Brésil : La mystique du Mouvement des sans-terre

La mystique, pour le MST, est un rituel. Elle est insérée dans une histoire d’espérance, de célébration permanente.

En 2000, Ber­nar­do Man­ça­no Fer­nandes publiait un livre d’entretien avec João Pedro Sté­dile, l’un des fon­da­teurs du Mou­ve­ment des tra­vailleurs ruraux sans terre (MST) [1]. Ce livre a été tra­duit en fran­çais et publié par les édi­tions Le Temps des cerises en 2003 sous le titre Gens sans terre : la tra­jec­toire du MST et la lutte pour la terre au Bré­sil [2]. Pour des rai­sons qui regardent l’éditeur, un des cha­pitres de l’ouvrage ori­gi­nal, consa­cré à la mys­tique [3], n’a pas été inclus dans la ver­sion fran­çaise, sans même d’ailleurs – sauf erreur de notre part – qu’il soit fait men­tion de cette omission. 

Dial a déci­dé de répa­rer cet « oubli » et nous publions ici aus­si la tra­duc­tion fran­çaise qui n’était pas encore dis­po­nible, asso­cié à un texte d’analyse rédi­gé par Susa­na Bleil qui a consa­cré sa thèse de doc­to­rat de socio­lo­gie au MST et qui se trouve après le pre­mier article.

La mys­tique

Par­lez-nous main­te­nant de l’importance de la mys­tique pour le MST.

Image_3-86.png C’est une autre contri­bu­tion faite d’expériences, de savoirs et de pra­tiques, que nous appor­tons en tant qu’organisation sociale. Qu’y a‑t-il de nou­veau dans cette orga­ni­sa­tion sociale, au-delà de ce dont j’ai par­lé jusqu’à main­te­nant ? S’il fal­lait résu­mer, je dis­tin­gue­rais deux aspects. Le pre­mier, c’est la manière dont nous entre­te­nons une mys­tique pour par­ve­nir à l’unité entre nous. Ni la gauche – parce qu’elle avait honte – ni la droite ne l’avaient fait. La mys­tique fait par­tie de notre pra­tique sociale et elle dis­pose les per­sonnes à par­ti­ci­per à la lutte. Le second aspect, c’est l’apport géné­ral que consti­tue l’application de ces prin­cipes d’organisation. Nous avons ain­si deux nou­veau­tés pro­duites par le mou­ve­ment qui peuvent être adop­tées par d’autres types de mou­ve­ments sociaux : la mys­tique et les prin­cipes d’organisation.

Est-ce que ce sont ces deux aspects qui pro­curent un sou­tien idéo­lo­gique et poli­tique au MST ?

Aux mili­tants du MST et aus­si aux autres per­sonnes. Pour­quoi une per­sonne s’engage-t-elle à par­ti­ci­per à une marche sur Bra­si­lia ? Parce qu’elle se sent bien, contente. Tout le monde regarde et se dit : « Quel sacri­fice ! » mais le gars est content, comme dans le cas du mon­sieur âgé de 90 ans, Luis Bel­trame, de Pro­missão [4]. Il a mar­ché 1200 kilo­mètres et, quand il est arri­vé à Bra­si­lia, il a décla­ré qu’il espé­rait que le mou­ve­ment orga­ni­se­rait une nou­velle marche. Il aurait pu dire aus­si « Ah ! Je me suis usé les pieds. Il me fau­dra trois mois pour retrou­ver la san­té ». Il avait le droit de dire ce qu’il voulait.

C’est ce qui explique que des familles soient res­tées dans les cam­pe­ments pen­dant six ans ?

Nous voyons des exemples de sacri­fices énormes. Ces familles res­tent si long­temps parce qu’elles sont sou­te­nues par la mys­tique et les prin­cipes d’organisation, et pas seule­ment parce qu’elles ont besoin de terre.

La mys­tique est une pra­tique que le mou­ve­ment met en œuvre. D’une cer­taine façon, c’est son ali­ment idéo­lo­gique, d’espérance, de soli­da­ri­té. La mys­tique, pour le MST, est un rituel. Elle est insé­rée dans une his­toire d’espérance, de célé­bra­tion per­ma­nente. Cette inter­pré­ta­tion est-elle pertinente ?

C’est bien cela, mais c’est plus encore. Sous l’influence de l’Église, la mys­tique était fac­teur d’unité, d’accomplissement de nos idéaux, mais, en tant que litur­gie, elle était très pesante. Avec le temps – selon un pro­ces­sus d’élaboration – nous nous sommes ren­du compte que si tu laisses la mys­tique deve­nir for­ma­liste, elle meurt. La mys­tique n’a de sens que si elle fait par­tie de ta vie. Nous ne pou­vons pas lui réser­ver des moments par­ti­cu­liers, comme les Congrès ou les Ren­contres natio­nales ou régio­nales. Nous devons la mettre en œuvre dans toutes les cir­cons­tances où des per­sonnes se réunissent, car c’est une forme col­lec­tive d’expression d’un sen­ti­ment. Nous vou­lons que ce sen­ti­ment fasse naître un idéal, et qu’il ne soit pas seule­ment une obli­ga­tion. Per­sonne n’est ému sim­ple­ment parce qu’il en reçoit l’ordre. Il s’émeut s’il est pous­sé par une moti­va­tion inté­rieure. Ce n’est pas non plus une illu­sion méta­phy­sique ou idéa­liste, selon laquelle nous irons tous ensemble au para­dis. Si c’était cela, alors nous nous met­trions à pleu­rer, comme le font bien des sectes reli­gieuses. Les cha­ris­ma­tiques par exemple uti­lisent la mys­tique en vue d’un idéal inac­ces­sible. Dans ce cas, elle ne dure pas, de même que ce mou­ve­ment cha­ris­ma­tique ne dure pas une vie entière. Les per­sonnes se ren­dront compte du piège qui peut durer jusqu’à 20 ou 30 ans, mais qui ne sur­vit pas dans l’histoire de l’humanité. Nous avons vou­lu construire des manières dif­fé­rentes de vivre une mys­tique, à par­tir d’une meilleure com­pré­hen­sion. Aupa­ra­vant, nous ne fai­sions qu’imiter : « L’Église emploie une cer­taine litur­gie mys­tique pour main­te­nir l’unité en lien avec l’Évangile ». Quand nous for­cions la copie, cela ne mar­chait pas parce que les per­sonnes doivent se sen­tir moti­vées par un pro­jet déter­mi­né. Ayant com­pris cela, nous fai­sons res­sor­tir, à chaque ins­tant et dans cha­cune des acti­vi­tés du mou­ve­ment, un aspect du pro­jet pour sti­mu­ler les personnes.

Quelle est la rela­tion entre le MST et le fait religieux ?

C’est une ques­tion très inté­res­sante qui doit atti­rer l’attention de la socié­té. Com­ment se fait-il que nous, qui sommes de gauche, allions tou­jours à la messe ? Pour nous, il n’y a là aucune contra­dic­tion. Au contraire, nos mili­tants uti­lisent leur foi reli­gieuse pour ali­men­ter leur lutte, qui est une lutte de gauche, qui est une lutte contre l’État et contre le capital.

La mys­tique fait que les per­sonnes se sentent bien. Récem­ment, nous avons réus­si à éla­bo­rer une théo­rie sur elle. Nous publie­rons un fas­ci­cule avec divers textes de Leo­nar­do Boff. Comme théo­lo­gien, il ana­lyse les ori­gines de la mys­tique dans la pen­sée humaine. Il en est de même de Ranul­fo Pelo­so, qui a écrit un texte sur les rai­sons de l’existence de la mys­tique. Et nous avons éga­le­ment un texte d’Adémar Bogo [5], qui réflé­chit sur notre pra­tique en la matière. C’est en quelque sorte la repré­sen­ta­tion théo­rique de notre expé­rience de 10 ou 15 ans.

Quels sont les sym­boles du mouvement ?

Le dra­peau, les mots d’ordre, les outils de tra­vail, les pro­duits du tra­vail des champs. Ils appa­raissent aus­si de mul­tiples façons : dans l’usage du bon­net, des cein­tures et de la musique, etc. Les chants sont un sym­bole très impor­tant. Et même le Jour­nal sans terre est beau­coup plus qu’un moyen de com­mu­ni­ca­tion pour le MST. C’est un sym­bole. Le mili­tant s’identifie à lui, y trouve des affi­ni­tés, et l’apprécie.

Com­ment est appa­ru le dra­peau du Mou­ve­ment des sans-terre ?

En accord avec la concep­tion de la mys­tique, théo­ri­que­ment les gens avaient déjà appris avec l’Église – et aus­si dans la pra­tique – que dans toute orga­ni­sa­tion sociale, dans tout mou­ve­ment social, ce n’est pas le dis­cours qui est la base de l’unité entre les per­sonnes. Ce qui construit l’unité, c’est une vision idéo­lo­gique et poli­tique de la réa­li­té, et l’usage de sym­boles qui vont tis­ser l’identité. Ils maté­ria­lisent l’idéal, cette uni­té invi­sible. À l’origine du mou­ve­ment, dans tout ce que nous entre­pre­nions, nous uti­li­sions dif­fé­rents dra­peaux. Cer­tains n’employaient que des dra­peaux rouges. Un dra­peau, que nous uti­li­sions là-bas, à Encru­zil­ha­da Nata­li­no, à Ron­da Alta, por­tait l’inscription « Le peuple uni ne sera jamais vain­cu » Sur d’autres était écrit : « La Terre est à qui la tra­vaille ». Sur le dra­peau du grand mât, figu­raient les mots « Terre et jus­tice ». Il y avait encore d’autres dra­peaux, que les gens fabri­quaient spontanément.

Peu à peu, à mesure que le mou­ve­ment pre­nait de l’ampleur, nous avons com­pris que nous devrions avoir une iden­ti­té propre, pour évi­ter aus­si qu’un épar­pille­ment ne vienne mettre en péril l’unité et l’identité ori­gi­nelles. Nous avons enta­mé, au milieu de l’année 1986, un débat au sein du mou­ve­ment pour que, dans les États, on éla­bore et pré­sente des sug­ges­tions. Avant la Ren­contre natio­nale qui s’est tenue à Pira­ci­ca­ba (État de São Pau­lo), à la fin de 1986 ou au début de 1987, je ne me rap­pelle plus exac­te­ment, sont appa­rues diverses pro­po­si­tions, qui ont été dif­fu­sées dans les États, afin que tous prennent connais­sance des idées pré­sen­tées. Quand s’ouvrit la Ren­contre natio­nale, deux ou trois pro­po­si­tions avaient été rete­nues. Après débat, la pro­po­si­tion gagnante fut celle qui consti­tue aujourd’hui notre dra­peau. Nous avons deman­dé à Hamil­ton Per­ei­ra [6] de com­po­ser un poème sur notre dra­peau. Il l’a écrit. Ce fut une sorte de lan­ce­ment offi­ciel du dra­peau pour les militants.

Sur le moment, on ne voyait pas très clai­re­ment la signi­fi­ca­tion de chaque élé­ment et de chaque cou­leur. À part deux élé­ments por­tant sur l’ensemble. La cou­leur rouge par exemple, qui exprime tra­di­tion­nel­le­ment la lutte et qui évoque la classe ouvrière, est un élé­ment idéo­lo­gique très fort. Le des­sin du couple sur le dra­peau pro­vient du Pre­mier Congrès. Comme dans le monde rien ne se crée, nous nous sommes ins­pi­rés d’une affiche du Nica­ra­gua, où l’on voyait un homme et une femme dans une mani­fes­ta­tion. Lors du Pre­mier Congrès natio­nal, en 1985, ce couple, avec un grand cou­teau bran­di avait frap­pé les esprits. C’est un signe très fort.

Et d’où est venue cette idée d’une ode au dra­peau du MST ?

Hamil­ton Per­ei­ra par­ti­ci­pait à la Ren­contre natio­nale de Pira­ci­ca­ba en 1987. Il était l’un des invi­tés de la confé­rence sur la conjonc­ture agri­cole. Nous l’avons abor­dé et lui avons dit : « Nous avons choi­si notre dra­peau. Et à la fin de la Ren­contre nous en ferons le lan­ce­ment. Nous aime­rions que tu pré­pares un mes­sage sur le sens que revêt ce dra­peau pour le mou­ve­ment ». Et au lieu de faire un dis­cours, comme nous le pen­sions, il a pris l’initiative de com­po­ser un poème.

Est-ce qu’il s’est pas­sé la même chose avec l’hymne du MST ?

Ce fut un pro­ces­sus ana­logue, mais pos­té­rieur. L’hymne a été créé envi­ron deux ans après le dra­peau. Les pro­po­si­tions sont venues du Secré­ta­riat natio­nal à São Pau­lo et nous les avons dif­fu­sées dans les États. Ensuite, à la Ren­contre natio­nale de 1989, à Nova Vene­za (État de São Pau­lo), fut choi­sie la pro­po­si­tion gagnante. Ce fut un vrai « fes­ti­val musi­cal ». L’hymne choi­si qui venait de Bahia est deve­nu l’hymne offi­ciel du MST. Après ce choix, Pau­lo Mal­dos [7], de l’Institut sedes sapien­tiae [8], de São Pau­lo, grand ami du MST, pro­po­sa de contac­ter le maître Willy de Oli­vei­ra, de l’orchestre de l’université de São Pau­lo, pour don­ner à l’hymne l’allure d’une marche. Le maître, fils de pay­sans et poli­ti­que­ment pro­gres­siste, accep­ta de rele­ver le défi. Non seule­ment il har­mo­ni­sa les paroles avec la musique, mais il fit enre­gis­trer l’hymne par la cho­rale de l’Université.

Nous lui en sommes très recon­nais­sants. Nous l’avons sou­vent invi­té à nos fes­ti­vi­tés, mais il n’a pas pu venir. Nous vou­lions lui adres­ser nos remer­cie­ments, avec tous les mili­tants, pour le tra­vail qu’il a réa­li­sé et pour sa grande géné­ro­si­té à notre égard.

On observe, ces der­nières années, que le MST a le sou­ci de popu­la­ri­ser davan­tage son sym­bole et son sigle. Est-ce inten­tion­nel ou est-ce sim­ple­ment le résul­tat de la place que la lutte pour la terre est en train de prendre dans les médias ?

Effec­ti­ve­ment, un ami qui tra­vaille dans une agence de publi­ci­té à Cam­pi­nas (État de São Pau­lo) a rele­vé que le sigle du MST est un de ceux qui appa­raissent le plus sou­vent dans les médias. Si nous avions un plan d’action pour figu­rer dans les médias, comme les grandes entre­prises en ont, cela nous coû­te­rait une for­tune. Ce serait impos­sible pour le MST. L’objectif final n’a jamais été les médias. C’est la lutte sociale. Et c’est la lutte sociale qui finit par conqué­rir des espaces dans les jour­naux, les revues, les radios et la télé­vi­sion. Même si cela ne plaît pas aux pro­prié­taires des moyens de com­mu­ni­ca­tion ou au gou­ver­ne­ment, vient un moment où ils ne peuvent plus pas­ser sous silence la lutte sociale. Et c’est ain­si que le sigle et le nom du MST finissent par deve­nir populaire.

Main­te­nant, à l’intérieur du mou­ve­ment, nous avons déjà pris la déci­sion de faire figu­rer le sigle et le sym­bole du MST sur tous les pro­duits agroin­dus­triels des éta­blis­se­ments [9] et de nos coopé­ra­tives. Nous vou­lons que la socié­té per­çoive que le dra­peau n’est pas asso­cié seule­ment à des occu­pa­tions de terres. Nous réa­li­sons des conquêtes impor­tantes dans les éta­blis­se­ments et il faut que la socié­té les connaisse. Nous n’aurons pas de place dans les médias pour cela. Mais nous pou­vons com­mu­ni­quer avec la socié­té sans avoir besoin de recou­rir aux grands médias. Il suf­fit, comme tou­jours, d’être dis­po­nible et créatif.

Sur les chants du MST, que pou­vez-vous nous dire ?

