Bolivie : le grand écart entre coca et cocaïne

Evo Morales, mars 2009 : «La coca n’est pas la cocaïne. Il est inconcevable qu’elle se trouve sur la liste des stupéfiants de l’ONU.»

La Boli­vie auto­rise la culture de 12 000 hec­tares de feuilles de coca pour un usage tra­di­tion­nel. Evo Morales veut aug­men­ter cette limite afin de favo­ri­ser son indus­tria­li­sa­tion, mais le pro­jet se heurte à l’existence des plan­ta­tions illé­gales uti­li­sées pour fabri­quer la cocaïne. Com­ment défendre la feuille verte sacrée des Indiens tout en empê­chant qu’elle se trans­forme en poudre blanche ?

Image_8-14.png

Une cen­taine de délé­gués lati­no-amé­ri­cains sont réunis dans le hall de la vice-pré­si­dence de l’Etat plu­ri­na­tio­nal de Boli­vie, à La Paz. L’hôte des lieux, Alva­ro García Line­ra, et le ministre des Affaires étran­gères, David Cho­que­huan­ca, sont aus­si pré­sents. Le 4e som­met conti­nen­tal sur le « vivir bien » va pou­voir commencer.

Mais pas avant que les offrandes, des fleurs et des feuilles de coca prin­ci­pa­le­ment, ne se soient entiè­re­ment consu­mées sur le petit four­neau posé au milieu des par­ti­ci­pants ! Les char­bons rou­geoient, et la fumée enva­hit le majes­tueux hall cen­tral, elle s’en va deman­der à la Pacha­ma­ma et aux autres divi­ni­tés de pla­cer l’événement sous leur protection.
C’est un yati­ri qui est char­gé du rituel. Sur l’Altiplano, ses pou­voirs sont res­pec­tés. Dans les com­mu­nau­tés, il est le sage, le guide spi­ri­tuel, celui qui trans­met la tra­di­tion orale. Il est le gué­ris­seur, et celui qui a la facul­té de lire l’avenir dans ces mêmes feuilles de coca sacrées.

La coca au quotidien

La feuille sacrée depuis plu­sieurs mil­lé­naires est l’élément cen­tral des rites andins et de la méde­cine tra­di­tion­nelle, mais aus­si de la vie quo­ti­dienne des Boli­viens. Dans les mines, la mas­ti­ca­tion de la feuille enlève la faim et la fatigue aux tra­vailleurs des pro­fon­deurs depuis les temps de la colonie.
Sur les Hauts Pla­teaux, l’infusion des feuilles est recom­man­dée pour lut­ter contre les effets de l’altitude. Et par­tout, des minis­tères gou­ver­ne­men­taux de La Paz aux popu­la­tions gua­ra­nies des Basses Terres, on la mas­tique, on l’offre aux par­ti­ci­pants d’une réunion, aux visi­teurs d’une com­mu­nau­té, on la par­tage avec son voisin.

« La coca no es dro­ga », lit-on sur les t‑shirts ven­dus aux tou­ristes au centre de La Paz. Mais ce n’est pas qu’une façade : l’article 384 de la nou­velle Consti­tu­tion adop­tée en 2009 pré­voit que l’Etat pro­tège la coca ances­trale comme patri­moine cultu­rel et comme fac­teur de cohé­sion sociale. Il rap­pelle aus­si qu’en son état natu­rel la feuille de coca n’est pas un stupéfiant.

Image_9-13.pngSon plus grand défen­seur n’est autre qu’Evo Morales, lui-même ancien plan­teur de feuilles de coca. Le pré­sident, ancien lea­der du syn­di­cat des coca­le­ros du Cha­pa­ré, et tou­jours pré­sident des six fédé­ra­tions du Tro­pique de Cocha­bam­ba, lui doit même sa fou­droyante ascen­sion poli­tique : la lutte contre l’éradication de la feuille, exi­gée par Washing­ton, s’est peu à peu trans­for­mée en une lutte contre l’impérialisme et en une ban­nière de la sou­ve­rai­ne­té nationale.

En mars 2009, le pré­sident mas­ti­quait même la feuille sacrée à la tri­bune de l’ONU à Vienne : « La coca n’est pas la cocaïne. Il est incon­ce­vable qu’elle se trouve sur la liste des stu­pé­fiants de l’ONU. »

Depuis 1961, la feuille de coca se trouve en effet sur la liste des pro­duits inter­dits par la Conven­tion sur les stu­pé­fiants de l’ONU. Sa pro­duc­tion et sa consom­ma­tion sont donc ban­nies. Avec une « cocasse » excep­tion intro­duite par l’article 27, qui sti­pule que « les Par­ties peuvent per­mettre l’utilisation de feuilles de coca pour la pré­pa­ra­tion d’un pro­duit aro­ma­tique ». Lisez Coca Cola !

