Chomsky : Le déclin états-unien en perspective

Le déclin états-unien est réel, mais le sentiment apocalyptique est dû au fait que la classe dominante considère que dès qu’il n’y a plus contrôle total c’est un désastre total.

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Illus­tra­tion : La pla­nète des singes (Pla­net of the Apes, 1968) de Frank­lin J. Schaffner

Par Noam Chomsky

Les anni­ver­saires impor­tants sont com­mé­mo­rés avec solen­ni­té – c’est le cas par exemple pour l’attaque japo­naise sur la base états-unienne de Pearl Har­bor. D’autres anni­ver­saires sont igno­rés, et nous pou­vons sou­vent en tirer des leçons qui nous per­mettent de savoir ce qui nous attend. Aujourd’hui précisément.

Actuel­le­ment nous ne com­mé­rons pas le cin­quan­tième anni­ver­saire de la déci­sion prise par le pré­sident John F. Ken­ne­dy de déclen­cher l’offensive la plus des­truc­tive et la plus meur­trière de l’après-guerre : l’invasion du Viet­nam du Sud, puis de toute l’Indochine, qui allait pro­vo­quer des mil­lions de morts, la dévas­ta­tion de quatre pays, avec des séquelles jusqu’à nos jours, dues à l’épandage sur les cam­pagnes des pro­duits chi­miques les plus can­cé­ri­gènes alors connus dans le but de détruire les caches et les aliments.

Le Viet­nam du Sud était la cible prin­ci­pale. L’agression s’est plus tard éten­due au Nord, puis à la loin­taine socié­té pay­sanne du Laos, puis au Cam­bodge rural, lequel a été bom­bar­dé autant que durant toutes les opé­ra­tions alliées pen­dant la Guerre du Paci­fique, bom­bar­de­ments de Hiro­shi­ma et Naga­sa­ki inclus. Sur ce point les ordres d’Henry Kis­sin­ger ont été sui­vis – « tout ce qui vole et tout ce qui bouge », un appel ouvert au géno­cide, inha­bi­tuel dans l’histoire. On ne se sou­vient guère de cela. Presque tout cela était igno­ré en dehors des petits cercles de militants.

Lorsque l’invasion a com­men­cé il y a cin­quante ans, on s’en pré­oc­cu­pait si peu que la jus­ti­fi­ca­tion avait été assez éva­sive, guère plus que l’affirmation pas­sion­née du pré­sident selon laquelle « dans le monde entier nous fai­sons face à une conspi­ra­tion uni­la­té­rale et impi­toyable qui uti­lise prin­ci­pa­le­ment des moyens secrets pour élar­gir sa sphère d’influence », et si cette conspi­ra­tion par­ve­nait à ses fins au Laos et au Viet­nam « les portes seront grandes ouvertes ».

Il s’alarmait d’ailleurs pour le futur : « les socié­tés com­plai­santes et molles pour­raient être empor­tées avec les débris de l’histoire [et] seules les socié­tés fortes pour­ront sur­vivre » ; il fai­sait là réfé­rence à l’échec de l’agression et du ter­ro­risme états-uniens pour balayer l’indépendance cubaine.

Alors que les pro­tes­ta­tions com­men­çaient à croître, six ans plus tard, Ber­nard Fall, his­to­rien mili­taire spé­cia­liste du Viet­nam, cer­tai­ne­ment pas une colombe, pré­voyait que « le Viet­nam comme enti­té cultu­relle et his­to­rique… est mena­cé d’extinction… [quand]… ses cam­pagnes meurent lit­té­ra­le­ment sous les coups de la plus grande machi­ne­rie mili­taire jamais lan­cée sur un espace de cette dimen­sion ». Il fai­sait réfé­rence au Viet­nam du Sud.