Le chant reflète tou­jours un moment de notre lutte ou de notre his­toire. C’est un sym­bole du chan­ge­ment. Ou plu­tôt, c’est un sym­bole daté, de la même façon que les mots d’ordre sont des sym­boles datés. En revanche, l’hymne et le dra­peau n’ont pas de date : ils sont intem­po­rels. Les chants et les mots d’ordre nous aident à récu­pé­rer notre his­toire. Ils enre­gistrent le moment et ensuite ils évo­luent en même temps que l’organisation. Je ne veux pas dire par là qu’ils sont seule­ment le résul­tat de l’action poli­tique de l’organisation. Ils sont sou­vent, poli­ti­que­ment, bien plus avan­cés que l’action elle-même. Je veux sim­ple­ment sou­li­gner le carac­tère évo­lu­tif qu’ils ont. Par exemple, à l’époque de la répres­sion impi­toyable, le chant le plus enton­né était celui de Luiz Vila Nova, du Maranhão, qui s’intitulait « Le risque que court le bois, la hache le court aus­si ». Ce chant décri­vait, fidè­le­ment, la vio­lence qui acca­blait les pay­sans du Nord et du Nor­deste et les appe­lait à réagir, et à ne pas se lais­ser mas­sa­crer impunément.

Mais, voyez-vous, les choses changent. Alors qu’aujourd’hui, nous sommes en train de dis­cu­ter d’un pro­jet popu­laire pour le Bré­sil, le chant le plus connu actuel­le­ment est « Ordre et Pro­grès », du cama­rade Zé Pin­to. Ce chant est deve­nu le sym­bole de la Marche sur Brasilia.

Le signe que le MST est deve­nu une réfé­rence pour la socié­té est une annonce publiée dans la presse par la MTV [10], où appa­raît le bon­net du MST. L’avez-vous déjà vue ?

Je crois que ce n’est pas vrai­ment une réfé­rence. Pour moi, une réfé­rence est quelque chose de plus durable, alors qu’une image publi­ci­taire est plus éphé­mère. Elle agit dans l’instant, sur le moment. Cela montre l’agilité et l’efficacité du sec­teur, qui tire par­ti des évé­ne­ments d’actualité à ce moment-là. Ain­si, l’évocation d’une lutte sociale dans une image publi­ci­taire révèle deux choses ; d’abord que la lutte est d’actualité ; et ensuite, que la popu­la­tion est prête à rece­voir cette infor­ma­tion, c’est-à-dire que la popu­la­tion s’identifie à cette cause, l’apprécie ou la sou­tient. Il y a là un indi­ca­teur du sou­tien popu­laire que reçoit notre cause et cela est encourageant.

Com­ment ana­ly­sez-vous la série télé­vi­sée Le Roi du Trou­peau [11] de la chaîne de télé­vi­sion Rede Glo­bo ? Quel effet a‑t-elle eu pour le mouvement ?

Ce n’est pas seule­ment la série télé­vi­sée qui a joué un rôle impor­tant. L’exposition de pho­tos « Terre », de Sebas­tião Sal­ga­do [12] a eu un très grand reten­tis­se­ment. Ce fut une expo­si­tion mon­diale sur notre cause, notre lutte et notre réa­li­té. De même, la contri­bu­tion de Chi­co Buarque, qui a enre­gis­tré un disque de quatre chan­sons pour accom­pa­gner l’exposition de pho­tos, a été très impor­tante, notam­ment pour mon­trer com­ment se mani­festent les dif­fé­rents sou­tiens que reçoit notre lutte. La série télé­vi­sée a été impor­tante, indé­pen­dam­ment du contexte. Il y a eu un débat à ce sujet dans la revue Teo­ria e Debate (« Théo­rie et Débat » [13], du Par­ti des travailleurs.

Ce qui est impres­sion­nant, c’est que le peuple ne s’intéresse pas au détail. Pour lui, ce qui importe est que la télé­vi­sion parle des sans-terre, peu importe ce qu’elle en dit. Il semble qu’il y avait ain­si une cer­taine repré­sen­ta­tion sociale. Ce qui impor­tait, c’était que les sans-terre appa­rais­saient à la télé­vi­sion, sur la chaîne Rêde Glo­bo. Évi­dem­ment, du fait que les sans-terre figu­raient dans la télé­sé­rie sur la chaîne télé­vi­sée la plus regar­dée du pays, tout ce qui se pas­sait dans les éta­blis­se­ments, dans les cam­pe­ments, pre­nait de l’importance et pou­vait être com­men­té. Tu avais une pré­sen­ta­tion vir­tuelle, celle de la télé­sé­rie, et la pré­sen­ta­tion réelle, celle du quo­ti­dien, qui sou­le­vait la ques­tion des occu­pa­tions de terres et les pro­blèmes de l’école, de la réforme agraire, de la pro­duc­tion, et le reste. Dans la ville de São Pau­lo, sans doute parce que la popu­la­tion est déjà très urba­ni­sée, l’impact fut limi­té. En revanche, dans les petites agglo­mé­ra­tions, où les gens voyaient le cam­pe­ment, le vrai, toute la jour­née, la télé­sé­rie avait bien plus d’impact. Le suc­cès obte­nu à l’intérieur du pays a été impressionnant.

- Source : Dial – Dif­fu­sion d’information sur l’Amérique latine – D 3166.

- Tra­duc­tion de Lucile et Mar­tial Lesay pour Dial.

- Ver­sion ori­gi­nale (por­tu­gais) : João Pedro Sté­dile et Ber­nar­do Man­ça­no Fer­nandes, Bra­va gente  : a tra­jetó­ria do MST e a luta pela la ter­ra no Bra­sil, São Pau­lo, Ed. Fun­dacão Per­seu Abra­mo, 2000, p. 129 – 137.

Notes

[1] João Pedro Sté­dile et Ber­nar­do Man­ça­no Fer­nandes, Bra­va gente : a tra­jetó­ria do MST e a luta pela la ter­ra no Bra­sil, São Pau­lo, Ed. Fun­dacão Per­seu Abra­mo, 2000, 166 p.

[2] João Pedro Sté­dile et Ber­nar­do Man­ça­no Fer­nandes, Gens sans terre : la tra­jec­toire du MST et la lutte pour la terre au Bré­sil, tra­duit par Maria do Fetal de Almei­da et Jean-Yves Mar­tin, Pan­tin, Le Temps des cerises, 2003, 199 p.

[3] Nous avons fait le choix de tra­duire le mot mís­ti­ca. Susa­na Bleil, l’autrice du second texte sur ce thème, pré­fère conser­ver le terme por­tu­gais pour insis­ter sur ce que cette réa­li­té a de sin­gu­lier. De notre côté, il nous semble que le terme de « mys­tique » a, en fran­çais des accep­tions diverses, comme en témoigne l’usage qu’en fait Charles Péguy dans Notre jeu­nesse : « Tout com­mence en mys­tique et tout finit en poli­tique. Tout com­mence par la mys­tique […] et tout finit par de la poli­tique… La ques­tion n’est pas que telle ou telle poli­tique l’emporte sur telle ou telle autre […] l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque sys­tème, la mys­tique ne soit point dévo­rée par la poli­tique à laquelle elle a don­né nais­sance. » (Péguy, Charles, Œuvres en prose com­plètes, tome III, édi­té par Robert Burac, Paris, Gal­li­mard, « Biblio­thèque de la Pléiade », 1992, p. 20). En ajou­ter une, qui n’est pas sans rap­port avec les autres, nous paraît aller de pair avec l’effort de Dial de rendre dis­po­nible, en fran­çais, des textes venus d’autres horizons.

[4] Ins­tal­lé dans l’ancienne Fazen­das Reu­ni­das, sur la com­mune de Pro­missão (État de São Pau­lo). Il a fait par­tie de la colonne sud, qui a mar­ché de la ville de São Pau­lo jusqu’à Bra­si­lia, sur le tra­jet d’environ 1 200 kilo­mètres sui­vi par la Marche natio­nale du MST entre février et avril 1997.

[5] Ce diri­geant du MST inter­vient dans le domaine de la for­ma­tion. Il se dis­tingue comme poète et auteur de chants uti­li­sés par le mou­ve­ment. Il est l’auteur de l’hymne du MST.

[6] Il écrit ses poé­sies sous le pseu­do­nyme de Pedro Tier­ra. Ori­gi­naire du Tocan­tins, il a vécu un long par­cours de lutte poli­tique. Pri­son­nier pen­dant la dic­ta­ture mili­taire, il com­men­ça à écrire des vers en pri­son. Il a publié plu­sieurs livres de poé­sie, il a par­ti­ci­pé à l’organisation du réci­tal de la « Messe des Qui­lom­bos », aux côtés de Mil­ton Nas­ci­men­to et de Dom Pedro Casaldá­li­ga. Il a été Secré­taire à l’agriculture dans le Bureau natio­nal du Par­ti des tra­vailleurs (PT) et éga­le­ment Secré­taire à la culture dans le gou­ver­ne­ment du Dis­trict fédé­ral. Il est actuel­le­ment direc­teur de la Fon­da­tion Per­seu Abra­mo, du PT.

[7] Psy­cho­logue et édu­ca­teur popu­laire. Il a été membre du Centre d’éducation popu­laire de l’Institut sedes sapien­tiae (CEPIS) à São Pau­lo, où il appor­tait son sou­tien aux acti­vi­tés du MST. Il tra­vaille aujourd’hui au sein du Conseil india­niste mis­sion­naire (CIMI), orga­nisme de la Confé­rence des évêques du Bré­sil (CNBB).

[8] Ins­ti­tu­tion fon­dée et ins­pi­rée par Mère Chris­tine (Congré­ga­tion reli­gieuse des Cha­noines de Saint Augus­tin). Elle se dédie prin­ci­pa­le­ment aux études de psy­cho­lo­gie. Elle a cepen­dant tou­jours offert un espace aux orga­ni­sa­tions populaires.

[9] Éta­blis­se­ments (Assen­ta­men­tos) : implan­ta­tion de familles de pay­sans sur des terres attri­buées par le gou­ver­ne­ment – NdT.

[10] Chaîne de télé­vi­sion spé­cia­li­sée dans la dif­fu­sion musi­cale. Elle a uti­li­sé le bon­net du MST pour faire la pro­mo­tion du show du groupe anglais U2. Comme beau­coup de gens n’avaient pas obte­nu de places, la chaîne don­na une retrans­mis­sion du spectacle.

[11] Le Roi du Trou­peau, série télé­vi­sée de Bene­di­to Rui Bar­bo­sa que la chaîne de télé­vi­sion Rede Glo­bo dif­fu­sa pen­dant l’année 1996. La télé­sé­rie aborde le thème de la réforme agraire et parle du MST, ce qui eut un grand reten­tis­se­ment dans la société.

[12] Consi­dé­ré comme le plus grand pho­to­graphe docu­men­taire du monde pour ses repor­tages sur l’actualité. Né au Bré­sil, il réside actuel­le­ment à Paris. Il par­court le monde en fai­sant des repor­tages pho­to­gra­phiques. En 1996, il trai­ta de la situa­tion des sans-terre au Bré­sil. L’année sui­vante, il orga­ni­sa une expo­si­tion inter­na­tio­nale de ses pho­tos et affiches, avec un livre-docu­ment rédi­gé par l’écrivain por­tu­gais José Sara­ma­go et un disque avec des chan­sons de Chi­co Buarque de Holan­da sur la réforme agraire. L’exposition fut réa­li­sée simul­ta­né­ment au mois de mai, dans plus de 40 pays et en plus de cent villes bré­si­liennes. Ce fut un suc­cès absolu.

[13] Ricar­do Aze­ve­do et Rogé­rio Sotilli. « “Male­det­to lati­fun­dio”. Entre­tien avec João Pedro Ste­dile et Euge­nio Buc­ci ». Teo­ria e Debate, São Pau­lo, Bureau régio­nal du PT / São Pau­lo, n° 34, mars/avril/mai 1997, pp. 32 – 39.

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Bré­sil : Une facette cachée du Mou­ve­ment des sans-terre : L’enchantement par la « mística »

Susa­na Bleil

mar­di 11 octobre 2011

Ce texte sur la mís­ti­ca 1] du Mou­ve­ment des sans-terre (MST) a été rédi­gé par Susa­na Bleil, qui a consa­cré sa thèse de doc­to­rat de socio­lo­gie au MST et dont nous avons déjà publié un [texte, sur la vie quo­ti­dienne de la COPAVI, une coopé­ra­tive agri­cole du Mou­ve­ment des sans-terre. Ce long article per­met de don­ner un aper­çu beau­coup plus détaillé de la mís­ti­ca et vient ain­si com­plé­ter uti­le­ment l’entretien avec João Pedro Stédile.

La lutte du Mou­ve­ment de tra­vailleurs ruraux sans terre (MST) sus­cite l’intérêt géné­ral depuis ses ori­gines, en 1984. Dans notre thèse, nous avons sou­li­gné cer­tains para­doxes liés à l’action col­lec­tive du MST [2]. Tout d’abord, il est pour le moins éton­nant que les indi­vi­dus qui acquièrent l’identité de Sans-terre aient mépri­sé au départ le MST et ses mili­tants. Mal­gré cette image néga­tive, cer­tains adhèrent à l’identité de Sans-terre. Le deuxième para­doxe concerne la non défec­tion. Les mili­tants res­tent atta­chés au MST mal­gré les dif­fé­rentes épreuves, notam­ment celles du temps et de la décep­tion. Le troi­sième para­doxe tient au fait que les cadres réus­sissent le plus sou­vent à pra­ti­quer ce qu’ils pro­fessent dans le dis­cours. Les cadres du MST par­viennent à être de « bons com­pa­gnons », non seule­ment pour les « autres membres » du MST mais aus­si plus géné­ra­le­ment vis-à-vis de la socié­té. Pour ce faire, toute forme de vio­lence est com­bat­tue, entre les membres, et entre ces der­niers et les membres de la société.

Cepen­dant, vivre dans un état de paix per­ma­nente s’avère, on le sait, très dif­fi­cile. Les groupes d’action col­lec­tive finissent, au fil du temps, par se sépa­rer en rai­son d’oppositions internes. Le sen­ti­ment de for­mer une famille n’est pas acquis une fois pour toutes, et il doit sans cesse être ren­for­cé par des actions qui véhi­culent des sen­ti­ments d’amour, d’union, de fra­ter­ni­té. La cohé­sion d’un groupe est, en effet, le fruit d’un véri­table tra­vail dans lequel il faut à la fois faire croire au groupe que le nous existe en tant que tel et, ensuite, qu’il existe pour faire quelque chose ensemble. On peut dire que la péren­ni­té d’un groupe dans le temps s’appuie for­te­ment sur la capa­ci­té des membres à croire qu’ils sont égaux et qu’ils ont un pou­voir sacré, celui d’agir en fonc­tion des objec­tifs à pour­suivre. Néan­moins, se sen­tir égaux et se croire capables d’agir ne dimi­nuent pas le pro­blème posé par la vie en coha­bi­ta­tion, fon­dé sur le sen­ti­ment de fra­ter­ni­té et le sens même de faire communauté.

Pour le MST, la for­ma­tion de la com­mu­nau­té n’est pas seule­ment une affaire d’éducation poli­tique fon­dée sur une théo­rie visant à for­mer les membres de l’organisation à son pro­gramme poli­tique et à ses prin­cipes. Cette for­ma­tion est, certes, très impor­tante, mais paral­lè­le­ment à cette « école de civisme », le Mou­ve­ment s’est créé des rites pour célé­brer la lutte et for­ger un esprit de com­mu­nion entre ses membres. Deve­nir mili­tant du MST ne consiste donc pas uni­que­ment à occu­per des terres et à prendre en charge des tâches col­lec­tives, des opé­ra­tions menées par les acteurs pour par­ve­nir à l’existence publique.

