Charlie hebdo : La pensée qui marche au pas, cela ne m’intéresse pas.

Danielle Bleitrach : Le retour de la charia est notre oeuvre pas celle des musulmans.

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Zou­beir Tur­ki, Conver­sa­tion au café

Par Danielle Blei­trach. 3 novembre 2011

Socio­logue fran­çaise, maître de confé­rence à l’U­ni­ver­si­té de Pro­vence, auteur de nom­breux ouvrages dont : L’u­sine et la vie, Cuba est une île, Les États-Unis de Mal Empire, etc.

L’unanimité paraît totale dans la socié­té fran­çaise sur l’affaire Char­lie Heb­do et le sac­cage des locaux de l’hebdomadaire. Voi­ci bien long­temps que je ne lis plus Char­lie heb­do. Nous sommes dans un monde com­plexe, une socié­té en crise éco­no­mique, poli­tique, cultu­relle et je suis tou­jours éton­née que dans un tel contexte puisse se réa­li­ser des una­ni­mi­tés qui sont de sur­face et que l’on bap­tise alors « répu­bli­caines » en ten­tant d’oublier ce qu’il a fal­lu de réflexions et de contra­dic­tions assu­mées pour abou­tir à cette république.

Il existe des appar­te­nances aux­quelles je suis atta­chée, peut-être y a‑t-il là un ves­tige com­mu­nau­ta­riste, je ne le crois pas, mon iden­ti­té vers l’universel, la recon­nais­sance de l’autre, de son huma­ni­té passe par l’acceptation et le dépas­se­ment (abo­li­tion et conser­va­tion dia­lec­tique) de ces iden­ti­tés qui ont tou­jours été pro­blé­ma­tiques c’est à dire un don­né social qu’il a fal­lu recons­truire dans la pers­pec­tive de l’universel humain.

Ces iden­ti­tés com­plexes en deve­nir tou­jours, femme, fran­çaise, juive athée et com­mu­niste, me per­mettent de com­prendre ce que res­sentent les musul­mans devant un numé­ro d’un jour­nal qui les nie et les cari­ca­ture, en rajoute dans la stig­ma­ti­sa­tion dont ils se sentent plus ou moins l’objet. La cha­ria ce n’est pas seule­ment le retour à la poly­ga­mie ou le pas­sage du divorce à la seule répu­dia­tion de la femme, ce n’est pas seule­ment la bigo­te­rie des diri­geants ira­niens, c’est bien autre chose, c’est l’équivalent de la Tho­ra pour les juifs. Il y a dans la reli­gion juive des choses qui m’ont tou­jours été into­lé­rables en par­ti­cu­lier la manière dont les femmes étaient cachées dans les lieux de prière, réser­vées à la seule obser­vance des rites casher et je crois que si la psy­cha­na­lyse est née de l’observation de l’hystérie des femmes juives ce n’est pas un hasard, Comme la plu­part des reli­gions quand le rite prend le pas sur l’esprit les femmes en sont les prin­ci­pales vic­times et l’exclusion de l’autre com­mence dans la com­mu­nau­té même par la place réser­vée aux femmes. 

Mais alors que je suis athée, ce qui est assez incom­pré­hen­sible pour un musul­man, je crois aus­si que les reli­gions sont le ter­reau cultu­rel, sym­bo­lique, artis­tique de mul­tiples expres­sions humaines, elles font par­tie de l’avancée de l’esprit vers l’universel tel que le défi­nis­sait Hegel et qui a pro­fon­dé­ment enri­chi un com­mu­nisme ouvert et éman­ci­pa­teur. Per­son­nel­le­ment je me suis construite en ten­tant de com­prendre et connaître les diverses reli­gions, en m’enrichissant de leur apport réel mais je suis éga­le­ment convain­cue qu’il n’y a de liber­té pour moi que dans l’herem, la renon­cia­tion à toutes les syna­gogues, églises.

En tant que femme je suis d’accord avec la sen­tence de ma fille Djaoui­da : « tant que des hommes disent à d’autres hommes ce que Dieu attend des femmes, je ne les croi­rai pas ! » ce qui ne l’empêche pas de faire le rama­dam et de se sen­tir fran­çaise et algé­rienne à la fois. une iden­ti­té construite par l’expérience et le rai­son­ne­ment comme la mienne, c’est ça le pas­sage à l’universel on ne force pas l’individu à mener un tel che­mi­ne­ment ni par la cen­sure, ni par la vio­lence, ni par le mépris et la cari­ca­ture de ce qu’il est.

Un jour­nal qui consa­cre­rait un numé­ro entier à se gaus­ser avec plus ou moins de bon­heur des femmes, des juifs, des fran­çais, des com­mu­nistes n’attire pas spon­ta­né­ment ma sym­pa­thie.. ce qui me cho­que­rait le moins ce serait les Fran­çais parce que j’ai une cer­taine assu­rance dans cette iden­ti­té-là, elle me paraît moins pro­blé­ma­tique, moins atta­quée que les autres et sur­tout parce que je la par­tage avec ceux qui se livrent à la charge. Hon­nê­te­ment je n’achèterais pas plus un numé­ro consa­crée à l’attaque des catho­liques parce que rien ne m’ennuie plus qu’une cer­taine forme de lutte anti-reli­gieuse du type petit père Combes. C’est facile de se créer une voca­tion pro­gres­siste à ce niveau là et l’histoire a prou­vé que cela s’accorde très bien avec le colo­nia­lisme, l’exploitation ouvrière et le bel­li­cisme chauvin.