Si la conven­tion fait une fleur aux Etats-Unis, elle se montre impi­toyable avec les Boli­viens, inter­di­sant jusqu’à la mas­ti­ca­tion tra­di­tion­nelle de la feuille, l’acullico. Pis : en 1961, elle don­nait à la Boli­vie un délai de vingt-cinq ans pour éra­di­quer com­plè­te­ment cette pra­tique. Le délai a expi­ré, mais les Boli­viens conti­nuent de mas­ti­quer la feuille !

La plu­part des pays recon­naissent « l’erreur his­to­rique » d’avoir péna­li­sé la feuille de coca. Mais les Etats-Unis et la Suède ont, cette année, oppo­sé leur veto à tout chan­ge­ment de la Conven­tion, invo­quant « le mau­vais signal que repré­sen­te­rait une dépé­na­li­sa­tion pour la lutte contre le narcotrafic ».

L’exemple du Coca Colla

Une remarque qui a le don de faire sor­tir Evo Morales de ses gonds : « Ce ne sont pas les Boli­viens qui ont inven­té la cocaïne et qui la consomment ! » Du coup, le pré­sident est bien déci­dé à aug­men­ter la pro­duc­tion légale de coca en Boli­vie, pour l’heure pla­fon­née à 12 000 hec­tares par une loi adop­tée en 1988. Le nou­veau pro­jet devrait ava­li­ser la nou­velle limite : 20 000 hec­tares, répar­tis entre les Yun­gas, la zone tra­di­tion­nelle de cultures (13 000 hec­tares) et le Cha­pa­ré, la zone dont est issu Evo Morales (7000 hectares).

coca-morales.gifMais pour­quoi aug­men­ter des sur­faces qui répondent aujourd’hui au besoin de consom­ma­tion interne ? Pour indus­tria­li­ser la feuille ! Les pro­jets de pro­duits déri­vés four­millent en Boli­vie, de la fabri­ca­tion de médi­ca­ments à la concep­tion de pro­duits éner­gé­tiques. Un pro­jet pilote d’engrais natu­rels pour l’agriculture a même été lan­cé cette année.

Deux bois­sons éner­gi­santes ont aus­si fait leur appa­ri­tion, encore très dis­crète, sur le mar­ché : la Coca Col­la (un col­la est un habi­tant des Hauts Pla­teaux andins), et le Bryn­co Cola, qu’Evo Morales a récem­ment pro­po­sé aux jour­na­listes en confé­rence de presse.

Pour­tant une réa­li­té reste incon­tour­nable : la Boli­vie est aujourd’hui le troi­sième pro­duc­teur mon­dial de cocaïne, der­rière le Pérou et la Colom­bie. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime estime que les plan­ta­tions de coca dépassent aujourd’hui en Boli­vie les 30 000 hec­tares, soit près de 20 000 hec­tares illé­gaux. Au Cha­pa­ré, 94% de la pro­duc­tion de feuilles de coca serait des­ti­née au mar­ché illégal.

L’Etat boli­vien ne reste pas les bras croi­sés, et a annon­cé avoir éra­di­qué en 2011 10 000 hec­tares de plan­ta­tions illé­gales. Evo Morales a même confir­mé en décembre l’achat pour près de 60 mil­lions de francs de six avions K8 chi­nois, qui seront affec­tés à la lutte contre le nar­co­tra­fic. Le pré­sident espère l’adoption d’une loi per­met­tant d’abattre les avions sus­pec­tés de trans­por­ter de la cocaïne et qui refu­se­raient d’atterrir…

Ins­ti­tu­tions infiltrées

Mais ces efforts ont été ter­nis par « l’affaire » du géné­ral René Sana­bria, le patron anti­drogue boli­vien, nom­mé per­son­nel­le­ment par Evo Morales et qui jouis­sait d’une image d’incorruptible. Il a été arrê­té en février 2011 au Pana­ma pour le tra­fic de 5 tonnes de cocaïne, et extra­dé aux Etats-Unis, qui l’a condam­né à pur­ger qua­torze ans d’emprisonnement. Une démons­tra­tion de la puis­sance des groupes de nar­co­tra­fi­quants, qui peuvent infil­trer les auto­ri­tés jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.