Un groupe ne sau­rait se rendre visible pour un public don­né sans se rendre aus­si visible à lui-même, en tant que groupe. Dans ce pro­ces­sus, les membres du groupe doivent par­ta­ger la convic­tion qu’ils consti­tuent une com­mu­nau­té, qu’ils se fondent dans un nous, quoi qu’il puisse leur arri­ver. Cette com­mu­nau­té doit non seule­ment croire qu’elle mène une lutte juste mais que, par la mobi­li­sa­tion, elle a de sur­croît la pos­si­bi­li­té maté­rielle de par­ve­nir à trans­for­mer la réa­li­té. Autre­ment dit, le nous doit croire qu’il est pos­sible d’y arri­ver. Les membres du MST ont su se ména­ger des moments pour être ensemble, en créant une atmo­sphère ludique, en rup­ture avec la vie quo­ti­dienne. Ces moments ins­pi­rés par des sen­ti­ments d’amour, sont dési­gnés par le terme géné­rique de mística.

L’un des objec­tifs de cet article est d’analyser la mís­ti­ca comme un sen­ti­ment, un état d’esprit, en se deman­dant ce que les acteurs sont capables d’accomplir grâce à ce sen­ti­ment. Nous vou­lons appré­hen­der aus­si la mís­ti­ca en tant qu’action, en met­tant en lumière ce que font les acteurs à tra­vers cette action et quel est le sens que retrouvent les acteurs dans cette pra­tique. Enfin, nous vou­lons com­prendre la forme de la mís­ti­ca et com­ment ils la font. Pour y par­ve­nir, nous pré­sen­te­rons dans la pre­mière par­tie de l’article cer­taines carac­té­ris­tiques du sen­ti­ment éprou­vé et les registres de l’action. Dans la deuxième par­tie, nous décri­rons plu­sieurs expé­riences de célé­bra­tion. Tout d’abord, une expé­rience mar­quée par un échec [une mís­ti­ca qui n’a pas pu se réa­li­ser dans son inté­gra­li­té], puis des mís­ti­cas modèles, en ce sens que leurs résul­tats étaient à la hau­teur des attentes du groupe. La der­nière par­tie de l’article por­te­ra sur le rap­port entre cette pra­tique, la consti­tu­tion d’une mémoire col­lec­tive et l’espoir en un autre type de société.

1.- Le sens de la mística

Quelques pré­ci­sions sont tout d’abord néces­saires sur la ter­mi­no­lo­gie du terme qui, pour les Sans-terre, repré­sente à la fois un sen­ti­ment et une célé­bra­tion. Pour J. P. Sté­dile, le terme mís­ti­ca ne par­vient véri­ta­ble­ment à tra­duire ni le sens de la célé­bra­tion ni celui du sen­ti­ment qu’elle pro­cure. D’après lui, le mieux serait d’utiliser le mot d’origine latine, mys­tère, pour les rai­sons suivantes :

Ce n’est pas le mys­tère qui est lié à l’inconnu, mais plu­tôt celui qui cor­res­pond aux sen­ti­ments, tout ce qui siège à l’intérieur de la per­sonne et qui n’est donc pas visible. […] En réa­li­té, la mís­ti­ca c’est culti­ver un idéal ! Et com­ment peut-on culti­ver un idéal ? D’abord, il faut avoir un idéal ! Une per­sonne, indi­vi­duel­le­ment peut avoir un idéal, trou­ver un amour, [avoir] une nou­velle mai­son, etc. […]. Dans le cas du MST, il s’agit d’un idéal, d’un rêve col­lec­tif ! Quel est notre rêve col­lec­tif ? […] Faire, un jour, la réforme agraire pour par­ta­ger toute la terre ; consti­tuer une socié­té où nous puis­sions vivre comme des êtres égaux ; une socié­té où nous puis­sions tous avoir l’opportunité de vivre dans de bonnes condi­tions ; une socié­té où nous puis­sions tous avoir l’accès à l’éducation, c’est-à-dire que notre rêve, c’est de vivre dans une socié­té juste ! […] La mís­ti­ca, c’est culti­ver cet idéal. Mais tu ne cultives pas un idéal avec … des bana­li­tés… ou avec des mots per­dus ! Culti­ver un idéal se fait avec des sym­boles, avec des pra­tiques sociales. Et c’est ça, la mís­ti­ca ! […] C’est la litur­gie de culti­ver l’idéal. […] Et nous culti­vons notre idéal avec des musiques, avec le dra­peau du MST, avec des célé­bra­tions qui nous per­mettent d’être plus unis, avec des mots d’ordre qui nous ras­semblent ! Le dra­peau est une image de notre idéal, il n’est pas sim­ple­ment un bout de tis­su ! Par exemple, quand il y a une occu­pa­tion et que tu vois le dra­peau des Sans-terre… Tu te sens membre du groupe, tu te sens avoir une iden­ti­té com­mune. Parce que tu sais que ce groupe a le même idéal que toi. Et à ce moment-là tu es heu­reux, tu exté­rio­rises tes sen­ti­ments. Donc, dans toutes les acti­vi­tés col­lec­tives qu’on réa­lise au MST, on a tou­jours comme objec­tif de culti­ver cet idéal [3].

Ce diri­geant donne ici une défi­ni­tion du terme, qui peut être syn­thé­ti­sée par les mots « culti­ver » et « rêve col­lec­tif ». Il parle de la mís­ti­ca comme d’une célé­bra­tion, dans laquelle les acteurs choi­sissent des actions qui rendent visibles leur rêve et leur iden­ti­té, c’est-à-dire ce qu’ils « sont » et « où ils veulent aller ». On peut déga­ger de ces pro­pos l’idée que, pour le lea­der du MST, un idéal col­lec­tif ne peut pas demeu­rer vivant et pré­sent dans l’horizon du pos­sible, sans la pra­tique de la célé­bra­tion col­lec­tive. Comme tout rêve, il n’a pas d’existence réelle, et c’est pré­ci­sé­ment le manque de maté­ria­li­té qui le rend vul­né­rable et instable. Il est donc néces­saire de le culti­ver et de l’entretenir pério­di­que­ment. Cepen­dant, afin que ce rite ne soit pas un acte méca­nique, afin qu’il puisse avoir du sens pour les indi­vi­dus qui le pra­tiquent et pour ceux qui l’observent, il faut ins­tau­rer une atmo­sphère pas­sion­née à l’intérieur de l’expérience col­lec­tive. Ce qui est pos­sible grâce aux sym­boles du MST et au récit construit à par­tir de la mémoire collective.

Le fait que le rite et les sym­boles de la mís­ti­ca créent une émo­tion par­ti­cu­lière nous amène à la deuxième défi­ni­tion du mot. Plus que le rite, réa­li­sé tou­jours col­lec­ti­ve­ment, le mot signi­fie aus­si un sen­ti­ment par­ti­cu­lier qui est à l’origine des actions héroïques ou plus banales des mili­tants. En fait, la mís­ti­ca est décrite par cer­tains mili­tants comme un état affec­tif mar­qué par la pas­sion, voire par l’amour qui « nous per­met d’être créa­tif et d’agir mal­gré les dif­fi­cul­tés de la vie ».

C’est comme quand tu attends un membre de ta famille, que tu veux le rendre heu­reux, et que tu veux célé­brer cette réunion fami­liale. Tu ne vas pas le rece­voir en lui ser­vant un mau­vais repas. Au contraire, tu vas pré­pa­rer la meilleure cui­sine pos­sible. Et au moment où tu fais la meilleure cui­sine pos­sible, tu réa­lises un acte d’autoéducation et d’autoformation. Tu es tou­jours en train de te renou­ve­ler, tu es tou­jours à la recherche d’une pré­pa­ra­tion la plus réus­sie pos­sible [4].

Dans ce deuxième sens, la mís­ti­ca cor­res­pond à une pré­dis­po­si­tion à s’engager et à agir pour le bien com­mun, une moti­va­tion à don­ner le meilleur de soi-même sans se pré­oc­cu­per de s’assurer que les autres don­ne­ront autant. Pour pou­voir don­ner « sans comp­ter », il faut être capable de sor­tir de la logique mar­chande et ration­nelle, selon laquelle chaque action est effec­tuée en vue de rece­voir une gra­ti­fi­ca­tion. Lorsque la mís­ti­ca ou le sen­ti­ment « de grâce » sont pré­sents dans l’expérience, l’action n’a plus de prix, et elle n’est pas réa­li­sée à par­tir d’une exi­gence exté­rieure, mais elle vient de soi-même. Ce sen­ti­ment per­met le « don » de soi, qui sup­prime le sen­ti­ment d’agir sous la contrainte. Le récit de Frei Bet­to donne un aper­çu de cet esprit :

Quand je voya­geais dans les pays du socia­lisme réel, je par­lais à mes amis com­mu­nistes, de l’exemple des membres des com­mu­nau­tés ecclé­siales de base [CEB]. Je leur disais qu’ils n’iraient nulle part tant qu’ils ne construi­raient pas des par­tis poli­tiques avec des gens qui avaient la même capa­ci­té d’abnégation. Je connais de nom­breux agents pas­to­raux laïques, prêtres, reli­gieux, qui tra­vaillent beau­coup au lieu de se diver­tir et de se repo­ser, sans pen­ser ni à l’argent ni au pou­voir. Il est très facile de tra­vailler dans un par­ti [poli­tique] quand on pense aux élec­tions futures. De la même manière, il est très facile de lut­ter pour une bonne affaire quand on reçoit beau­coup d’argent. Ce qui est dif­fi­cile c’est le don ; cela exige la mís­ti­ca [5].

Ce sen­ti­ment per­met aus­si de maî­tri­ser les réac­tions émo­tion­nelles, pour évi­ter qu’une dis­pute ne se trans­forme en une lutte pas­sion­nelle, met­tant fin à la coha­bi­ta­tion et à la pos­si­bi­li­té d’agir de concert.

Dans la pré­face de l’ouvrage de J. P. Ste­dile sur l’histoire du MST, l’évêque Dom Tomás Bal­duí­no attire l’attention du lec­teur sur la mís­ti­ca du Mouvement :

C’est ce sen­ti­ment qui donne au MST son carac­tère d’ouverture, qui le rend libre des sec­ta­rismes si fré­quents chez les par­tis de gauche [6], des dog­ma­tismes liés à l’intolérance et à la rigi­di­té qu’entraîne la dis­cri­mi­na­tion » [7].

Dans les pro­pos de Frei Bet­to, res­ti­tués ci-des­sous on s’aperçoit, cepen­dant, que la per­ti­nence de la mís­ti­ca n’est pas la même, chez tous les membres de l’organisation. Il faut un tra­vail métho­dique, en effet, pour intro­duire cette atmo­sphère dans le quo­ti­dien des militants.

Il serait pos­sible de construire des hommes et des femmes nou­veaux sans par­ler de mís­ti­ca ? La mís­ti­ca est liée à cette thé­ma­tique, de même que la chi­mie du sol a pour objec­tif la pro­duc­tion de bons fruits. Nous devons rompre avec le tabou et le pro­blème de par­ler de ce thème, nous devons en par­ler même dans les cafés. Si nous ne le fai­sons pas, nous repro­dui­rons les erreurs de nos com­pa­gnons du socia­lisme, qui ont eu une vaste idéo­lo­gie objec­ti­viste des choses mais qui ont oublié la ques­tion de la sub­jec­ti­vi­té [8].

Pour mieux sai­sir cette notion cen­trale et en com­prendre la com­plexi­té, il faut à pré­sent appro­fon­dir son sens prag­ma­tique, à tra­vers l’utilisation qu’en donne un cadre du MST au cours de son récit de vie. Vil­mar Beau­fleur est né en 1977 dans le Paraná, il est le ben­ja­min d’une famille de six enfants. Issu d’une famille euro­péenne, ins­tal­lée dans le Rio Grande do Sul, son père a migré dans le Paraná en 1972, comme beau­coup d’autres familles, « à la recherche d’une vie meilleure ». En réa­li­té, c’est l’inverse qui s’est pro­duit, étant don­né que la famille a été contrainte de se dépla­cer et de recom­men­cer à zéro, trois fois de suite. À l’âge de cinq ans, Vil­mar a ren­du visite, avec ses frères, à un cam­pe­ment à cinq kilo­mètres de la mai­son. Des cen­taines de familles qui avaient per­du leur terre à cause de la créa­tion du bar­rage d’Itaipu vivaient dans ce lieu.

Quatre ans plus tard, il est à nou­veau confron­té à la vie des cam­pe­ments. Des cen­taines de familles avaient été expul­sées de leurs terres par une grande entre­prise qui avait acquis les terres.

Ces familles ont été ame­nées dans la com­mune où ma famille habi­tait. […] C’était une région des­ti­née aux vic­times de bar­rages, un reas­sen­ta­men­to. Ils sont arri­vés et ils devaient vivre sous des tentes très rus­tiques… Ils n’avaient aucune struc­ture… Ils avaient dû lais­ser tout ce qu’ils avaient sur les terres qu’ils avaient dû quit­ter… Donc, moi, j’ai eu à nou­veau ce contact avec des gens qui vivaient sous des tentes…

Son père était sémi­na­riste dans le Rio Grande do Sul et, au Paraná, il a main­te­nu une rela­tion avec le monde reli­gieux. À l’âge de 15 ans, Vil­mar a com­men­cé à par­ti­ci­per à des « ren­contres de voca­tion », orga­ni­sées tous les six mois dans sa com­mune. Puis, comme il avait mani­fes­té l’intention d’entrer dans les ordres, il sui­vit des cours de reli­gion, dis­pen­sés par des prêtres.

