Bourdieu, dix ans après

Disparu en janvier 2002, le sociologue a laissé un héritage discuté mais fécond. La dimension classique de sa pensée s’impose avec la parution de son cours au Collège de France sur l’Etat, parfaite boîte à outils pour démonter les mécanismes de la domination.

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Dix ans après sa mort, Pierre Bour­dieu (1930 – 2002) conti­nue de sus­ci­ter des réac­tions contras­tées et ambi­va­lentes, dif­fi­ciles à défi­nir en dehors de l’opposition fron­tale et aveugle entre ses adeptes et ses enne­mis. Comme si le socio­logue déran­geait encore, au point qu’il fau­drait, pour s’en sor­tir avec lui, soit le cano­ni­ser, soit l’excommunier.

“L’in­tel­lec­tuel engagé”

Jean-Claude Cham­bo­re­don, avec qui il écri­vit Le Métier de socio­logue en 1967, évo­quait à pro­pos de la récep­tion de son tra­vail une double atti­tude, oscil­lant entre “la réfu­ta­tion a prio­ri” et “la répé­ti­tion adu­la­trice”. La meilleure manière de dépas­ser cette dua­li­té sté­rile consiste à prendre la mesure de son héri­tage, fécond et cri­ti­qué à la fois, dans le pay­sage des sciences sociales contem­po­raines, et au-delà dans le monde du mili­tan­tisme, dont Bour­dieu devint, dès la paru­tion de La Misère du monde, en 1993, une figure ico­nique, élar­gis­sant alors sa noto­rié­té scien­ti­fique pour revê­tir les habits de “l’intellectuel enga­gé”, notion qu’il cri­ti­qua pour­tant sévè­re­ment au nom de sa foi dans l’autonomie de la science.

De ce point de vue, et même s’il faut se méfier des com­pa­rai­sons hâtives, la trace per­sis­tante de Pierre Bour­dieu dans l’espace de la pen­sée et de l’engagement poli­tiques se rap­proche de celle qu’a lais­sée le phi­lo­sophe Michel Fou­cault, dis­pa­ru, lui, en 1984. Omni­pré­sente et fuyante à la fois, la pen­sée de Bour­dieu convoque aujourd’hui l’image que les héri­tiers de Fou­cault ont eux-mêmes inven­tée pour assu­mer leur filia­tion : la “boîte à outils”. Par-delà leurs gestes d’intervention poli­tique par­ta­gés – pour les droits des déte­nus chez le phi­lo­sophe, pour les reven­di­ca­tions des chô­meurs chez le socio­logue, par­mi d’autres exemples pos­sibles… –, Fou­cault et Bour­dieu ont lais­sé cha­cun une oeuvre qui éclaire notre his­toire et notre époque.

Comme l’écrivait le phi­lo­sophe Mathieu Potte-Bon­ne­ville à pro­pos de Fou­cault, il s’agit avec Bour­dieu de pen­ser “d’après lui ce qui vient après lui”. Car comme Fou­cault, la pen­sée de Bour­dieu n’a pas pro­duit une “théo­rie” uni­voque, fer­mée sur elle-même, mais plu­tôt un modus ope­ran­di, dans lequel on pioche des outils et des idées pour pen­ser le monde social, inter­ro­ger les ques­tions de l’exclusion, de la repro­duc­tion sociale, du champ poli­tique, du jour­na­lisme, du sys­tème sco­laire, de la culture… De sorte qu’il existe aujourd’hui un usage non tota­li­sant, libre et cir­cu­la­toire de la pen­sée de Bour­dieu, qui se nour­rit d’emprunts directs autant que de révi­sions et de reformulations.