Je com­prends donc la répul­sion mépri­sante éprou­vée par les musul­mans devant un numé­ro inculte sur ce qu’est la cha­ria, sur ce qu’ils sont et qui les réduit à être ce que la majo­ri­té d’entre eux récusent et craignent. Y com­pris une bonne par­tie de ceux qui ont voté à Tunis pour un par­ti isla­miste conser­va­teur. Un numé­ro qui sous cou­vert de plai­san­te­rie confond la foi d’un musul­man avec la ten­ta­tion de faire de l’islam un par­ti poli­tique com­pa­rable à démo­cra­tie chré­tienne en Europe et ce qui se passe dans des pays en proie à une reli­gio­si­té étouf­fante comme l’Iran ou l’Arabie Saou­dite. Ou pire encore refuse de voir ce qu’une expé­di­tion comme celle menée par l’OTAN que toutes les forces poli­tiques fran­çaises ont encou­ra­gée et qui donne de fait le pou­voir à des bandes armées inté­gristes et cri­mi­nelles condam­nées par l’immense majo­ri­té des musul­mans porte réellement.

C’est dire que je n’ai pas une fois de plus par­ti­ci­pé à la vague d’indignation fran­çaise contre l’attentat, quand on voit le ministre de l’intérieur se rendre sur les lieux on peut s’interroger sur ce qu’il cherche et en quoi sa défense de « la liber­té de la presse » est une manière d’enrober sa poli­tique infâme dans une ver­tu répu­bli­caine, l’occident de pro­grès contre la bar­ba­rie musulmane.

Pour­tant je n’approuve pas cet atten­tat il est imbé­cile et cri­mi­nel parce qu’il va a contra­rio du com­bat poli­tique qu’il fau­drait mener. D’abord je suis effec­ti­ve­ment atta­chée à la liber­té de la presse et au droit de cha­cun d’écrire ce qu’il pense. Je serais assez d’accord avec la dis­tinc­tion de Spi­no­za entre le faire et la pen­sée. Tout en étant bien conscient que nous sommes devant un sys­tème de pro­pa­gande où le dire, l’écrire ne trouve son public que quand ceux qui pos­sèdent presse et télé­vi­sion auto­risent la dite expres­sion. Et que sou­vent la liber­té accor­dée à cer­tains excès ne l’est que quand cela cor­res­pond à la volon­té d’agression contre des groupes sociaux ou des peuples. On sait désor­mais à quel point la lit­té­ra­ture anti­sé­mite a accom­pa­gné ulté­rieu­re­ment la mon­tée du nazisme, la recherche du bouc émis­saire en période de crise. Donc il ne faut pas se conten­ter de la tolé­rance mais bien mesu­rer les risques et face aux dérives savoir mener un com­bat politique.

Pas un atten­tat, un coup de bombe ou le net­toyage au karcher…

On doit condam­ner l’attentat mais inter­ro­ger l’humoriste sur le com­bat qu’il croit mener parce qu’il croit mener un com­bat. Com­ment peut-on en tant que direc­tion du PCF approu­ver la loi Gays­sot et sou­te­nir sans réserve ce numé­ro de Char­lie heb­do ? Il y a là une contra­dic­tion qu’il nous faut inter­ro­ger : peut-être cet atten­tat qui doit être condam­né en tant qu’attentat, acte cri­mi­nel allant a contra­rio du com­bat poli­tique et cultu­rel d’un com­mu­niste, d’un pro­gres­siste tout sim­ple­ment, peut nous aider à pen­ser les res­pon­sa­bi­li­tés poli­tiques de cha­cun dans cette affaire.

Char­lie Heb­do est un jour­nal sati­rique et il est sain qu’il se moque de tout et de tous. Il a pris une res­pon­sa­bi­li­té poli­tique qui me paraît aller a contra­rio de ce qui serait une véri­table dénon­cia­tion, se moquer d’abord de soi-même, cela signi­fie dénon­cer ce qui crée jus­te­ment consen­sus la nature de l’intervention de l’OTAN en Libye et ce qu’elle engendre de drame, le retour de la cha­ria est notre oeuvre pas celle des musul­mans en géné­ral, celle du Qatar et des bandes armées. Ce n’est pas un hasard si Guéant vient approu­ver cette liber­té de la presse là parce que la satire entre­tient le consen­sus du côté du manche et se moque de ceux que l’on peut humi­lier sans crainte.

J’ai le sen­ti­ment que ce numé­ro de Char­lie Heb­do était en quelque sorte mal­gré les appa­rences la pen­sée qui marche au pas, celle qui ne m’intéresse pas, celle du consen­sus mou de la socié­té fran­çaise… On ne lutte pas contre ce type de pen­sée par le retour à l’inquisition et la mani­fes­ta­tion armée de l’intolérance, c’est du même ton­neau et les vic­times réelles sont tou­jours les mêmes.

Donc il faut arrê­ter la bande de ner­vi capables de faire de tels actes quels qu’ils soient parce qu’à ce moment on ne sait pas qui ils sont et on les a déjà défi­nis mais aus­si ne pas trans­for­mer les jour­na­listes de Char­lie Heb­do en héros de la liber­té. Leur satire est médiocre parce que quoiqu’il en paraisse elle est sans risque réel dans l’exercice du métier d’humoriste. C’est mon opi­nion et si per­sonne ne la par­tage je ne m’en sen­ti­rai pas moins sou­la­gée de l’avoir expri­mée de cette manière confi­den­tielle, celle que me réserve une cen­sure qui n’a jamais ému personne.

Danielle Blei­trach