Je vou­lais être frère […]. En 1996, je suis entré au sémi­naire, j’avais 19 ans. […] Je suis allé vivre pour la pre­mière fois dans le sémi­naire de ma ville, São Miguel do Igua­çú. J’y suis res­té un an. Après, je suis par­ti à Cara­zin­ho, dans le Rio Grande do Sul, faire une expé­rience d’un an. C’était une mai­son, une sorte d’internat pour des enfants en situa­tion très pré­caire. De petits délin­quants, issus de familles dont le père ou la mère était en pri­son, ou dont le père était mort, des cas comme ça. Je suis res­té un an là-bas. Cette expé­rience a été très riche pour mon déve­lop­pe­ment per­son­nel… Pour connaître la réa­li­té bré­si­lienne. Jusque-là je n’avais jamais eu de contact avec une grande ville. Cara­zin­ho était la plus grande ville que j’avais connue. Avec des pro­blèmes d’une grande ville. Après, je suis par­ti dans la capi­tale de cet État, Por­to Alegre, pour­suivre mes études. J’ai com­men­cé à faire une licence de phi­lo­so­phie dans une facul­té pri­vée, et j’étais dans un grand sémi­naire. Cette facul­té a une his­toire très par­ti­cu­lière. Elle a tou­jours été liée aux pro­ces­sus de lutte très ancienne et très forte. […] Elle avait un esprit poli­tique très fort ! La cama­rade Isa­bel a fait ses études là-bas. Actuel­le­ment, nous tra­vaillons ensemble. Betin­ho [9], Frei Bet­to et d’autres mili­tants connus natio­na­le­ment ont étu­dié là-bas. Cette his­toire de lutte a com­men­cé là-bas ! […] Dans la plu­part des cas, les étu­diants finissent par s’engager dans les luttes sociales ! Je crois que c’est grâce à cette pres­sion, à cette force qui existe à la base de cette facul­té. Elle est très ouverte aux mou­ve­ments sociaux, nor­ma­le­ment il y a des gens de ces mou­ve­ments qui fré­quentent la facul­té, ils donnent des cours, font des expo­sés… Ils tra­vaillent avec les étu­diants. Cet ensemble [de condi­tions] t’amène à voir ces mou­ve­ments, ces orga­ni­sa­tions sociales… Et, comme ça, tu arrives à com­prendre la rai­son d’existence de ce genre de mou­ve­ments. On voit plus clai­re­ment les pro­blèmes de la socié­té, qui sont à l’origine de ce type d’organisation. À ce moment-là, j’avais des contacts avec des gens qui tra­vaillaient avec la pas­to­rale ouvrière et avec des gens qui tra­vaillaient avec le MST. Et, à la même époque, bien loin, au Paraná, mon frère est entré au MST. C’était un pro­ces­sus paral­lèle. Moi, j’ai su après qu’il y était déjà. Il a déci­dé de cam­per avec le Mou­ve­ment, dans la com­mune où habitent mes parents. Ce sont mes parents qui m’ont appe­lé pour me le dire. « Tu sais, Dir­ceu est dans le Mou­ve­ment des sans-terre ! Il est dans un cam­pe­ment ! ». À ce moment-là, j’avais déjà enten­du par­lé du MST… Nous avions une sym­pa­thie pour le Mou­ve­ment… Mais nous ne connais­sions pas le Mou­ve­ment. On connais­sait le pro­blème de la terre… Mon père avait vécu ce pro­blème, ma famille avait vécu ce pro­blème… Mon père a tou­jours entre­te­nu cette his­toire vivante dans notre famille… De cette lutte très dif­fi­cile qu’il a subie… Toutes les com­pli­ca­tions qu’il a vécues… On savait que ce n’était pas seule­ment notre famille qui avait subi ce genre de pro­blème. Plu­sieurs familles ont subi des pro­ces­sus sem­blables. On com­pre­nait donc la rai­son d’existence des cam­pe­ments, de cette lutte. Mais nous n’avions pas de contact direct, nous ne connais­sions pas les méthodes, les vrais objec­tifs du Mou­ve­ment. On en avait une connais­sance très super­fi­cielle. On connais­sait le Mou­ve­ment à par­tir des médias. Et cette vision n’est pas une vision posi­tive… Même aujourd’hui. Mais au sémi­naire, nous sommes allés décou­vrir quelques cam­pe­ments. Moi, j’ai com­men­cé à m’engager… Et comme j’avais cette sym­pa­thie natu­relle… En véri­té, cette sym­pa­thie était dans mon sang… Elle est là, depuis tou­jours… Moi, j’étais un sans-terre ! Ma famille était une famille sans-terre ! Elle a pas­sé par un pro­ces­sus de réforme agraire très com­pli­qué… […] Donc, j’avais cette situa­tion dans le sang… Et cette sym­pa­thie est deve­nue une rela­tion. Et j’ai com­men­cé à tra­vailler avec le groupe de l’Université. On fai­sait un tra­vail sur le Mou­ve­ment, on fai­sait des études, on visi­tait les cam­pe­ments… Mais cela n’était pas très… Com­ment je peux dire… Cela res­tait une rela­tion super­fi­cielle. Nous n’étions pas une par­tie du Mou­ve­ment ! Nous étions un groupe d’étudiants qui allait là-bas, rendre visite, étu­dier, aider… faire des col­lectes… On appor­tait des couettes… À mon avis, c’était un tra­vail de cha­ri­té. En même temps, j’ai com­men­cé à être déçu par beau­coup de choses au sémi­naire. J’ai com­men­cé à pen­ser à par­tir du sémi­naire. […] J’ai subi une per­sé­cu­tion à cause du type de tra­vail que nous fai­sions. Mon coor­di­na­teur fai­sait par­tie d’un cou­rant de l’Église qui s’appelle « Réno­va­tion cha­ris­ma­tique ». Je ne sais pas si tu la connais… Moi, par­ti­cu­liè­re­ment, je la trouve hor­rible ! C’est un cou­rant réac­tion­naire de l’Église. Tota­le­ment contraire à tout type d’organisation sociale, de lutte, d’action… C’est une ligne de pen­sée qui consi­dère qu’il faut faire des prières et attendre que Dieu fasse [les choses]. Moi, je me suis tou­jours bat­tu contre cette idée-là. Cette oppo­si­tion a com­men­cé à rendre mon exis­tence dif­fi­cile au sémi­naire […]. La rela­tion est deve­nue de plus en plus lourde et vide […]. C’est vrai que quand tu décides de sor­tir d’un sémi­naire… Tu ne décides pas de sor­tir aujourd’hui et tu sors le len­de­main. C’est un pro­ces­sus d’accumulation de plu­sieurs choses néga­tives… Et tu arrives à un point où tu sens qu’il n’est plus pos­sible de le sup­por­ter… Et tu finis par sor­tir. […] Il y avait une ques­tion très pra­tique avec la sor­tie du sémi­naire… Comme j’étais dans le sémi­naire depuis beau­coup de temps et que j’avais tou­jours eu l’intention d’y res­ter, je n’avais jamais pen­sé à me pré­pa­rer un ave­nir. Tu te donnes à cette vie-là et tu laisses la vie te por­ter ! Et quand j’ai dit : « Je vais par­tir ! »… Je me suis arrê­té et j’ai com­men­cé à pen­ser : « Tu vas où ? Tu vas faire quoi ? Moi, j’ai seule­ment mes vête­ments, je ne sais pas où aller […]. Je sais que je ne veux plus retour­ner chez mes parents […] ». J’avais 23 ans. J’ai com­men­cé à réflé­chir… « Qu’est-ce que je vais faire ?… Qu’est-ce que je veux faire ? […] Si j’ai déci­dé de sor­tir d’ici [du sémi­naire] c’est pour une “cause” ! Donc, je vais vers cette “cause” ! [10]

Après six années pas­sées dans le Mou­ve­ment, le frère de Vil­mar « avait déjà un enga­ge­ment très grand » envers le MST. Il avait quit­té le cam­pe­ment et tra­vaillait dans la Coopé­ra­tive cen­trale de réforme agraire (CCA), dans la capi­tale du Paraná, Curi­ti­ba. Vil­mar l’a appe­lé pour lui deman­der de l’aide, et son frère lui a répon­du : « Viens ici ! On va voir ! ». Les mili­tants de Curi­ti­ba savaient que Vil­mar n’était pas seule­ment un étu­diant de phi­lo­so­phie qui venait de renon­cer à sa voca­tion reli­gieuse. « Les gens […] savaient déjà que j’avais un lien avec le Mou­ve­ment ». Vil­mar est ain­si arri­vé à Curi­ti­ba en février 2000.

C’est au moment de l’engagement de Vil­mar envers le MST que la mís­ti­ca va appa­raître comme une caté­go­rie impor­tante. Dans ce pro­ces­sus, nous avons repé­ré trois moments d’épreuve, c’est-à-dire des moments où un sen­ti­ment com­mu­nau­taire a été néces­saire de sa part et de la part des autres mili­tants, pour qu’ils puissent dépas­ser ce qui aurait pu signi­fier un conflit sans issue, dans un autre contexte. Nous ana­ly­se­rons tout d’abord le pro­ces­sus qui conduit à déci­der de l’endroit où Vil­mar doit tra­vailler, puis la manière dont il accepte le tra­vail à réa­li­ser dans la coopé­ra­tive et, enfin, le rap­port entre lui et l’organisation au moment où il n’a plus d’activité, après un acci­dent grave.

Com­men­çons par le lieu où il va se fixer dès son arri­vée dans l’organisation. Vil­mar dési­rait res­ter dans la capi­tale de son État, Curi­ti­ba, pour tra­vailler avec son frère. Il ne l’a pas dit de manière expli­cite, mais dans ses pro­pos, il se montre ouvert aux pro­po­si­tions de l’organisation, qui avait une idée de tra­vail pour lui, compte tenu de son pro­fil intellectuel.

Comme tu as étu­dié la phi­lo­so­phie, nous vou­lons que tu aides dans le sec­teur d’éducation du Mou­ve­ment… Des choses comme ça… ». Puis, à la suite de dis­cus­sions dans ce sec­teur, les mili­tants ont déci­dé : « Vil­mar tra­vaille­ra à Brasília ! ».

Sans oppo­ser de résis­tance, Vil­mar part à São Pau­lo, durant une semaine, pour par­ti­ci­per à plu­sieurs réunions du sec­teur d’éducation. Après de nom­breux débats, ils éta­blissent ensemble un plan de tra­vail pour lui à Brasí­lia. Il retourne à Curi­ti­ba pour aller cher­cher toutes ses affaires et démé­na­ger à Bra­silía quand il reçoit un appel inat­ten­du de l’organisation :

Non, nous avons chan­gé d’avis ! D’après la dis­cus­sion qu’on a eue ici… Tu ne vas plus à Brasí­lia… Tu dois res­ter ici, à São Pau­lo ! Nous avons pen­sé que c’est mieux que tu restes à São Pau­lo… Parce qu’ici tu pour­ras mieux faire ce que tu as proposé…

D’après ce qu’il dit en entre­tien, il n’a pas bien vécu cet appel. L’emprise du Mou­ve­ment sur sa propre déci­sion, la volte-face, et le fait de voir sa vie chan­ger trop vite sans pou­voir la maî­tri­ser conduisent à le désta­bi­li­ser. Mais il indique dans son récit qu’il n’y aura pas de conflit ouvert ni de res­sen­ti­ment. Il répond aux militants :

Non, moi, je veux une semaine pour y réflé­chir ! Je veux une semaine… Je dois chan­ger d’état d’esprit une nou­velle fois… [Il rit en parlant]

Il est res­té cette semaine-là à Curi­ti­ba et, en réa­li­té, il ne quit­te­ra jamais son État natal. On ne voit pas clai­re­ment com­ment les choses se sont pas­sées. Il dit que les mili­tants de Curi­ti­ba [y com­pris son frère] se sont aper­çus qu’il vou­lait res­ter avec eux et ils ont deman­dé à la Direc­tion natio­nale, à São Pau­lo, qu’il reste. « Ils ont déci­dé pour moi, et moi… bien sûr que j’ai beau­coup aimé… C’était ce que je vou­lais… Je ne vou­lais pas par­tir si tôt ! »

Cet épi­sode donne une idée de la manière d’agir des mili­tants dans les États à l’égard de la Direc­tion natio­nale. Le res­pect et la com­pré­hen­sion de l’organisation pour les pré­fé­rences de Vil­mar sont à sou­li­gner. À peine entré au MST, ce mili­tant peut com­prendre que dans l’organisation il y a un espace pour que s’exprime son indi­vi­dua­li­té. À ce moment pré­cis, il peut être enten­du et dire ce qui est essen­tiel pour lui.

Le deuxième moment d’épreuve de Vil­mar a lieu lors du choix de ses acti­vi­tés dans le cadre de la coopé­ra­tive. Il est inté­res­sant de consta­ter que le tra­vail qu’il va réa­li­ser dans la CCA, à Curi­ti­ba, n’a pas de rap­port avec sa for­ma­tion pro­fes­sion­nelle. C’est là le deuxième aspect de la mís­ti­ca que nous cher­chons à sai­sir à tra­vers son exemple.

J’aidais dans tous les sec­teurs d’activité, et avec le temps… Comme il y avait peu de gens dans la coopé­ra­tive à ce moment-là… Il s’agissait, pour la plu­part, de cama­rades qui n’avaient pas fait d’études… Ils avaient beau­coup de dif­fi­cul­tés à faire les choses… J’aidais un peu dans tous les sec­teurs… Moi, j’avais eu l’opportunité d’apprendre beau­coup de choses, au sémi­naire… J’ai pu faire des études… Donc, ce que je pou­vais faire, je le fai­sais. Et j’ai com­men­cé à être res­pon­sable de la par­tie liée à l’administration… La comp­ta­bi­li­té, la par­tie des finances… Les gens avaient des dif­fi­cul­tés dans cette pra­tique. Les gens ont com­men­cé à aimer mon tra­vail… Et il n’y avait per­sonne qui pou­vait faire ce genre de tra­vail… Et moi, j’ai com­men­cé à me spé­cia­li­ser dans ce genre de tra­vail et je suis deve­nu le comp­table et l’administrateur finan­cier de la coopé­ra­tive… Dans la pra­tique parce que je n’avais jamais fait d’études là-des­sus… Mais je n’ai pas eu de dif­fi­cul­tés à apprendre… Il y a eu un comp­table qui m’a aidé… Et j’ai fini par faire cette tâche dans la coopé­ra­tive. Je suis res­té un an et demi à faire cela… Jusqu’à mon accident.

À tra­vers son récit, on voit qu’il est prêt à aider l’organisation sans mesu­rer les dif­fi­cul­tés que cela peut repré­sen­ter pour lui. Il doit étu­dier, repar­tir à zéro, pour se consa­crer à un métier qu’il n’avait jamais ima­gi­né faire. Mais le pro­ces­sus est vécu dans un esprit de ser­vice, sans les résis­tances pour­tant si nor­males pour l’être humain qui se retrouve dans un nou­veau tra­vail, avec des acti­vi­tés dont il n’a pas l’expérience et qui sont de ce fait un défi à sa com­pé­tence pro­fes­sion­nelle. Cette fonc­tion aurait pu conti­nuer à être la sienne pen­dant des années s’il n’avait pas eu un acci­dent de voi­ture, qui lui a presque coû­té la vie. À la suite d’une frac­ture du bras droit, qui sera réta­blie après plu­sieurs opé­ra­tions, il reste cinq mois ali­té, sans pou­voir s’asseoir ni faire aucun mou­ve­ment, à Curi­ti­ba. Sa famille lui rend visite, mais il reste tou­jours là où il habite.

Cela a été très dur ! Moi, j’ai été tou­jours quelqu’un de très actif… […] Quand j’ai com­men­cé à bou­ger… Moi, j’habitais avec trois autres com­pa­gnons, on par­ta­geait une mai­son et on tra­vaillait tous dans le Mou­ve­ment. Je leur disais comme ça : « Pour l’amour de Dieu, appor­tez quelque chose que je puisse faire ! Quelque chose à lire ou à écrire ! Parce que je n’en peux plus ! N’importe quoi… ça peut être un texte… Je ne sais pas… un tra­vail pour un sec­teur… Si un sec­teur a besoin d’un texte à éla­bo­rer… Vous m’amenez le sujet et j’essaye de faire quelque chose ! Même si je n’arrive pas à faire quelque chose de très bien… C’est juste pour que je puisse dire que je fais quelque chose ! ». Et un jour ils sont arri­vés avec beau­coup de papiers en disant : « Tu dois faire un pro­jet… comme ça… ». Alors ils m’ont ache­té un ordi­na­teur et ils l’ont mis sur mon lit… ». […] Moi, j’ai fait un pro­jet en une semaine ! Je crois même que je l’ai fait en trois jours… comme ça… avec ce petit doigt [il montre son doigt gauche]. […] Ils sont arri­vés et ils ont dit : « Les gens ont aimé ! Ils ont beau­coup aimé ! Vrai­ment ! Ils ont don­né quelques cor­rec­tions à faire ». Et moi… Je leur ai dit : « Amenez‑m’en plus ! Je veux en faire plus !

Du fait de son acci­dent, c’est le Mou­ve­ment qui prend en charge les frais d’hôpital et tout ce qui cor­res­pond à son trai­te­ment et ses dépenses d’alimentation. Il pré­cise com­ment il res­sent son rap­port à l’organisation :

Pour moi, la rela­tion que je main­tiens avec le Mou­ve­ment, c’est la même que celle que j’avais avec le sémi­naire. Je ne suis pas un fonc­tion­naire du Mou­ve­ment ! Je n’ai pas un salaire du Mou­ve­ment ! Je ne gagne pas comme un fonc­tion­naire d’une entre­prise ! J’ai une aide pour les dépenses indis­pen­sables […]. Cela me suf­fit pour sur­vivre : le loyer, la nour­ri­ture, les vête­ments… ce qui suf­fit pour vivre.

Vil­mar devient le rédac­teur des pro­jets dans la coopé­ra­tive de Curi­ti­ba et il ins­taure, pro­gres­si­ve­ment des rela­tions avec plu­sieurs groupes d’« amis des Sans-terre », dans toute l’Europe. En rela­tant son expé­rience, il raconte com­ment il a res­sen­ti le fait d’être inva­lide pen­dant un temps non négli­geable vis-à-vis de l’organisation. Et c’est dans ce moment pré­cis de détresse phy­sique et morale que la défi­ni­tion de la mís­ti­ca apparaît :

Je me suis sen­ti comme en famille dans le Mou­ve­ment !!! Cela, c’est fort et mys­té­rieux ! La mís­ti­ca n’est pas seule­ment l’acte. L’acte, c’est la célé­bra­tion […] quand on fait les repré­sen­ta­tions. Mais la mís­ti­ca c’est aus­si l’expérience vécue. C’est… Par exemple, moi, quand j’ai eu mon acci­dent… Je n’étais pas pré­oc­cu­pé par la pos­si­bi­li­té de ne pas avoir de quoi man­ger ! Je savais que j’avais le Mou­ve­ment der­rière moi ! Parce que je sens que je fais par­tie du Mou­ve­ment. Je sais que le Mou­ve­ment veille sur moi ! […] Le Mou­ve­ment est ma famille !