Bour­dieu est à l’origine d’un cer­tain nombre d’apports déci­sifs : les déter­mi­na­tions imma­té­rielles, à tra­vers les concepts de “capi­tal cultu­rel”, de “dis­tinc­tion” et de “pou­voir sym­bo­lique” ; la prise en compte du contexte social et his­to­rique, à tra­vers la notion de “champ” ; l’incorporation indi­vi­duelle des règles col­lec­tives, à tra­vers la notion “d’habitus”… Ces outils ont per­mis un chan­ge­ment d’échelle dans la com­pré­hen­sion du monde social. La plu­part des cri­tiques, y com­pris de la part de ses anciens proches (de Natha­lie Hei­nich à Ber­nard Lahire…), ont beau insis­ter sur les limites heu­ris­tiques du déter­mi­nisme ou sur la manière trop sys­té­ma­tique de pen­ser un champ à par­tir de l’opposition des domi­nants et des domi­nés, il reste que ces points struc­turent l’analyse des conduites sociales.

“Ce que j’essaie de trans­mettre, c’est une manière de construire la réa­li­té qui per­met de voir les faits que, nor­ma­le­ment, on ne voit pas”, disait-il dans son for­mi­dable cours sur l’Etat, tenu au Col­lège de France de 1989 à 1992, enfin édi­té par Patrick Cham­pagne, Rémi Lenoir, Franck Pou­peau et Marie-Chris­tine Rivière.

“Je pense pro­fon­dé­ment qu’on n’en finit jamais de se libé­rer de l’évidence du social ; et par­mi les ins­tru­ments de pro­duc­tion d’évidence et de sen­ti­ment d’évidence, l’Etat est sûre­ment le plus puis­sant”, sou­ligne-t-il dans ce texte déci­sif dans sa tra­jec­toire intel­lec­tuelle, dont la forme orale per­met en outre une faci­li­té de lec­ture assez inédite chez lui. Si, comme il n’a jamais ces­sé de le répé­ter, la voca­tion du socio­logue consiste à dévoi­ler le carac­tère arbi­traire de la réa­li­té sociale, à “déna­tu­ra­li­ser” le social en révé­lant les rap­ports de domi­na­tion qui le struc­turent, la ques­tion de l’Etat per­met de l’illustrer au pre­mier chef.

Dans La Noblesse d’Etat, paru un an avant ce cours, Bour­dieu avait déjà cher­ché à mon­trer que l’Etat peut être appro­prié par des gens qui usent de celui-ci comme d’un patri­moine. Mais ce qui l’intéresse ici, c’est la “pen­sée d’Etat” qui nous habite, comme une croyance col­lec­tive inté­grée en cha­cun de nous, qui nous déter­mine. Com­ment s’est-elle his­to­ri­que­ment consti­tuée et quels en sont les effets sur l’ordre social ? Bour­dieu rap­pelle le mot du roman­cier Tho­mas Bern­hard dans Les Maîtres anciens : “Nous avons tous l’Etat dans la tête.”

Au coeur même de notre mémoire par exemple, nous retrou­vons tou­jours l’Etat, les fêtes civiques et reli­gieuses, un ensemble de struc­tures de la tem­po­ra­li­té sociale. En repre­nant une par­tie de la défi­ni­tion de Max Weber, Bour­dieu estime que l’Etat détient le “mono­pole de la vio­lence phy­sique et symbolique”.

“L’Etat est le nom que nous don­nons aux prin­cipes cachés, invi­sibles, de l’ordre social, et en même temps, de la domi­na­tion à la fois phy­sique et sym­bo­lique comme de la vio­lence phy­sique et symbolique.” 

Parce que nos caté­go­ries de per­cep­tion sont his­to­ri­que­ment construites, Bour­dieu se pro­pose de faire “l’histoire de la genèse des struc­tures éta­tiques”, c’est-à-dire “l’histoire de notre propre pen­sée”, la “phi­lo­so­phie véri­table de nos propres ins­tru­ments de pen­sée, de notre propre pen­sée”. Faire un détour par ce qu’il appelle la “genèse”, c’est “se don­ner quelques chances d’échapper à la pen­sée d’Etat”. Afin de four­nir des ins­tru­ments pour déna­tu­ra­li­ser nos modes de pen­sée, contre ce qu’il appelle “l’amnésie de la genèse”, il n’y a que “la pen­sée génétique”.