Et c’est d’ailleurs la fai­blesse des ins­ti­tu­tions boli­viennes qui ouvre désor­mais les portes du pays aux car­tels colom­biens et mexi­cains. La ministre colom­bienne des Affaires étran­gères, María Ange­la Hol­guín, a aler­té les auto­ri­tés boli­viennes début décembre, annon­çant lors de sa visite à La Paz que « les car­tels colom­biens tentent de s’infiltrer en Boli­vie et qu’ils ont des moyens éco­no­miques démesurés ».

Labo­ra­toires dans la jungle

Un méga­la­bo­ra­toire de drogue a été déman­te­lé en août par la police, près de San­ta Rosa, en pleine jungle. Un géné­ra­teur, des immenses fri­gos, l’air condi­tion­né et des zones rési­den­tielles : il était conçu pour le tra­vail de trente per­sonnes et la pro­duc­tion de 500 kilos de cocaïne par jour ! Selon la police, la haute tech­no­lo­gie uti­li­sée dans ce labo­ra­toire, dont le coût est esti­mé à plus de 1 mil­lion de dol­lars, indi­que­rait une piste colombienne.

Rebe­lote en octobre. Dans le Parc natio­nal Isi­bo­ro Secu­ré, dont près d’un cin­quième du ter­ri­toire a été enva­hi par les coca­le­ros, une patrouille de la police est tom­bée sur une gigan­tesque ins­tal­la­tion de fabri­ca­tion de pâte de base de la cocaïne et sur une réserve d’armes, dont des gros calibres M‑16. Le camp était bien gar­dé : lors de l’opération, qui a per­mis l’arrestation d’un tra­fi­quant colom­bien, le capo­ral Ste­ven Medra­no a reçu une balle en pleine tête d’un sniper. 


« La poli­tique de pro­hi­bi­tion a échoué »

Pro­pos rec­ceuillis par Ber­nard Perrin

Image_10-8.pngRober­to Laser­na est spé­cia­liste du nar­co­tra­fic. Ancien pro­fes­seur à l’université de Prin­ce­ton, cet éco­no­miste boli­vien enseigne actuel­le­ment à l’université San Simon de Cocha­bam­ba. Il est notam­ment l’auteur de El fra­ca­so del pro­hi­bi­cio­nis­mo (L’Echec du pro­hi­bi­tion­nisme). Sou­vent cri­tique avec le gou­ver­ne­ment d’Evo Morales, il est davan­tage mesu­ré en matière de poli­tique de la coca.

Quel est votre bilan de l’action d’Evo Morales en matière de lutte antidrogue ?

Rober­to Laser­na : La Boli­vie compte déjà de nom­breuses années de lutte anti­drogue et répète les mêmes erreurs que par­tout dans le monde. Ses petits suc­cès ne peuvent empê­cher l’échec glo­bal reten­tis­sant de la lutte contre la consom­ma­tion et la pro­duc­tion de drogue. Dans le cas de la Boli­vie, le grand pro­blème est sa rela­tion au cir­cuit de la cocaïne au tra­vers de la pro­duc­tion de la matière pre­mière et de la pré­sence de plus en plus mar­quée de pro­duc­teurs de cocaïne dans le pays. Et si la poli­tique d’Evo Morales com­porte quelques dif­fé­rences par rap­port à celle de ses pré­dé­ces­seurs, elle ne modi­fie pas de manière sub­stan­tielle l’option pro­hi­bi­tion­niste ni l’appareil répressif.

Pour vous, l’échec majeur, c’est donc la poli­tique de prohibition…

Oui ! Cette poli­tique met dans l’illégalité une grande par­tie des pro­duc­teurs et consom­ma­teurs de ces pro­duits dans le monde, et c’est ce qui sti­mule la pré­sence de groupes mafieux et vio­lents dans la pro­duc­tion et la com­mer­cia­li­sa­tion de la cocaïne notam­ment. C’est le nœud du pro­blème. Cette poli­tique se main­tient, elle est faite de petits suc­cès, de sai­sies, de des­truc­tion de labo­ra­toires, d’arrestations de quelques chefs mafieux, mais dans le fond, les Etats sont de plus en plus vul­né­rables, ils ont per­du une par­tie du contrôle sur la socié­té et sur le ter­ri­toire et ils consacrent une par­tie tou­jours plus impor­tante du bud­get natio­nal à un pro­blème qui ne cesse d’empirer.

La Boli­vie aurait-elle pu mener seule le com­bat de la légalisation ?