Dans le récit de Vil­mar, on relève une autre défi­ni­tion de cette réa­li­té [la mís­ti­ca]. Tou­te­fois, à ce moment de l’entretien, il n’a pas la même aisance que lorsqu’il décri­vait la situa­tion de manière plus objec­tive. Il éprouve, en effet, une cer­taine dif­fi­cul­té à pré­ci­ser ce sentiment :

La mís­ti­ca… elle… com­ment je peux dire… La mís­ti­ca, c’est la mís­ti­ca ! [Il rit de sa dif­fi­cul­té à don­ner une réponse]. À vrai dire, il n’y a pas d’explication ! Elle serait la célé­bra­tion de la spi­ri­tua­li­té… De l’expérience vécue… De tout ce qu’on vit. Les gens qui font par­tie du Mou­ve­ment… Ils se sentent… Com­ment je peux dire… Par exemple, toi et moi, nous fai­sons par­tie du Mou­ve­ment. Nous finis­sons donc par avoir, théo­ri­que­ment, le même niveau de conscience. Et nous agis­sons comme ça : « Si je sais que je ne peux pas faire telle chose… Tu ne vas pas me deman­der de le faire ! » Il y a une conscience col­lec­tive. Cha­cun sait quelles sont les res­pon­sa­bi­li­tés de l’autre. En même temps, s’il y a quelque chose que je ne peux pas faire … Je sais que tu le sais et je ne le ferai pas ! […] Ce qui fait que tu mets en pra­tique la théorie.

Du récit de Vil­mar se dégage une défi­ni­tion de la fra­ter­ni­té, telle que la donne Dos­toïevs­ki, qui repré­sente une véri­table auto­ri­té concer­nant la réflexion sur l’humanisme.

L’homme occi­den­tal parle de la fra­ter­ni­té comme d’une grande force motrice de l’humanité et il ne se doute pas que l’on ne peut y atteindre si elle n’existe pas déjà en réa­li­té. Que faire ? Il faut créer la fra­ter­ni­té, à tout prix. […]. Eh bien, par ce fait de s’affirmer soi-même, la fra­ter­ni­té n’a pas pu naître. Pour­quoi ? Parce que dans la fra­ter­ni­té, dans la vraie fra­ter­ni­té, ce n’est pas la per­sonne dis­tincte, ce n’est pas le Moi, qui doit se sou­cier de main­te­nir son droit et sa valeur égaux en impor­tance à ceux de « tout le reste » pris ensemble, mais au contraire, c’est « tout le reste » qui doit venir de lui-même à cette per­son­na­li­té qui demande ses droits, à ce Moi dis­tinct, et le recon­naître, de sa propre volon­té, sans que le Moi l’exige, comme égal en valeur et en droit à lui-même, c’est-à-dire à tout ce qui est au monde, en dehors de lui. […] Cette même per­sonne révol­tée et exi­geante devrait tout d’abord sacri­fier elle-même tout son Moi, à la socié­té et, non seule­ment ne pas exi­ger son droit, mais au contraire, lui faire l’abandon sans aucune condi­tion. [11]

Par cet exemple, Vil­mar montre que chaque mili­tant va deman­der à l’autre d’accomplir des actions, mais cha­cun sau­ra res­pec­ter les limites, comme une réponse à l’horizon du pos­sible. Ce niveau de conscience, cet état d’esprit, est le résul­tat d’un tra­vail, dans lequel la célé­bra­tion joue un rôle fon­da­men­tal. C’est dans l’expérience de l’acte col­lec­tif réa­li­sé sous la forme d’une expres­sion artis­tique qu’une éner­gie nou­velle est générée.

Exa­mi­nons à pré­sent ce qu’est la mís­ti­ca quand elle prend la forme d’une action, d’un rite. Nous avons pu défi­nir cer­taines carac­té­ris­tiques, pré­sentes dans toutes les célé­bra­tions liées à la mís­ti­ca. Sans aucun doute, une bonne célé­bra­tion par­vient à mar­quer les acteurs dans leur sen­si­bi­li­té, au point de les faire pleu­rer [12]. Il s’agit, selon leurs témoi­gnages, de « récon­ci­lier le cœur et la rai­son : l’injustice ne se règle pas par les armes. Ce qui règle­ra cela, c’est l’organisation du peuple. Il faut être froid face à l’injustice et conju­guer cette ratio­na­li­té avec le cœur. Il faut mettre le cœur dans le pro­jet sous peine de deve­nir un bureau­crate » [13]. Le rite obéit à un ordre pré­cis. D’abord, par la mise en scène des his­toires vécues par les mili­tants du MST [un pro­blème ou une injus­tice comme les assas­si­nats des pay­sans qui vont fon­da­men­ta­le­ment être décrits par une mise en scène réa­li­sée par les mili­tants eux-mêmes, accom­pa­gnée d’une nar­ra­tion en arrière-plan qui est le fruit d’un tra­vail collectif].

Cepen­dant, dans ces expé­riences tra­giques du pas­sé, les acteurs ont la pos­si­bi­li­té de choi­sir et de pro­je­ter une autre fin, fon­dée sur l’utopie d’une réa­li­té plus juste et plus humaine. L’action ras­semble à la fois le pas­sé [la mémoire et les expé­riences vécues par les indi­vi­dus, ren­dues col­lec­tives et publiques] et l’avenir [les actions sont char­gées d’espoir et d’héroïsme et les indi­vi­dus construisent col­lec­ti­ve­ment leur hori­zon d’attente] dans le moment pré­sent de l’action. Cette mise en scène a tou­te­fois une forme par­ti­cu­lière étant don­né qu’elle est vécue comme une célé­bra­tion. Trois élé­ments au moins s’entrecroisent : la mise en intrigue du pas­sé, l’espoir en l’avenir et le sacré. À la dif­fé­rence de ce que pro­pose le théâtre tra­di­tion­nel, le dia­logue ne rem­plit qu’un rôle secon­daire, voire mar­gi­nal, dans la mís­ti­ca. Ce qui « emplit » le silence du rite, c’est l’ensemble des objets chers aux membres du MST qui seront expo­sés au public. [Leur dra­peau, des fruits et des pro­duits ali­men­taires pro­ve­nant des indus­tries rurales]. Enfin, dans l’accomplissement de cette pra­tique doit res­sor­tir, nor­ma­le­ment, le fait que la mort des « com­pa­gnons » a été un acte per­pé­tré par leurs « enne­mis » [les grands pro­prié­taires ter­riens, une par­tie de l’État et l’impérialisme états-unien]. La mort sera néan­moins célé­brée pour sa beau­té, dans une dimen­sion sacri­fi­cielle [14].

Le fait que l’organisation valo­rise cette pra­tique et réserve le temps néces­saire pour qu’elle puisse avoir lieu donne une idée de l’attachement du MST au monde esthé­tique et ins­pi­ré qui le conduit à se démar­quer de la logique mar­chande et ration­nelle. Tou­te­fois, le MST n’a pas été l’inventeur de la mís­ti­ca. Il faut donc retra­cer la genèse de cette action col­lec­tive, afin de mieux com­prendre les rai­sons qui en font un trait majeur de l’action du MST.

1.1.- Une pra­tique pré­exis­tante au MST

La mís­ti­ca n’est pas une action née d’une déci­sion prag­ma­tique des mili­tants sans-terre. Char­gée d’émotion, vécue sous la forme d’une célé­bra­tion, cette pra­tique était connue et pra­ti­quée par les pay­sans du sud du Bré­sil comme une manière de vivre leur foi. Leo­nar­do Boff signale que le rite était déjà pré­sent dans les com­mu­nau­tés ecclé­siales de base. À leur manière, les 15 à 20 familles qui com­po­saient chaque com­mu­nau­té réin­ven­taient l’Église de Dieu : « Le peuple crée ses rites, met en scène la parole de Dieu avec une grande spon­ta­néi­té, orga­nise de grandes célé­bra­tions avec la Bible entou­rée d’objets et de nour­ri­tures typiques de la région. C’est dans ces moments forts que la foi s’exprime le mieux. » [15].

Domi­nique Bar­bé, prêtre qui a vécu plus de quinze ans dans une com­mu­nau­té de base au Bré­sil, dans la région indus­trielle de São Pau­lo, témoigne de l’importance du rite dans ces lieux où la pau­vre­té est importante :

La com­mu­nau­té ecclé­siale de base, la pas­to­rale ouvrière et la pas­to­rale de la terre ne sont pas des ins­tances poli­tiques mais des ins­tances de célé­bra­tion de la foi et d’éducation glo­bale de l’homme. C’est là que s’éveillent et se for­ti­fient les éner­gies évan­gé­liques qui veulent trans­for­mer le monde pour que la cha­ri­té y soit pos­sible et qu’ainsi Dieu puisse révé­ler son Nom. Si des ins­tru­ments poli­tiques se créent pour avoir prise sur la réa­li­té, cela est une consé­quence » [16].

Le Mou­ve­ment des sans-terre né de ces ins­ti­tu­tions chré­tiennes a certes repris à son compte ce rite, élé­ment fon­da­men­tal de la vie du groupe. Mais ce que le Mou­ve­ment a inven­té, à la dif­fé­rence de ses « aînés », c’est la construc­tion de l’esprit poli­tique au cœur même de la célé­bra­tion de la foi. C’est ain­si qu’en 1979, lors des pre­mières occu­pa­tions de terre au Rio Grande do Sul, et avant même la créa­tion du MST [17], les pay­sans ras­sem­blés par l’Église ont com­men­cé à don­ner un carac­tère poli­tique aux actions reli­gieuses [18]. On peut mon­trer, en effet, com­ment la poli­tique s’est inté­grée à la culture reli­gieuse à par­tir du récit de la nuit de Noël de 1982, publié à la une du Bul­le­tin sans terre quelques jours plus tard :

Dans l’Encruzilhada, un Noël triste, mais empli de foi

Les 310 familles de colons sans terre, qui résistent depuis près d’un an dans le cou­loir de l’Encruzilhada Nata­li­no, ont célé­bré la nuit froide de Noël, par une marche à la mémoire de la lutte pour la terre dans le Rio Grande do Sul. Quelques minutes avant minuit, un groupe de colons a sus­pen­du la lourde croix, sym­bole du cam­pe­ment, ouvrant la marche à tra­vers les deux kilo­mètres peu­plés de cabanes misé­rables, au long de la route. Des cen­taines d’hommes, de femmes et d’enfants ont accom­pa­gné le rituel, des flammes dans les mains, impro­vi­sées avec des bam­bous et du kéro­sène. Pen­dant le tra­jet, ils se sont arrê­tés plu­sieurs fois pour se rap­pe­ler les prin­ci­paux moments vécus par les membres du cam­pe­ment. Par­mi ces moments, ils se sont rap­pe­lés les 30 jours durant les­quels ils ont été assié­gés par le Colo­nel Curió. Pour revivre l’ombre de cette période, ils éteignent toutes les flammes. Mais le nombre de flammes éclai­rées a été mul­ti­plié par deux, quelques minutes après, éclai­rant toute la route et sym­bo­li­sant, pour eux, la vic­toire sur « Curió » et les « forces de sécu­ri­té ». Les sans-terre ont ter­mi­né la célé­bra­tion en priant au pied d’une crèche impro­vi­sée, for­mée par les bébés nés dans le cam­pe­ment. La grande croix en bois a été mise à sa place, au centre du cam­pe­ment, avec les quatre bouts de tis­su blanc, sym­bole des enfants morts aus­si dans l’Encruzilhada Nata­li­no [19].

Ce récit a été construit avec l’histoire des familles sans-terre, mais on voit dans cette célé­bra­tion un amal­game entre des évé­ne­ments vécus par le groupe, assié­gé par la police, et les évé­ne­ments de l’histoire de la famille de Jésus-Christ. Par des sym­boles tels que la croix, la prière et la crèche, ils attestent que le rite est chré­tien. Mais ce n’est pas l’enfant Jésus qui est au centre de la célé­bra­tion. À sa place, ils fêtent les bébés qui sont nés dans le cam­pe­ment. De plus, à tra­vers les quatre bouts de tis­su blanc atta­chés à la croix, ils gardent en mémoire les quatre bébés qui sont morts, à cause des condi­tions dif­fi­ciles de vie dans le cam­pe­ment. La cou­leur blanche sym­bo­lise vrai­sem­bla­ble­ment la foi dans la pro­messe de résur­rec­tion, pré­sente dans la tra­di­tion chré­tienne. C’est d’ailleurs, les mots tris­tesse et foi qui tra­duisent le mieux le cli­mat de l’acte, c’est-à-dire qu’au moment même où les membres du MST montrent que leur vie est emplie de souf­france, ils attestent aus­si qu’ils peuvent la chan­ger, puisque, ensemble, ils ont vain­cu la police.

Le mot mís­ti­ca est absent du récit et on ne sait pas si cette action est com­prise comme telle par les familles, mais nous y ren­con­trons les élé­ments qui la com­posent actuel­le­ment : la mémoire per­son­nelle, mise en intrigue par le récit col­lec­tif, l’avenir char­gé d’espoir, la capa­ci­té des familles à main­te­nir le lien et à conser­ver la force mal­gré les épreuves de la souf­france et de la mort, la foi chré­tienne. Selon J. P. Sté­dile, cette pra­tique a connu une trans­for­ma­tion à tra­vers l’histoire du MST.

Au départ, la mís­ti­ca était plus simple, moins esthé­tique. Depuis, on s’est aper­çu qu’il y a une évo­lu­tion per­ma­nente […] [et qu’] elle aide à for­mer et à don­ner des capa­ci­tés aux gens ayant […] la poé­sie, la musique, les sym­boles et les dra­peaux comme moyens. [20]

Mal­gré les trans­for­ma­tions subies, la mís­ti­ca garde, jusqu’à main­te­nant, son iden­ti­té propre :

C’est pour cette rai­son que la mís­ti­ca n’est pas une acti­vi­té que tous les groupes peuvent réa­li­ser. [Elle] n’est pas une acti­vi­té méca­nique qu’on peut pra­ti­quer, par exemple, avec des étu­diants qui sont en cours avec leur pro­fes­seur […]. Cette acti­vi­té n’aura pas de sens, ou alors elle sera une sorte d’exercice théâ­tral. [21]

Il est plus facile de com­prendre ce que signi­fie « iden­ti­té propre » ou sai­sir ce qui doit « se pro­duire » dans cette pra­tique col­lec­tive, face à un contre-exemple, c’est-à-dire face à une mís­ti­ca dont le cours d’action a été inter­rom­pu, empê­chant que le rite puisse être joué jusqu’au bout. Exa­mi­nons main­te­nant ce qui empêche que toute célé­bra­tion puisse entrer dans le cadre de la mís­ti­ca pour mieux faire res­sor­tir sa singularité.

1.2.- Une mís­ti­ca ratée : les limites de la par­ti­ci­pa­tion du sociologue

Durant l’année 2002, j’ai réa­li­sé le troi­sième temps de mon enquête de ter­rain au sein de la COPAVI. J’ai eu à ce moment l’impression que mon rôle de « socio­logue qui fait du ter­rain » était oublié par les familles. Celles-ci me deman­daient si je vou­lais venir habi­ter avec elles, comme une sorte de plai­san­te­rie à moi­tié vraie, des­ti­née à me tes­ter. C’est dans ce contexte où je me suis sen­tie « assi­mi­lée » par les enquê­tés que prend place une expé­rience de mís­ti­ca ratée. Ana­ly­ser les rai­sons pour les­quelles cette mís­ti­ca a été vécue comme un fias­co peut être utile pour com­prendre sa logique, mais aus­si la place du socio­logue dans ce dis­po­si­tif, puisque j’étais char­gée de faire la mís­ti­ca. Une des­crip­tion s’avère d’abord néces­saire pour en com­prendre les ressorts.