Lorsque la guerre s’est ache­vée, huit hor­ribles années plus tard, les points de vue domi­nants se divi­saient en deux, ceux qui décri­vaient la guerre comme une « noble cause » qui aurait pu être gagnée avec davan­tage d’insistance, et à l’extrême oppo­sé, les cri­tiques, ceux pour qui il s’agissait d’une « erreur » qui nous avait coû­té très cher. En 1977 le pré­sident Car­ter n’a pas sus­ci­té de com­men­taire quand il a indi­qué que nous n’avions aucune « dette » envers le Viet­nam puisque « la des­truc­tion avait été mutuelle. »

Tout cela est por­teur de leçons pour aujourd’hui, en dehors du fait que seuls les faibles et les vain­cus doivent rendre des comptes pour leurs crimes. La pre­mière leçon à rete­nir c’est que pour com­prendre ce qui se passe nous ne devrions pas seule­ment suivre les évé­ne­ments les plus impor­tants du monde réel, sou­vent esca­mo­tés par l’histoire, mais nous devons aus­si prendre en compte ce que les avis des diri­geants et des com­men­ta­teurs auto­ri­sés, mêmes s’ils sont colo­rés de consi­dé­ra­tions fan­tas­tiques. Une autre leçon c’est qu’en plus des inven­tions concoc­tées pour effrayer et mobi­li­ser le public (et peut-être crues par cer­tains de ceux qui sont pris au piège de leur propre rhé­to­rique) il existe aus­si une pla­ni­fi­ca­tion stra­té­gique, basée sur des prin­cipes ration­nels et stables sur de longues périodes, prin­cipes qui émanent des objec­tifs de très solides ins­ti­tu­tions. Cela se véri­fie éga­le­ment dans le cas du Viet­nam. J’y revien­drai. Je signale juste ici que les fac­teurs durables dans les actions de l’État sont géné­ra­le­ment bien cachés.

La guerre d’Irak est un cas ins­truc­tif. Elle a été ven­due à un public ter­ri­fié avec les argu­ments habi­tuels de l’autodéfense face à une ter­rible menace pour notre exis­tence. la « seule ques­tion », décla­raient George W. Bush et Tony Blair, était de savoir si Sad­dam Hus­sein vou­lait inter­rompre son pro­gramme de déve­lop­pe­ment d’armes de des­truc­tion mas­sive. Lorsque la seule ques­tion a reçu la mau­vaise réponse, le dis­cours gou­ver­ne­men­tal s’est tour­né sans effort vers notre « pas­sion pour la démo­cra­tie », et les gens édu­qués ont doci­le­ment sui­vi le nou­veau cours. Tout cela est bien routinier.

Plus tard, lorsque la dimen­sion de l’échec états-unien en Irak deve­nait dif­fi­cile à cacher, le gou­ver­ne­ment a dou­ce­ment concé­dé ce qui était clair depuis le début. En 2007 et en 2008, le gou­ver­ne­ment a annon­cé offi­ciel­le­ment que l’accord final devait garan­tir la per­ma­nence de bases mili­taires états-uniennes et le droit ouvert pour d’éventuelles actions mili­taires. Cet accord final devait de plus pri­vi­lé­gier les inves­tis­seurs états-unien dans le riche sys­tème éner­gé­tique – ces demandes ont été aban­don­nées par la suite face à la résis­tance ira­kienne. Tout cela dans le dos de la population.

Éva­lua­tion du déclin états-unien

Avec toutes ces leçons à l’esprit, il est utile de regar­der ce qui est mis en valeur dans les prin­ci­paux pério­diques poli­tiques aujourd’hui. Tenons-nous-en à Forei­gn Affairs, le plus pres­ti­gieux des jour­naux de l’établissement. L’énorme titre en gras sur la cou­ver­ture du numé­ro de décembre 2011 était « Is Ame­ri­ca Over ? » [« Les États-Unis sont-ils finis ? »]

Les auteurs pré­co­nisent « un repli » des « mis­sions huma­ni­taires » à l’étranger, qui consomment la richesse du pays. Cela pour­rait inter­rompre le déclin états-unien, lequel est un thème majeur dans le dis­cours des affaires inter­na­tio­nales, géné­ra­le­ment accom­pa­gné par le corol­laire selon lequel le pou­voir se déplace vers l’est, vers la Chine et (peut-être) l’Inde.