La sou­mis­sion incons­ciente à un ordre social

Par­tant de plu­sieurs de ses enquêtes anté­rieures – sur le capi­tal sym­bo­lique en Kaby­lie, sur les stra­té­gies matri­mo­niales des pay­sans béar­nais, sur la haute fonc­tion publique et la poli­tique fran­çaise du loge­ment –, le socio­logue ana­lyse le pro­ces­sus par lequel les indi­vi­dus subissent une nor­ma­li­sa­tion sociale sans le savoir : ce pro­ces­sus incons­cient (l’amnésie de la genèse) fait qu’une chose très arbi­traire est oubliée en tant que telle.

Grand lec­teur de Nor­bert Elias, Charles Tilly, Max Weber, Karl Marx, Ernst Cas­si­rer, Erwin Panof­sky…, dont il intègre et dis­cute les textes fon­da­teurs, Bour­dieu étu­die com­ment s’est consti­tuée cette sorte de “grand fétiche” qu’est l’Etat et rap­pelle, sur la longue durée, la “mon­tée pro­gres­sive des clercs”, c’est-à-dire du capi­tal cultu­rel comme condi­tion d’accès au pou­voir et comme ins­tru­ment de repro­duc­tion du pou­voir. De sorte que l’Etat est deve­nu “cette banque cen­trale de capi­tal sym­bo­lique, cette sorte de lieu où s’engendrent et se garan­tissent toutes les mon­naies fidu­ciaires qui cir­culent dans le monde social et toutes les réa­li­tés qu’on peut dési­gner comme fétiches, qu’il s’agisse d’un titre sco­laire, de la culture légi­time, de la nation, de la notion de fron­tière ou de l’orthographe”.

L’un des effets les plus sai­sis­sants de ce fétiche diag­nos­ti­qué par Bour­dieu est “l’effet de croyance, de sou­mis­sion géné­ra­li­sée à l’Etat”, qui forme cette ins­ti­tu­tion au pou­voir extra­or­di­naire de “pro­duire un monde social ordon­né sans néces­sai­re­ment don­ner d’ordres, sans exer­cer de coer­ci­tion per­ma­nente”. En cela, Bour­dieu se dis­tingue des célèbres théo­ries du contrat (Hobbes, Locke…) qui dans l’histoire de la science poli­tique éclairent la logique de construc­tion de l’Etat. Pour le socio­logue, les contrats les plus sûrs sont les contrats tacites, incons­cients, ceux que l’on ne signe pas, qui ne se per­çoivent pas comme tels :

“L’ordre social repose sur un nomos qui est rati­fié par l’inconscient de sorte que, pour l’essentiel, c’est la coer­ci­tion incor­po­rée qui fait le travail.”

La recon­nais­sance de la légi­ti­mi­té est un acte de connais­sance qui n’en est pas un, “un acte de sou­mis­sion doxique à l’ordre social”. En plus de den­si­fier tous les apports théo­riques de sa socio­lo­gie depuis les années 60, ce cours sur l’Etat est aus­si pour Bour­dieu l’occasion d’opérer un virage per­son­nel sur un front plus direc­te­ment poli­tique. Pre­nant ses dis­tances avec les théo­ries d’Elias ou de Fou­cault, qui retiennent uni­que­ment l’aspect dis­ci­pli­naire de l’Etat, il rap­pelle que l’Etat est aus­si assis­tance et phi­lan­thro­pie. C’est dans ce cadre qu’il diag­nos­tique une lutte interne per­ma­nente entre “l’Etat de la main droite” et “l’Etat de la main gauche”.