La poli­tique de pro­hi­bi­tion est un échec. Elle a clai­re­ment ren­for­cé poli­ti­que­ment les plan­teurs de coca, les coca­le­ros, et elle a per­mis l’accession d’Evo Morales à la pré­si­dence. Mais aujourd’hui celui-ci est pris au piège de cette même poli­tique, et en six ans il n’a même pas pu modi­fier la Loi 1008, sur le régime de la coca et des sub­stances contrô­lées, qui a une approche répres­sive et puni­tive, avec la pré­ten­tion de dimi­nuer ou d’éliminer le narcotrafic.

Main­te­nant, il est très dif­fi­cile à la Boli­vie de faire cava­lier seul. Le fait qu’Evo Morales pro­vienne des rangs des coca­le­ros a aus­si limi­té son action. Même si je suis convain­cu que ce pas­sé lui aurait don­né une force morale pour défendre une légalisation.

Fina­le­ment, il a choi­si d’adhérer à la poli­tique mon­diale domi­nante de la pro­hi­bi­tion, avec une dure répres­sion du nar­co­tra­fic, avec le slo­gan « zéro cocaïne mais pas zéro coca », en étant d’autre part très tolé­rant avec les pro­duc­teurs de feuilles de coca. Au niveau inter­na­tio­nal, cela a été res­sen­ti comme une hypo­cri­sie, comme une manière d’agir ambiguë.

L’opposition parle régu­liè­re­ment de narcogouvernement…

C’est exces­sif, car cela donne l’idée que les postes les plus éle­vés de l’Etat seraient impli­qués dans la pro­duc­tion de drogue, et fran­che­ment je ne crois pas que ce soit le cas. Cer­taines per­sonnes sont impli­quées, et les docu­ments publiés par Wiki­Leaks ont mon­tré que des poli­ciers et même des fonc­tion­naires du Minis­tère de l’intérieur ont pro­té­gé les acti­vi­tés de nar­co­tra­fi­quants. Mais il n’y a pas une poli­tique gou­ver­ne­men­tale déli­bé­rée dans ce sens.

Par contre, oui, on assiste à une « nar­co­ti­sa­tion » de l’économie. Le boom du nar­co­tra­fic fait par­tie en réa­li­té du boom géné­ral de l’économie. Il y a de plus en plus de cultures de coca, et une pré­sence de plus en plus impor­tante de nar­co­tra­fi­quants. La quan­ti­té de drogue fabri­quée est en hausse et cela injecte une grosse quan­ti­té d’argent sur le marché.

Quelle est la res­pon­sa­bi­li­té du gouvernement ?

Cette situa­tion pro­vient d’une omis­sion de la part du gou­ver­ne­ment, qui ne prête pas assez atten­tion à l’affaiblissement des ins­ti­tu­tions, à la pré­ser­va­tion de l’Etat de droit et au res­pect des lois. Cela crée des condi­tions favo­rables au déve­lop­pe­ment des groupes mafieux, que ce soit dans la contre­bande ou dans le narcotrafic.

Crai­gnez-vous que ce boom du nar­co­tra­fic débouche sur une hausse de la vio­lence, ou pire, sur une situa­tion comme le vit le Mexique, avec une perte de contrôle sur une par­tie du territoire ?

Les situa­tions du Mexique et de la Boli­vie ne sont pas com­pa­rables. Mais sans aucun doute, il y a un risque. D’une part, la Boli­vie a des fron­tières peu contrô­lées, dans des régions où l’Etat a une capa­ci­té extrê­me­ment réduite de maî­tri­ser son ter­ri­toire, et des ins­ti­tu­tions très faibles. C’est donc un envi­ron­ne­ment favo­rable aux mafias et à la pré­sence de délinquance.

D’autre part, depuis dix ans, les conflits sociaux sont en hausse en Boli­vie. Et l’Etat est de moins en moins capable de les résoudre, il laisse les pro­ta­go­nistes les régler entre eux. Nous avons des conflits limi­trophes entre dépar­te­ments, entre com­munes, des affron­te­ments entre chauf­feurs et usa­gers, entre com­mer­çants et ache­teurs. Ces ten­sions sociales crois­santes légi­ti­ment peu à peu l’usage de la vio­lence, l’usage de la force pour résoudre les pro­blèmes. On voit de plus en plus de gens s’armer, ten­ter de résoudre les pro­blèmes sans recou­rir à l’Etat. De plus en plus de petits vols se ter­minent en assas­si­nats. Ce sont des indi­ca­teurs pré­oc­cu­pants. Cela tient à la pré­sence de mafias, bien sûr, mais c’est aus­si pro­fon­dé­ment le pro­blème de l’affaiblissement des ins­ti­tu­tions et de l’Etat de droit. 

Source LE COURRIER