristes. Et on ne pour­ra man­quer de rele­ver cette décla­ra­tion de Benoît Rays­ki, qui en dit pro­ba­ble­ment plus sur son auteur que sur ses cibles : « Pen­dant long­temps, ils ont eu de la chou­croute dans la tête. Ils l’ont rem­pla­cée par du cous­cous ».

Oui. « Du cous­cous ». Misère…

Dans un « billet » publié le 16 novembre, Gérard Biard, rédac­teur en chef de Char­lie Heb­do, ne fait pas dans la méta­phore culi­naire et raciste, mais n’y va pas non plus par quatre che­mins, comme en témoigne le titre qu’il a choisi :

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Le NPA, selon Gérard Biard, consi­dè­re­rait que les atten­tats sont « une juste réponse à la lutte contre Daech en Syrie ». Et d’évoquer « la com­plai­sance dégueu­lasse d’une cer­taine extrême-gauche à l’égard du ter­ro­risme isla­miste ». « Juste réponse » ? « Com­plai­sance » ? « Amis de Daech » ? On se demande bien où le rédac­teur en chef de Char­lie Heb­do est allé cher­cher de telles calom­nies, et s’il se rend compte que George W. Bush, avec sa vision binaire du monde (« avec nous, ou avec les ter­ro­ristes »), pour­rait lui récla­mer des royalties.

« C’est notre faute si l’on nous tue »

Le bal s’est pour­sui­vi le 16 novembre avec un édi­to­rial de Caro­line Fou­rest sur France Culture, dont le titre se suf­fi­rait presque à lui-même : « Nos morts, notre légi­time défense ». On y apprend, ori­gi­na­li­té suprême, ceci :

Comme au moment du 11 jan­vier [2015], les Fran­çais se sentent lar­ge­ment unis et soli­daires après une attaque aus­si lâche et aus­si mons­trueuse. Mais on entend déjà des voix dis­cor­dantes. Par esprit retors, ou rebelle, à moins que ce ne soit le syn­drome de Stock­holm, vous en trou­ve­rez tou­jours pour don­ner rai­son aux assas­sins. (…) C’est la faute à notre inter­ven­tion en Syrie. À nos guerres exté­rieures contre l’islam poli­tique, selon Michel Onfray et le NPA. À notre isla­mo­pho­bie et à notre loi sur les signes reli­gieux à l’école publique, selon les groupes vic­ti­maires habi­tuels et le Guar­dian. C’est donc notre faute si l’on nous tue.

À quel moment les groupes et indi­vi­dus ciblés par Caro­line Fou­rest ont-ils pré­ten­du que les vic­times des atten­tats étaient res­pon­sables de leur sort ? Aucun ! Ils ont même affir­mé le contraire, en repre­nant notam­ment le slo­gan « vos guerres, nos morts ». Mais l’éditorialiste de France Culture, adepte des rac­cour­cis et des amal­games, ne s’encombre pas de nuances. Dans « le monde selon Caro­line Fou­rest » (c’est le titre de la chro­nique), il n’existe que deux cou­leurs : le noir et le blanc. Et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec elle sont, for­cé­ment, dans le camp du terrorisme.

Sous la plume de Mau­rice Sza­fran, dans Chal­lenges, c’est le point de vue de Michel Onfray qui est réduit à de ridi­cules sim­pli­fi­ca­tions. Le titre ? « Quand Michel Onfray trouve bien des excuses à l’État isla­mique », publié en « réponse » à une inter­view de Michel Onfray dans Le Point[« [Michel Onfray : “La France doit ces­ser sa poli­tique isla­mo­phobe” » (article payant).]], au cours de laquelle Michel Onfray tente notam­ment de « mettre en pers­pec­tive » les atten­tats en évo­quant « les condi­tions qui ont ren­du pos­sible ce qui advient ». Mais essayer de com­prendre, d’analyser les causes, revient pour Mau­rice Sza­fran à « excu­ser » les actes, et « in fine, à déres­pon­sa­bi­li­ser leurs crimes. » Le juge­ment de l’éditorialiste est sans appel : « L’accablement, la tris­tesse, et par­fois même la gerbe, vous sai­sissent. » Rien de moins.

Les « isla­mo-gau­chistes », les « amis de Daech » ou encore les « cré­tins », sont en fait, selon Franz-Oli­vier Gies­bert des « mar­xo-pétai­nistes ». L’éditorialiste du Point déve­loppe sa réflexion (19 novembre 2015) : « En état de sou­mis­sion devant l’ennemi, ils se pro­noncent contre toute mesure “sécu­ri­taire” et tentent de ter­ro­ri­ser tous ceux qui sortent des clous. » Drôle de vision des choses, quand on voit la dif­fi­cul­té que peuvent avoir cer­tains à expri­mer un point de vue dis­so­nant… Puis, pour rendre com­plète son ana­lyse, Gies­bert ajoute que « ces maîtres-cen­seurs [sont] (…) les meilleurs alliés de Marine Le Pen. » Nous avions compris.

***

Cho­qués, révol­tés, meur­tris par les atten­tats ? Nous le sommes toutes et tous. Cela doit-il nous inter­dire de réflé­chir ? Non. On peut évi­dem­ment ne pas par­ta­ger les posi­tions des orga­ni­sa­tions et des per­son­na­li­tés incri­mi­nées par les édi­to­ria­listes cités, et même consi­dé­rer qu’elles sont à contre­temps du deuil des familles et des proches des vic­times, mais rien n’autorise à les balayer d’un revers de manche en ayant recours au men­songe et à la dif­fa­ma­tion. À moins de pen­ser que lorsque des atten­tats sont com­mis par des indi­vi­dus se récla­mant de l’islam, toute réflexion et toute dis­cus­sion doivent être sus­pen­dues. Ce qui est émi­nem­ment pro­blé­ma­tique, a for­tio­ri lorsque des déci­sions poli­tiques d’ampleur sont prises dans la fou­lée des attentats.

Or, réflé­chir, com­prendre, expli­quer, ce n’est pas jus­ti­fier. Il serait temps que cer­tains le com­prennent pour ne pas répé­ter éter­nel­le­ment les mêmes erreurs en fai­sant régner une ter­reur intel­lec­tuelle qui, sous cou­vert de défense de la liber­té, tend à rui­ner encore un peu plus les condi­tions élé­men­taires du débat démocratique.

Colin Bru­nel

Source de l’ar­ticle : ACRIMED


Notes :