L’expérience se passe dans le cadre d’une réunion men­suelle du groupe des femmes appar­te­nant à la COPAVI. J’étais res­pon­sable de la mís­ti­ca qui va intro­duire la réunion [22]. Au départ, j’ai deman­dé aux femmes de se mettre debout et de faire un grand cercle, mains dans les mains. Ensuite, j’ai deman­dé à cha­cune d’exprimer, sous la forme d’une prière à Dieu, sa gra­ti­tude pour le fait que leurs familles avaient gagné un lopin de terre. Sou­dain, il y a eu un silence et j’ai sen­ti un malaise par­mi les femmes. J’ai enten­du une voix forte et pleine d’irritation : « La terre… Nous l’avons conquise … Nous ne l’avons pas gagnée ! ». La femme qui venait de par­ler a quit­té la salle pour aller s’occuper des vaches, son tra­vail dans la coopé­ra­tive. La mís­ti­ca a été inter­rom­pue par cette cri­tique et sa sor­tie abrupte et, pen­dant quelques minutes, je ne savais plus ce que je devais faire. J’ai rom­pu le silence et la gêne mani­feste en intro­dui­sant la deuxième phase de la réunion. Cette der­nière a alors pris la forme d’une réunion de tra­vail visant à don­ner des infor­ma­tions tech­niques sur l’alimentation, mais la mís­ti­ca fut interrompue.

Nous pou­vons déga­ger plu­sieurs rai­sons pour expli­quer pour­quoi cette mís­ti­ca n’a pas été une expé­rience heu­reuse [23]. On note­ra deux traits majeurs. D’une part, le fait que la socio­logue soit étran­gère à la culture du groupe. N’ayant pas vécu les mêmes expé­riences mar­quantes que celui-ci, elle n’a pas la capa­ci­té de voir le même monde et de le repré­sen­ter, comme un sans-terre. Cette étran­géi­té l’empêche de com­prendre et de mettre en œuvre les règles de base d’une bonne mís­ti­ca. En d’autres termes, elle n’arrive pas à éla­bo­rer une mís­ti­ca pleine de sens. D’autre part, deuxième aspect non moins impor­tant, le scé­na­rio de la mís­ti­ca a été conçu indi­vi­duel­le­ment. Ce n’est pas le groupe qui était à l’origine de la célé­bra­tion, ce qui a exclu tout regrou­pe­ment d’histoires per­son­nelles, pour abou­tir à un récit col­lec­tif. C’est la socio­logue, seule, qui a pré­pa­ré l’action sans dia­logue préa­lable avec le groupe.

Le geste cri­tique mar­qué d’émotion de cette femme rend intel­li­gible ce que doit être la mís­ti­ca. Bien que cette der­nière prenne pour forme la litur­gie et des sym­boles sacrés, son scé­na­rio doit donc res­ter, avant tout, dans le cadre de la poli­tique. La femme inter­vient, en effet, pour indi­quer que c’est grâce à la lutte qu’un droit a été conquis. Ce droit n’est pas une grâce don­née par Dieu, mais plu­tôt le résul­tat de la mobi­li­sa­tion. Le départ de la femme révèle que, mal­gré la res­sem­blance que cette pra­tique peut avoir avec le rite reli­gieux, les par­ti­ci­pants jugent insup­por­table la réfé­rence exclu­sive de leur action avec celle accom­plie à l’intérieur de l’Église.

Si les sans-terre par­viennent à don­ner du sens à la mís­ti­ca, c’est parce qu’ils vivent cette expé­rience sous la forme d’une célé­bra­tion dans laquelle l’importance de la cri­tique sociale est fon­da­men­tale. Le groupe s’attribue le pou­voir de choi­sir « ce qui vaut la peine d’être vu » ou de rendre visible, à tra­vers le récit pri­vi­lé­gié par l’ensemble des par­ti­ci­pants. Le groupe est éga­le­ment sen­sible aux mots pour dire le poli­tique : uti­li­ser le verbe « gagner » au lieu de « conqué­rir », c’est effec­ti­ve­ment mino­rer la lutte et les rap­ports de force que seuls ceux qui les ont vécus peuvent res­ti­tuer spon­ta­né­ment dans une mística.

Mais une mís­ti­ca ratée indique aus­si que la mís­ti­ca n’est pas une pra­tique qui va de soi, même pour les membres du MST. Elle est davan­tage accep­tée par les ruraux qui sont en majo­ri­té croyants. Mais pour les mili­tants de gauche qui n’ont pas un pas­sé rural et une proxi­mi­té envers l’Église, la mís­ti­ca est une pra­tique dif­fi­cile à com­prendre. Lors d’une ren­contre popu­laire à Brasí­lia en 1999, qui a ras­sem­blé plu­sieurs cen­taines de mili­tants du Par­ti des tra­vailleurs (PT) et des mili­tants sans-terre, les débats se sont clô­tu­rés par une séance de mís­ti­ca. Une mili­tante, membre du PT, exprime son étonnement :

Moi, j’étais cho­quée ! Je ne connais­sais pas ce type d’activité. Cela s’est pas­sé dans un immense gym­nase. Il y avait des cen­taines de per­sonnes. À la fin des tra­vaux, les Sans-terre ont com­men­cé leur repré­sen­ta­tion. C’était une sur­prise pour moi. Je ne m’attendais pas à ce que le MST fasse cette sorte de repré­sen­ta­tion. Mais j’étais émue aus­si. Voir ces gens, qui n’avaient pas fait d’études, qui avaient un pas­sé dans le monde rural, très simples et humbles, capables de suivre une ren­contre poli­tique natio­nale et de prendre la parole en étant très à l’aise, avec des argu­ments… voir la capa­ci­té de ces gens m’a émue. De plus, ils avaient une dis­ci­pline éton­nante pen­dant toutes les dis­cus­sions. Ils ne par­laient pas entre eux. Au par­ti, nous avons l’habitude de par­ler tout le temps, c’est par­fois très confus. [24]

Ce déra­page ver­bal et la trans­for­ma­tion d’un début de mís­ti­ca en réunion nor­male incitent à essayer de com­prendre ce que peut être une mís­ti­ca « réus­sie ». Il faut, en effet, ana­ly­ser ce que font les mili­tants dans une mís­ti­ca, c’est-à-dire le sens qu’ils y trouvent pour que ce soit une expé­rience réus­sie. Pour ce faire, nous allons décrire deux autres mís­ti­cas. D’une part, la mís­ti­ca du 27 juillet 2003 à laquelle nous avons assis­té et qui était réa­li­sée à l’occasion de l’ouverture de la fête pour la célé­bra­tion des dix ans de la COPAVI. D’autre part, nous pro­cé­de­rons à la des­crip­tion d’une mís­ti­ca qui nous a été racon­tée par un mili­tant, Pedro Sales, lors d’un entretien.

1.3.- Rendre visible et sen­sible l’idéal et l’avenir dans le pré­sent de l’action

Un camion avance len­te­ment par­mi les invi­tés, vers l’endroit choi­si pour la repré­sen­ta­tion de la mís­ti­ca. On y trouve des adultes, hommes et femmes, membres de la COPAVI, qui vont par­ti­ci­per à l’action. Une musique stri­dente, choi­sie pour la scène, coupe sou­dai­ne­ment le silence. Relayée par les haut-par­leurs, cette musique pro­duit déjà l’effet d’un spec­tacle. Je sens une émo­tion mon­ter en moi. Au moment où le camion arrive à l’endroit choi­si pour la scène, les gens en sortent rapi­de­ment et com­mencent à jouer. Pour moi, ce n’est tout d’abord guère évident de com­prendre ce qu’ils veulent expri­mer par cette mise en scène. Ils sont très pres­sés, voire angois­sés. Ils agissent sans se par­ler et dans une grande agi­ta­tion. Quelques-uns com­mencent alors à arra­cher la canne à sucre, mise la veille dans l’angle du ter­rain. Quelques hommes essaient de dres­ser un grand arbre et le plantent dans un trou creu­sé éga­le­ment la veille. Il n’est pas clair de savoir si cet arbre sym­bo­lise la vie dans les assen­ta­men­tos et le rôle pro­tec­teur du MST ou s’il signi­fie que c’est grâce au Mou­ve­ment que l’occupation et la culture de cette terre ont été faites. Au même moment, trois autres per­sonnes dressent une bâche noire, qui est pour eux le sym­bole des cam­pe­ments, où les gens res­tent effec­ti­ve­ment des années après l’occupation. Une femme entre avec son enfant et s’y ins­talle tran­quille­ment. Simul­ta­né­ment, d’autres per­sonnes prennent de la nour­ri­ture [pain, bananes, lait, etc.] et des ani­maux [un petit cochon et un veau] lais­sés aupa­ra­vant de côté. Les per­sonnes s’avancent fiè­re­ment vers le public pour pré­sen­ter la richesse pro­duite par la coopé­ra­tive. Des enfants sortent par une porte qui donne accès à la lai­te­rie et entrent sur scène en criant des slo­gans comme : « Les petits sans-terre exigent la réforme agraire ! ». Les adultes les rejoignent aus­si­tôt, en res­tant debout, très proches les uns des autres au centre du ter­rain, qua­si­ment comme des sol­dats. À ce moment-là, les « acteurs » com­mencent à enle­ver leur che­mise pour lais­ser voir le t‑shirt rouge du MST jusque-là soi­gneu­se­ment dis­si­mu­lé sous leurs vête­ments. Puis ils enfilent la fameuse cas­quette rouge sur leur tête. Le chan­ge­ment de tenue sus­cite un effet de sur­prise. Tous ensemble, ils com­mencent un chant en criant des slo­gans, le poing levé. Après un silence res­pec­tueux, une fille com­mence à lire un texte rédi­gé la veille. C’est l’histoire de ces gens : « Vus comme des vaga­bonds au départ, nous avons réus­si. Nous vivons de notre tra­vail dans notre terre col­lec­tive… ». Les gens qui regardent ne peuvent entendre ce qu’elle lit car, sans micro, sa voix ne porte pas. L’action touche à sa fin. Tous chantent l’hymne du MST, avec force et convic­tion, puis entonnent l’hymne natio­nal bré­si­lien. À ce moment-là, on peut obser­ver que les spec­ta­teurs par­ti­cipent à l’action. Ils font un tra­vail de mime, poing levé comme en écho à l’image des sans-terre sur la scène. Eux aus­si scandent des slo­gans, répé­tant ce qu’ils entendent. L’action se ter­mine par des feux d’artifices. Quelques-uns pleurent sous le coup de l’émotion [25]

Dans la scène décrite ci-des­sus, on peut voir que non seule­ment les Sans-terre veulent être vus par un public mais qu’ils veulent aus­si se voir agir. Ils choi­sissent de pré­fé­rence des actions dans les­quelles la vio­lence est maî­tri­sée, des actes sus­cep­tibles d’entraîner la cohé­sion du groupe où les signes de fai­blesse ou d’épuisement sont éva­cués. Dans cette action tou­jours bien pla­ni­fiée, ils sont invi­tés à se for­ger une iden­ti­té posi­tive pour eux-mêmes en tant que col­lec­tif. Nous avons assis­té à deux réunions du groupe qui avaient pour objet de construire le scé­na­rio de cette mís­ti­ca. L’action était d’autant plus impor­tante pour eux que deux mili­tants, « experts » en mís­ti­cas, étaient venus aider à for­mu­ler la trame. Les dix per­sonnes pré­sentes ont déci­dé ensemble que, cette fois, le thème de la mís­ti­ca devait être leur his­toire. Elles ont alors fait appel à la mémoire de cha­cun pour construire une his­toire col­lec­tive. Nous avons pu consta­ter que leur pré­oc­cu­pa­tion était que la mís­ti­ca par­vienne à mar­quer les invi­tés et à les émouvoir.

Il est inté­res­sant de remar­quer que l’histoire construite par le groupe dans la mise en scène de la mís­ti­ca ne coïn­cide pas avec l’histoire racon­tée indi­vi­duel­le­ment dans les entre­tiens. Dans l’histoire « vraie », les inter­viewés font réfé­rence aux dif­fi­cul­tés vécues pen­dant le voyage, quelques heures avant l’occupation : ils racontent qu’ils ont voya­gé pen­dant toute la nuit dans un camion, comme du bétail, qu’un pay­san s’est bles­sé gra­ve­ment au pied, qu’un enfant était gra­ve­ment malade, etc. Ce qui res­sort notam­ment des entre­tiens, c’est une très grande décep­tion face à la terre long­temps rêvée. À l’arrivée, ils prennent conscience avec amer­tume que la terre était si mince et friable qu’elle res­sem­blait à du sable [26].

Ces moments de fatigue, de déses­poir, de décou­ra­ge­ment ne seront jamais des thèmes de la mís­ti­ca car cette der­nière montre tou­jours des indi­vi­dus vaillants, capables de sur­mon­ter les défis. Cela ne vaut pas la peine, selon eux, de mettre en scène ou de célé­brer la détresse, la fra­gi­li­té et le mal­heur. Les membres du MST veulent rendre visible à eux-mêmes non pas la souf­france mais la vie, et la mobi­li­sa­tion qui en est le pro­lon­ge­ment natu­rel. Cette vie « existe » parce qu’elle est gui­dée et arri­mée à une vision col­lec­tive d’un ave­nir dif­fé­rent. Dans ce pro­ces­sus d’idéalisation, la trans­for­ma­tion de la situa­tion est déjà pré­sente. Le fait d’assister ensemble à la mise en scène de l’idéal et du sens de la lutte est un moment de construc­tion du groupe et de sa des­ti­née. On peut dire que le fait d’actualiser le rituel dans le temps pré­sent en fait une actua­li­té ou un frag­ment de réa­li­té, pro­jec­tion qui pro­cure une très grande moti­va­tion à agir. Faire adve­nir l’avenir sou­hai­té dans le pré­sent de l’action, tel est l’un des sens de la mística.

Sur des pho­tos prises quelques minutes avant la mís­ti­ca, les par­ti­ci­pants, adultes et enfants confon­dus, se pré­parent pour la mise en scène. On remarque le geste d’une jeune fille qui cache la che­mise rouge sous sa veste noire. D’autres avaient déjà fait la même chose. Ils sont tous d’accord sur ce geste et sur les autres qui sui­vront. Le fait de pou­voir agir dans le même sens est cepen­dant le résul­tat d’un tra­vail méti­cu­leux. Ils avaient répé­té trois fois l’ensemble du scé­na­rio la veille pour être sûrs de réus­sir la mís­ti­ca. On voit aus­si six per­sonnes qui sont arri­vées à la COPAVI après la consti­tu­tion de la coopé­ra­tive et qui n’ont pas vécu l’expérience de l’occupation de la ferme. Dans la repré­sen­ta­tion de la mís­ti­ca, elles peuvent « vivre » à leur tour et de façon dif­fé­rée cette expé­rience, mieux com­prendre la tra­jec­toire et l’effort des mili­tants fon­da­teurs de la coopé­ra­tive et res­sen­tir alors l’impression d’être des pionniers.

1.4.- Une mís­ti­ca célèbre une tragédie

Pedro Sales a réa­li­sé sa pre­mière occu­pa­tion de terre à l’âge de 16 ans, en accom­pa­gnant sa famille, huit per­sonnes au total. Âgé de 30 ans au moment de l’entretien, ce cadre du Mou­ve­ment sou­ligne qu’il a pu com­prendre le MST quand il avait 17 ans, au moment où il a quit­té sa famille pour lut­ter pour une terre, sa propre terre. Il décrit ce pro­ces­sus comme une sorte de réédu­ca­tion où il a com­men­cé à avoir le droit de par­ler aux com­pa­gnons et où il a appris à écou­ter les points de vue des autres. Dans son his­toire, cette période est décrite comme la fin d’un cycle : il a inter­rom­pu son par­cours d’ouvrier agri­cole et ce moment est vécu par lui avec le sen­ti­ment d’être affran­chi, « liberto ».