Or, au début de ces années 90, il per­çoit que l’Etat de la main gauche est mena­cé. Tout ce qui a été construit depuis le XVIIe siècle (le Wel­fare State) s’écroule. Il dénonce ain­si ce tra­vail de décons­truc­tion d’une morale publique, d’une phi­lo­so­phie de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive, regrette les effets du retrait de l’Etat et des poli­tiques néo­li­bé­rales, la démo­li­tion de l’idée de ser­vice public, “la déva­lo­ri­sa­tion du dévoue­ment obs­cur à l’intérêt col­lec­tif”… De ce point de vue, la puis­sance de ce texte tient en grande par­tie à ce qu’il opère la tran­si­tion entre le tro­pisme scien­ti­fique du Bour­dieu socio­logue, dont il résume la pen­sée, et le mili­tan­tisme poli­tique de l’intellectuel des années 90.

Toute la pen­sée de Bour­dieu se déploie dans ce cours sur l’Etat, où l’on retrouve ses prin­ci­pales intui­tions socio­lo­giques et sa pos­ture cri­tique, mais où l’on per­çoit aus­si le glis­se­ment vers la prise de parole dans l’espace public pour en dénon­cer les dérives poli­tiques et les impasses sociales. Autant point de rup­ture que prin­cipe de conti­nui­té, ce cours sur l’Etat est un moment de bas­cule dans son oeuvre où, sans sacri­fier la rigueur d’une réflexion au som­met de sa matu­ri­té (par­ache­vée par ses Médi­ta­tions pas­ca­liennes en 1997, La Domi­na­tion mas­cu­line en 1998 et son Esquisse pour une auto-ana­lyse en 2004), la colère d’un enga­ge­ment poli­tique affleure enfin.

Contre le nou­vel ordre néo­li­bé­ral en train de s’imposer, il défend les gré­vistes de décembre 1995, lance les Etats géné­raux du mou­ve­ment social en 1996, sou­tient le mou­ve­ment des chô­meurs de l’hiver 1997, crée la mai­son d’édition Rai­sons d’agir… Trois ans avant la paru­tion de La Misère du monde, six ans avant Sur la télé­vi­sion, deux livres d’intervention sor­tant des codes du livre scien­ti­fique, ce cours sur l’Etat annonce donc le chan­ge­ment de bra­quet du socio­logue. Si quelques proches, comme Natha­lie Hei­nich (Pour­quoi Bour­dieu), lui ont repro­ché de ne s’être jamais expli­qué sur ce vire­ment, on peut aus­si y voir un simple élar­gis­se­ment de son domaine d’intervention opé­ré à par­tir d’un même motif, obses­sion­nel, comme le coeur de sa vie même : la lutte contre les modes de domi­na­tion sociale, dont la com­pré­hen­sion des méca­nismes consti­tue un préa­lable libérateur.

La connais­sance des déter­mi­na­tions reste une condi­tion néces­saire de leur affran­chis­se­ment. Sa théo­rie de la pra­tique, sou­vent cri­ti­quée pour son scep­ti­cisme et son désen­chan­te­ment (com­ment agir lorsqu’on prend la mesure de ses déter­mi­nismes socio­lo­giques ?), ne visait qu’à per­mettre aux agents d’exercer leurs capa­ci­tés cri­tiques au sein de l’espace social. En cela, sa pen­sée est deve­nue “clas­sique” et irra­die l’époque de ses contre-feux fra­giles mais démystificateurs.

Jean-Marie Durand

Source : Les inrocks

Lire Pierre Bour­dieu, sur l’Etat, cours au Col­lège de France (1989 – 1992) (Seuil, Rai­sons d’agir), 656 pages, 30 €

Col­loque le 23 jan­vier, une jour­née d’étude orga­ni­sée par Franck Pou­peau, Sébas­tien Roux, Gisèle Sapi­ro et Loïc Wac­quant réuni­ra socio­logues, his­to­riens, anthro­po­logues et poli­tistes pour pen­ser, à par­tir de leurs pro­blé­ma­tiques, l’actualité de Pierre Bourdieu

Soi­rée Bour­dieu, une aven­ture théo­rique et poli­tique, le 16 jan­vier à 19 h à la Mai­son des Métal­los, Paris XIe