C’est à ce moment-là qu’il fait connais­sance de Teixei­rin­ha, le cadre diri­geant de son cam­pe­ment, avec qui il va éta­blir une rela­tion d’amitié très solide. Teixei­rin­ha devient plus qu’un ami, Pedro le décrit comme « la per­sonne sur qui on peut comp­ter pour toute acti­vi­té […] quelqu’un de tou­jours dis­po­nible, te don­nant, conti­nuel­le­ment, une force, une aide… ». Teixei­rin­ha a été assas­si­né par la police de l’État du Paraná le 8 mars 1993 [27]. C’est sa mort et celle d’autres mili­tants qui sont choi­sies dans le scé­na­rio de la mís­ti­ca décrite ci-dessous.

Nous avons fait la mís­ti­ca… La mís­ti­ca a été pen­sée… Nous avons fait la pré­sen­ta­tion le soir… Nous l’avons faite sous la forme d’une chaîne humaine. Nous sommes sor­tis d’un endroit et nous sommes allés à un autre. Nous y sommes allés les yeux ban­dés, avec un ban­deau noir… Une per­sonne qui mar­chait devant nous condui­sait… Nous avons fait deux files, cha­cun tenant la main d’un com­pa­gnon. Nous avons mar­ché… Len­te­ment… Dans la mís­ti­ca, nous nous sommes rap­pe­lé plu­sieurs per­sonnes qui étaient tom­bées dans la lutte, dont l’une était Teixei­rin­ha. Et dans le temps de la mís­ti­ca… Jusqu’au point d’arrivée… Il y a eu quelques com­pa­gnons qui sont tom­bés dans la lutte. C’est à ce moment-là que j’ai par­ti­ci­pé, en pre­nant le rôle de Teixei­rin­ha. À l’heure où la police a tiré… Elle tirait dans sa direc­tion… À ce moment… [Nous avions pré­vu des petites bombes qui tirent une seule fois, très fort… Qui res­semblent à des tirs d’armement…] Quand la bombe a explo­sé, nous avons enten­du ses cris… Nous avons sup­plié les poli­ciers, pour l’amour de Dieu, de ne pas le tuer… Il disait alors… qu’il avait une famille ! qu’il vou­lait éle­ver sa famille ! Il avait une épouse et un enfant… le Mar­cos, son fils unique. Il deman­dait : « Pour l’amour de Dieu, ne me tue pas… Je veux finir d’élever mon fils ! J’ai une épouse ! Et nor­ma­le­ment vous en avez une aus­si ! ». Et à ce moment-là les types… C’était l’heure de l’exécution, quand les types l’ont emme­né… » [28].

Pedro pour­suit son récit en racon­tant qu’à la fin de l’action, il pleu­rait comme tous ceux qui étaient présents :

« Les larmes qui cou­laient des yeux de cha­cun des par­ti­ci­pants… On était émus de faire une repré­sen­ta­tion et en même temps… L’absence du com­pa­gnon qui n’est plus là [phy­si­que­ment]… Seule­ment spi­ri­tuel­le­ment. » [29].

Cette émo­tion conta­gieuse, expri­mée par les larmes, est un signe que la célé­bra­tion a été une expé­rience pleine de sens, non seule­ment pour Pedro mais peut-être même pour d’autres mili­tants. Par­mi ces der­niers, il y avait pro­ba­ble­ment des per­sonnes qui ne connais­saient pas Teixei­rin­ha ni les condi­tions tra­giques de son assas­si­nat. Tou­te­fois, Teixei­rin­ha était avant tout un mili­tant Sans-terre et c’est en rai­son de cette iden­ti­té poli­tique qu’il a été assas­si­né. Pedro déclare qu’il a été ému parce que ce qui est arri­vé à Teixei­rin­ha pour­rait arri­ver aus­si à n’importe quel père de famille : « […] Et alors, dans le cadre de la repré­sen­ta­tion de la mís­ti­ca… Tu joues un rôle en sachant que c’était la réa­li­té, c’était ce qui est arri­vé dans la vie réelle à ton… ton meilleur ami ! » [30]

Pour com­prendre ce que font les mili­tants Sans-terre dans ce type de scé­no­gra­phie et sous quelle forme, il faut réin­tro­duire la rela­tion de la mís­ti­ca avec la mémoire et l’espoir. C’est dans ce type de rela­tion vécue comme un véri­table évé­ne­ment, comme une expé­rience forte et mar­quante dans sa bio­gra­phie, que ce mili­tant a pu deve­nir un cadre du MST, et cette expé­rience enten­dait ravi­ver la mémoire d’un autre mili­tant mort pour la cause des Sans-terre.

2.- De la mémoire à l’espoir

2.1.- La mémoire col­lec­tive, une force pour avancer

Les évé­ne­ments mar­quants dans la vie d’un indi­vi­du peuvent être des « tour­nants » ou des « repères apai­sés » de cette his­toire. Dans cette pers­pec­tive, les trau­ma­tismes per­son­nels ne sont pas tou­jours des troubles qui empêchent la pour­suite nor­male de la vie. Mais pour que l’individu puisse main­te­nir son « effort d’exister », son « désir d’être » [31], il est néces­saire que « cet évé­ne­ment soit à la foi “par­ta­gé” avec des proches, et “sanc­tion­né” par des ins­ti­tu­tions, ce qui lui confère, dans l’après-coup, un carac­tère émi­nem­ment social » [32].

Dans la mís­ti­ca que nous venons de pré­sen­ter, on peut obser­ver que des trau­ma­tismes per­son­nels [plu­sieurs assas­si­nats] ont été mis en intrigue selon une tem­po­ra­li­té don­née. Ces évé­ne­ments ont pu être appro­priés lors des débats et ils ont fina­le­ment été choi­sis pour consti­tuer le scé­na­rio de la mís­ti­ca qui devait être jouée ce jour-là. Grâce à la mémoire des par­ti­ci­pants, les évé­ne­ments ont pu émer­ger, fai­sant désor­mais par­tie de la réa­li­té de tous. Il est pos­sible de dire que, jusque-là, ils n’étaient que de tristes évé­ne­ments per­son­nels. Dans l’expérience de la mise en scène, les évé­ne­ments ont pu être revi­si­tés par tous les mili­tants, deve­nant l’histoire des Sans-terre et acqué­rant ain­si un carac­tère à la fois social et poli­tique. En outre, une fois que le MST les recon­naît comme des faits qui sont arri­vés à la com­mu­nau­té des Sans-terre, ces évé­ne­ments peuvent être « paci­fiés » [33]. « C’est parce que des com­pa­gnons ont été assas­si­nés, pour notre idéal com­mun, que la lutte doit conti­nuer, que nous devons tenir ensemble ». La ven­geance, sous la forme d’une action vio­lente, n’est pas, selon eux, une atti­tude à adop­ter envers les « enne­mis ». Pour ces pay­sans, l’identité de Sans-terre se consti­tue à par­tir de l’exemple don­né par Jésus-Christ. Ce der­nier a mon­tré que les actions d’un chré­tien sont moti­vées par l’amour et par la jus­tice, et non par la loi du talion.

Or le Christ n’est pas venu pour prê­cher une loi plus radi­cale et sévère, ni un pha­ri­saïsme per­fec­tion­né. Il a prê­ché l’Évangile, ce qui signi­fie une nou­velle annon­cia­trice : ce n’est pas la loi qui sauve, mais l’amour. La loi pos­sède à peine une fonc­tion humaine d’ordre et peut dif­fi­ci­le­ment créer des pos­si­bi­li­tés d’harmonie et de com­pré­hen­sion entre les hommes. L’amour qui sauve dépasse toutes les lois et conduit toutes les normes à l’absurdité. L’amour exi­gé par le Christ dépasse de loin la jus­tice » [34].

De plus, Jésus était un homme d’action et d’engagement. Il vou­lait une trans­for­ma­tion et il est mort pour son idéal. Le pro­pos de Vil­mar Beau­fleur, jeune cadre du MST, montre com­ment cette iden­ti­té est for­gée non seule­ment par la foi reli­gieuse mais aus­si par l’action politique.

Je pense au moins que le vrai chré­tien… On s’arrête pour réflé­chir comme ça… : « Pour­quoi Dieu a envoyé le Christ, son fils, sur la terre ? » Non pour qu’il soit ado­ré comme le fait le cou­rant de la Réno­va­tion cha­ris­ma­tique. Dieu, il était déjà ado­ré, il n’avait pas besoin d’envoyer son fils pour être ado­ré. Il avait besoin d’envoyer quelqu’un comme un modèle d’action : com­ment les hommes pou­vaient agir pour trans­for­mer la réa­li­té […]. Ce fait est une preuve qu’à cette époque il y avait déjà une lutte popu­laire, quelqu’un qui essayait d’organiser la popu­la­tion qui était exploi­tée et qui a reçu son châ­ti­ment à cause de son acti­vi­té. Et cela n’est pas seule­ment arri­vé avec lui, mais avec beau­coup de suc­ces­seurs et de dis­ciples qui ont été châ­tiés parce qu’ils vou­laient libé­rer le peuple. Je crois que le chré­tien, c’est celui qui met en pra­tique la libé­ra­tion du peuple, non seule­ment qui fait des prières et en par­lant de cette libé­ra­tion, mais qui met en pra­tique… Il doit prendre une atti­tude, il doit faire quelque chose. Et aujourd’hui on sait qu’on peut accom­plir une trans­for­ma­tion, prendre une atti­tude si nous agis­sons à tra­vers une orga­ni­sa­tion de masse, et même un mou­ve­ment social. Même si les orga­ni­sa­tions sociales ont leurs pro­blèmes, leurs défauts qui sont tout à fait natu­rels parce que ces orga­ni­sa­tions sont com­po­sées de per­sonnes, et que les per­sonnes ont natu­rel­le­ment des pro­blèmes, ce qu’on peut faire, c’est essayer de résoudre les pro­blèmes qu’on a… [35].

Le tra­vail de mémoire se trouve en ten­sion avec celui de l’espoir dans l’avenir trans­cen­dan­tal de l’histoire. Ins­pi­ré des textes de la bible, la com­mu­nau­té se consti­tue autour de cette mémoire par­ta­gée, mais aus­si du fait que les indi­vi­dus par­tagent tous la croyance que, tôt au tard, l’accès à la terre sera une réa­li­té pour tous, s’ils conti­nuent à agir ensemble. La com­mu­nau­té chré­tienne a tou­jours réaf­fir­mé son iden­ti­té par les sacre­ments. C’est aus­si avec son corps que le chré­tien peut ren­con­trer le sens de son esprit, car, dans la doc­trine chré­tienne, la per­sonne est une uni­té du corps et de l’esprit. Pour les mili­tants Sans-terre, la pra­tique de la mís­ti­ca (re)crée l’identité type des Sans-terre : des braves gens, à la fois poli­ti­sés et soli­daires. C’est par la pra­tique du sym­bo­lique dans le pré­sent de l’action que les mili­tants réaf­firment leur enga­ge­ment dans le temps.

2.2.- Le pou­voir d’imaginer un autre monde : l’utopie en acte

Le fait d’assister ensemble, c’est-à-dire aus­si en même temps, à la mise en scène de l’idéal, et donc aus­si du sens de la lutte, est un moment de construc­tion du groupe. À la suite de Dur­kheim, on com­prend que toutes les socié­tés aient besoin d’espaces pour célé­brer et vivre « en acte » l’idée qu’elles ont d’elles-mêmes.

Toute fête, alors même qu’elle est pure­ment laïque par ses ori­gines, a cer­tains carac­tères de la céré­mo­nie reli­gieuse, car, dans tous les cas, elle a pour effet de rap­pro­cher les indi­vi­dus, de mettre en mou­ve­ment les masses et de sus­ci­ter ain­si un état d’effervescence, par­fois même de délire, qui n’est pas sans paren­té avec l’état reli­gieux. L’homme est trans­por­té hors de lui, dis­trait de ses occu­pa­tions et de ses pré­oc­cu­pa­tions ordi­naires. Ain­si observe-t-on de part et d’autres les mêmes mani­fes­ta­tions : cris, chants, musique, mou­ve­ment vio­lents, danses, recherche d’excitants qui remontent le niveau vital, etc. » [36].

Les célé­bra­tions du MST par­ti­cipent de la construc­tion pra­tique d’une conscience de « faire par­tie ». Elles ont une impor­tance capi­tale dans la conti­nui­té du groupe. Les acteurs peuvent se rap­pe­ler, en voyant cette scène, qu’ils sont ensemble parce qu’ils par­tagent un même objec­tif et que les dif­fé­rences per­son­nelles sont infimes face à la cause supé­rieure qui les ras­semble. Pour Émile Dur­kheim, l’entretien des sen­ti­ments col­lec­tifs et des idées col­lec­tives assu­rant l’unité des socié­tés est une affaire pré­sente chez tous les groupes sociaux. Par des réunions et des assem­blées, les indi­vi­dus « réaf­firment en com­mun leurs com­muns sen­ti­ments » [37]. Ils sont capables de construire leur his­toire grâce à ce tra­vail ryth­mé, et sur le pas­sé [tra­gique] et sur l’avenir [lumi­neux], dans chaque célébration.

Sans le rite et la céré­mo­nie, sans la pan­to­mime et la danse et le théâtre qui se déve­lop­pa à par­tir de ceux-ci, sans la danse, le chant et les ins­tru­ments d’accompagnement musi­cal, sans les outils et les objets de la vie quo­ti­dienne qui furent façon­nés sur les exemples et estam­pillés des emblèmes de la vie col­lec­tive sem­blables à ceux qui se mani­fes­taient dans les autres arts, les évé­ne­ments du loin­tain pas­sé auraient aujourd’hui som­bré dans l’oubli » [38].

Il en est de même pour la mís­ti­ca, espace/temps où sont recon­fi­gu­rés le pas­sé et l’avenir pour don­ner consis­tance au pré­sent de l’action, où les outils et les objets du quo­ti­dien deviennent des sym­boles poli­tiques, où la com­mu­nau­té s’éprouve, s’émeut et se pro­jette dans un ave­nir commun.

Conclu­sion

Au cours de cet article, nous avons cher­ché, à plu­sieurs reprises, à sou­li­gner deux para­doxes. D’une part, l’engagement des indi­vi­dus, dans le temps, dans le Mou­ve­ment des sans-terre, dans la recon­ver­sion de leur iden­ti­té d’origine pour en adop­ter une autre, celle de membre du MST. D’autre part, nous avons repé­ré que les formes d’action choi­sies par les membres du Mou­ve­ment avaient eu, jusqu’à pré­sent, une valeur paci­fique, tout en consti­tuant une lutte poli­tique réa­li­sée à tra­vers des actions d’occupation des terres publiques et privées.

Il est clair que la mís­ti­ca n’est pas une célé­bra­tion qui explique à elle seule ces deux para­doxes. Il existe au cœur du MST un tra­vail de for­ma­tion poli­tique très impor­tant, néces­saire à la for­ma­tion des lea­ders poli­tiques dont le dévoue­ment est plus que remar­quable. Ce tra­vail, mené par des cadres par­mi les plus expé­ri­men­tés du MST, com­mence avec les réunions pré­pa­ra­toires aux occu­pa­tions et se pour­suit au jour le jour, dans le quo­ti­dien des cam­pe­ments et des assen­ta­men­tos. La capa­ci­té à gar­der l’esprit de famille tout en pré­ser­vant la capa­ci­té de for­mu­ler des cri­tiques néces­saires au main­tien de l’espace public est aus­si un trait majeur du mou­ve­ment qui est mis à l’épreuve dans toutes les actions col­lec­tives réalisées.

Cepen­dant, nous avons avan­cé l’hypothèse que la pra­tique de la mís­ti­ca consti­tue un moment majeur de construc­tion du col­lec­tif et de mise en forme de l’identité des Sans-terre. Cette der­nière est consti­tuée à la fois à par­tir de la culture reli­gieuse popu­laire et de l’esprit poli­tique de la Théo­lo­gie de la libé­ra­tion, répan­du depuis les années 1960 dans les Com­mu­nau­tés de base. Ce qui res­sort des entre­tiens menés, c’est que les mili­tants vivent ces rituels comme une source d’utopie capable de don­ner au Mou­ve­ment sa force de résis­tance. Cette pra­tique sociale est une sin­gu­la­ri­té du MST qui forge non seule­ment l’unité des mili­tants, mais aus­si la dis­po­si­tion de ces der­niers à par­ti­ci­per, avec joie et plai­sir, aux expé­riences les plus difficiles.

Par la célé­bra­tion de la mís­ti­ca, les Sans-terre se rap­pellent à eux-mêmes ce qu’ils veulent être ici et main­te­nant : des tra­vailleurs ruraux, simples mais capables de prendre la parole pour conti­nuer leur his­toire et agir selon l’exemple don­né par le Christ lui-même. Ils réaf­firment le fait qu’ils sont membres de la com­mu­nau­té chré­tienne parce qu’ils sont capables de mettre en pra­tique des valeurs ras­sem­blées dans des textes bibliques et inter­pré­tées à la lumière de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Ce sont des valeurs [telles que l’amour, la fra­ter­ni­té, la com­pas­sion, le par­don], qu’ils mettent en scène dans la mís­ti­ca dans les­quelles les plus faibles trouvent une place d’honneur.

À tra­vers cette pra­tique, le pas­sé sin­gu­lier de chaque mili­tant est appe­lé à deve­nir la mémoire des Sans-terre. Dans le cas de ces pay­sans, rendre visibles les injus­tices pra­ti­quées par des « enne­mis » vise à favo­ri­ser l’union du groupe, sans pour autant l’inviter à accom­plir des actes de ven­geance. Mais pour que l’expérience de la mís­ti­ca soit vécue inté­gra­le­ment par l’ensemble du groupe et pour que tous puissent y trou­ver un sens, les faits qui consti­tuent sa trame doivent appar­te­nir à la réa­li­té. Comme le sou­ligne Émile Dur­kheim, « c’est de la vie elle-même, et non d’un pas­sé mort que peut sor­tir un culte vivant » [39].

Dans ce rituel, dont la tona­li­té est domi­née par l’émotionnel, les mili­tants ne célèbrent pas la haine, le déses­poir, la fatigue. Ils se pré­sentent tou­jours comme des héros, capables de lut­ter au péril de leur vie pour que leur idéal devienne une réa­li­té. L’hymne, la cas­quette rouge et le dra­peau avec le couple des­si­né au centre, sont des sym­boles qui ali­mentent la mís­ti­ca. Ils donnent une réa­li­té à l’idéal et rendent visible l’unité que les indi­vi­dus recherchent dans la communauté.

En résu­mé, dans la pra­tique de la mís­ti­ca, les mili­tants Sans-terre entre­tiennent l’espoir d’une autre réa­li­té sociale, dans laquelle la terre puisse être mieux par­ta­gée entre tous les pay­sans. Mais c’est aus­si la confiance dans l’avenir et dans une autre socié­té, plus humaine, qui est renou­ve­lée à tra­vers la célé­bra­tion. Une socié­té dont la voca­tion serait, pour ces mili­tants chré­tiens, la pra­tique des valeurs qui, fon­dées sur leur convic­tion reli­gieuse, tel l’amour du Père [et de l’institution du MST], et qui per­met­trait à tous les êtres humains de deve­nir frères.

Source de l’ar­ticle : Dial – Dif­fu­sion d’information sur l’Amérique latine – D 3167.

Bernardo Mançano Fernandes & João Pedro Stédile

mar­di 11 octobre 2011

Notes

[1] Nous res­pec­tons le choix de l’autrice de conser­ver le mot en langue por­tu­gaise pour invi­ter à sai­sir la réa­li­té sin­gu­lière de ce qu’est la mís­ti­ca du MST.

[2] Ce texte est tiré d’une thèse de doc­to­rat en socio­lo­gie (« Enga­ge­ments corps et âmes. Vies et luttes de sans-terre dans le Sud du Bré­sil », Paris, EHESS, 2009). L’autrice, Susa­na Bleil (susana.bleil7[AT]orange.fr), est bré­si­lienne. Elle est actuel­le­ment Maî­tresse de langue (por­tu­gais) à l’Université du Havre et cher­cheuse asso­ciée au Centre d’études des mou­ve­ments sociaux (CEMS), à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

[3] Entre­tien avec J. P. Sté­dile, le 11 mai 2004 à Paris.

[4] Ibid.

[5] Frei Bet­to, « Mili­tan­cia y poesía », in L. Boff et F. Bet­to, Mís­ti­ca y espi­ri­tua­li­dad, Madrid, Edi­to­ral Trot­ta, 1996, p. 136 – 137.

[6] En France, on ren­contre ce dif­fé­rend dans les lieux où le dis­cours est le plus éloi­gné. Cette dif­fi­cul­té à « faire com­mu­nau­té » avec « l’étranger », était frap­pante chez les mili­tants du Par­ti vert, en 2000. La scène s’est dérou­lée dans le train loué par la Confé­dé­ra­tion pay­sanne, en vue d’effectuer un voyage col­lec­tif à Mil­lau, le 29 juin pour sou­te­nir José Bové et les autres neuf mili­tants mis en exa­men après le « démon­tage » du McDonald’s le 12 août 1999. Tous les par­ti­ci­pants étaient ins­tal­lés et fai­saient tran­quille­ment connais­sance. Tout à coup, les mili­tants Verts sont arri­vés et, sans attendre d’explications, ils ont lan­cé « Sor­tez ! Ce wagon a été réser­vé au Par­ti vert ! ». Le fait de par­ti­ci­per à la même « mis­sion » mili­tante n’a pas suf­fi à créer des liens entre les individus.

[7] Dom Tomás Bal­duí­no, « Pré­face », in J. P. Ste­dile et B. M. Fer­nandes, Bra­va gente : a tra­jetó­ria do MST e a luta pela ter­ra no Bra­sil, São Pau­lo, Fun­da­ção Per­cel Abra­mo, 1999, p.10.

[8] Frei Bet­to, « Mís­ti­ca y mili­tan­cia », in L. Boff et F. Bet­to, Mís­ti­ca y espi­ri­tua­li­dad, Madrid, Edi­to­ral Trot­ta, 1996, p. 46.

[9] Hebert de Sou­za, hémo­phile, il est le fon­da­teur d’IBASE, l’une des plus grandes ONG bré­si­liennes. Il a lan­cé, peu avant sa mort, dans les années 1990, une Cam­pagne natio­nale contre la famine qui, média­ti­sée par la chaîne pri­vée Glo­bo, a eu une immense réper­cus­sion avec des dons de nour­ri­ture dans tout le pays, dans les sièges des banques publiques.

[10] Vil­mar est res­té deux mois de plus à Por­to Alegre, pour ter­mi­ner le semestre de la facul­té. Étant don­né que c’était le sémi­naire qui payait ses études, il se trou­vait dans une situa­tion chao­tique. C’est grâce à l’aide de ses amis du sémi­naire qu’il a réus­si à payer le loyer d’un stu­dio, sa nour­ri­ture et les frais men­suels de la facul­té privée.

[11] F. Dos­toïevs­ki, Le Bour­geois de Paris, Paris, Payot & Rivages, 2006 [1863], p. 50 – 52.

[12] Cette mís­ti­ca a été réa­li­sée par les pay­sans de la COPAVI pour la fête des 10 ans de la coopé­ra­tive, en juillet 2003. Ils l’ont jouée devant 600 invi­tés. Nous avons pu par­ti­ci­per à une réunion de la COPAVI pour pré­pa­rer cette mís­ti­ca. Des mili­tants experts en mís­ti­ca sont venus de la capi­tale de l’État du Paraná pour aider les asso­ciés à consti­tuer le scé­na­rio. Tous étaient d’accord pour que l’auditoire puisse par­tir avec le sou­ve­nir de la mís­ti­ca en tête, et non pas celui du ban­quet auquel ils avaient participé.

[13] Gil­mar Mau­ro, « Les défis du Mou­ve­ment des sans-terre pour pro­gres­ser dans l’action entre­prise et les stra­té­gies pour dépas­ser la conjonc­ture », in Rap­port de la 4e Ren­contre euro­péenne des Amis du Mou­ve­ment des sans-terre – MST, du 30 juin au 1er juillet 2001, Paris, Frères des hommes, p. 8. Membre de la direc­tion natio­nale du MST, G. Mau­ro inclut la mís­ti­ca dans la liste des stra­té­gies d’action du MST.

[14] Cette façon de conce­voir les assas­si­nats n’est pas spé­ci­fique aux mili­tants sans terre. L’évêque Don Tomas Bas­tos, coor­di­na­teur de la Com­mis­sion pas­to­rale de la terre, raconte que, dans les com­mu­nau­tés ecclé­siales de base, les assas­si­nats des pay­sans ne sont pas célé­brés pour leur dou­leur. Bien au contraire, la mort est trans­for­mée en éten­dard de lutte. C’est à tra­vers la mort des com­pa­gnons que les pay­sans retrouvent la spi­ri­tua­li­té des pre­miers chré­tiens, selon qui le sang des mar­tyrs est semence, une nou­velle vie dans l’Église, « san­guis mar­ty­rum, semen chris­tia­vo­rum ». Dom T. Bas­tos, « Refor­ma agrá­ria come­ça a virar nova­mente tabu » Agên­cia Repór­ter social, 12 août 2006 [http://www.reportersocial.com.br/en…].

[15] Leo­nar­do Boff, Je m’explique. Entre­tien avec Chris­tian Dutilleux, Paris, Des­clée de Brou­wer, 1994 p. 38. Cf. aus­si l’article de Ber­nard Les­tienne « Église et mou­ve­ment popu­laire en Amé­rique latine ». Spé­cia­liste de l’Amérique latine, ce jésuite fait obser­ver que « les célé­bra­tions sont aus­si néces­saires à la vie des com­mu­nau­tés que l’air que l’on res­pire. Célé­bra­tions simples et vivantes où s’exprime déjà sym­bo­li­que­ment la plé­ni­tude de la com­mu­nau­té, où elle se consti­tue. Célé­bra­tions de la foi en l’amour de Dieu et de l’espérance d’un monde meilleur, déjà recon­nais­sable, qui scandent la vie et les évé­ne­ments tristes ou heu­reux de la com­mu­nau­té ou du quar­tier, qui animent la marche », Ber­nard Les­tienne, « Église et mou­ve­ment popu­laire en Amé­rique latine », Pro­jet, n° 184, 1984, p. 460.

[16] D. Bar­bé pré­cise aus­si que les CEB « se dis­tinguent sans se sépa­rer du syn­di­cat et du par­ti », norme à laquelle le MST, pour sa part, a su se sou­mettre. D. Bar­bé, La grâce et le pou­voir. Les com­mu­nau­tés de base au Brésil.Paris, Cerf, 1982, p. 138.

[17] Les années 1979 – 1984 sont consi­dé­rées par le MST comme la période de sa ges­ta­tion, à par­tir du ras­sem­ble­ment des petits mou­ve­ments qui exis­taient dans le sud du Bré­sil en quête de terre.

[18] Dans cer­tains groupes de la Com­mis­sion pas­to­rale de la terre (CPT) la mís­ti­ca fait encore par­tie des acti­vi­tés pra­ti­quées lors des ren­contres col­lec­tives. Entre­tien avec Sonia Magalhães, le 18 juillet 2005 à Paris.

[19] Bole­tim Sem Ter­ra, n° 17, 9 jan­vier 1982.

[20] Entre­tien avec J. P. Ste­dile, le 11 mai 2004 à Paris.

[21] Ibid.

[22] Dans toutes les acti­vi­tés col­lec­tives, les mili­tants cherchent à pra­ti­quer la mís­ti­ca. J’ai dû, par hasard, me char­ger de son orga­ni­sa­tion. Étant don­né que je suis nutri­tion­niste de for­ma­tion, il avait été pré­vu par le groupe que je ferais une confé­rence sur « La nour­ri­ture saine » ce jour-là et la pré­pa­ra­tion de la mís­ti­ca en a résulté.

[23] De toute évi­dence, l’action de la socio­logue ne pou­vait qu’être ratée : « la simple obser­va­tion des conduites rituelles n’offre que peu d’indications pour com­prendre ce qui se passe. […] [Le cher­cheur] peut croire leur trou­ver un sens en s’appuyant sur sa propre expé­rience et aller jusqu’à des inter­pré­ta­tions tota­le­ment erro­nées du rite qu’il observe. Chaque socié­té a un code qui lui est propre et elle seule en four­nit la clef », Vic­tor W. Tur­ner, Les Tam­bours d’affliction, Paris, Gal­li­mard, 1972 [1968], p. 17 – 18. De toute manière, cette affaire est très riche d’enseignements. Encore une fois on retrouve le pro­blème de la « proxi­mi­té » au ter­rain. Si néces­saire pour une recherche réus­sie, le rap­port de proxi­mi­té n’est pas sans dan­ger. Autre­ment dit, il y a tou­jours un prix à payer dans le lien éta­bli avec les gens sans qu’on puisse éli­mi­ner le risque d’être reje­té par eux.

[24] Entre­tien avec une mili­tante du PT, réa­li­sé le 17 sep­tembre 2004 à Paris.

[25] Nous avons tout d’abord pen­sé que la scène ne pou­vait émou­voir que les Bré­si­liens qui avaient été mar­qués par la famine et l’exclusion, les images pou­vant leur rap­pe­ler leur pas­sé com­mun. Mais lors d’un entre­tien avec un Ita­lien qui a assis­té à cette scène, et qui a recon­nu avoir pleu­ré lui aus­si, nous nous sommes aper­çu que la mís­ti­ca sus­cite une émo­tion qui dépasse lar­ge­ment le cadre natio­nal et s’inscrit dans notre huma­ni­té com­mune : « J’ai pleu­ré pen­dant la mís­ti­ca. Le fait de voir la lutte de ces gens-là qui n’ont rien et qui après beau­coup d’efforts arrivent à trou­ver quelque chose, à man­ger, à avoir une terre pour tra­vailler… La révo­lu­tion pour moi, c’est ça ! La pos­si­bi­li­té que les gens ont de s’en sor­tir face au pire ! » [[Entre­tien réa­li­sé le 15 avril 2004 à Vérone avec un Ita­lien pré­sent à la fête pour le dixième anni­ver­saire de la COPAVI.

[26] Ces pay­sans étaient ori­gi­naires de la région ouest du Paraná, répu­tée pour la fer­ti­li­té de sa terre « rouge ».

[27] Ce mili­tant a été recon­nu, par­mi d’autres, comme un mar­tyr du MST. Il a été cité lors du dis­cours d’ouverture du 5e Congrès du MST, le 13 juin 2007, à Brasí­lia, devant 18 000 militants.

[28] Entre­tien avec Pedro Alon­so Sales, le 5 août 2003 à Paranacity.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Nous repre­nons ici les expres­sions de Paul Ricœur.

[32] Michèle Leclerc-Olive, « Entre mémoire et expé­rience, le pas­sé qui insiste », Pro­jet, n° 273, 2003, p. 96.

[33] Ibid., p. 101.

[34] L. Boff, Je m’explique…, op. cit., p. 46.

[35] Entre­tien avec Vil­mar Beau­fleur, le 27 juillet 2003 à Paranacity.

[36] É. Dur­kheim, Les Formes élé­men­taires de la vie reli­gieuse, Paris, PUF, 1990, p. 547.

[37] Ibid., p. 610.

[38] J. Dewey, Art et Civi­li­sa­tion, Pau, Publi­ca­tions de l’Université de Pau, 2005 [1934], p. 376.

[39] É. Dur­kheim, Les Formes élé­men­taires de la vie reli­gieuse…, op. cit., p. 611.