Les prin­ci­paux articles concernent le conflit israé­lo-pales­ti­nien. Le pre­mier est signé par deux impor­tants diri­geants et a pour titre « The Pro­blem is Pales­ti­nian Rejec­tion » [« Le pro­blème c’est le refus pales­ti­nien »] : le conflit ne peut pas être réglé parce que les Pales­ti­niens refusent de recon­naître Israël comme État juif. Les Pales­ti­niens s’en tiennent là aux pra­tiques diplo­ma­tiques habi­tuelles : les États sont recon­nus, mais non les sec­teurs pri­vi­lé­giés en leur sein. Cette exi­gence n’est rien de plus qu’un nou­veau truc pour frei­ner la menace d’un accord poli­tique qui rui­ne­rait les objec­tifs expan­sion­nistes d’Israël.

La posi­tion oppo­sée, défen­due par un pro­fes­seur états-unien, est titrée « The Pro­blem Is the Occu­pa­tion » [« Le pro­blème c’est l’occupation »]. Le sous-titre est le sui­vant : « How the Occu­pa­tion is Des­troying the Nation » [« Com­ment l’occupation détruit le pays »]. Quel pays ? Israël, bien sûr. Les deux articles sont parus sous le titre géné­ral « Israel under Siege » [« Israël assiégé »].

Le numé­ro de jan­vier 2012 publie un nou­vel appel à bom­bar­der l’Iran, main­te­nant, avant qu’il ne soit trop tard. Signa­lant « les dan­gers de la dis­sua­sion », l’auteur sug­gère que « les scep­tiques sur la ques­tion de l’action mili­taire ne voient pas qu’un Iran dis­po­sant de l’arme nucléaire repré­sen­te­rait un vrai dan­ger pour les inté­rêts états-uniens au Moyen-Orient et ailleurs. Et leurs sombres pré­vi­sions concèdent que le remède serait pis que le mal – c’est-à-dire que les consé­quences d’une attaque états-unienne contre l’Iran seraient au moins aus­si néfastes que dans le cas où l’Iran attein­drait ses objec­tifs nucléaires. Mais ce pré­sup­po­sé est biai­sé. La véri­té c’est qu’une attaque mili­taire visant à détruire le pro­gramme nucléaire ira­nien, géré pru­dem­ment, pour­rait épar­gner au monde et à la région une menace bien réelle et garan­tir sur le long terme la sécu­ri­té natio­nale des États-Unis ».

D’autres évoquent le fait que le coût serait trop éle­vé, et cer­tains vont jusqu’à signa­ler qu’une attaque vio­le­rait le droit inter­na­tio­nal – les modé­rés qui lancent régu­liè­re­ment des menaces de vio­lence violent aus­si le droit inter­na­tio­nal et violent la Charte des Nations unies.

Voyons ces inquiétudes.

Le déclin états-unien est réel, mais le sen­ti­ment apo­ca­lyp­tique est dû au fait que la classe domi­nante consi­dère que dès qu’il n’y a plus contrôle total c’est un désastre total. Mal­gré de pitoyables lamen­ta­tions, les États-Unis demeurent le pou­voir domi­nant dans le monde, et de loin, et il n’y a pas de concur­rent en vue, et pas seule­ment sur le plan mili­taire, domaine dans lequel les États-Unis ont une supré­ma­tie totale.

La Chine et l’Inde ont eu des crois­sances rapides (bien que très inégales), mais elles res­tent des pays très pauvres, qui conservent d’énormes pro­blèmes internes que l’Occident n’a pas. La Chine est le plus grand centre manu­fac­tu­rier au monde, mais dans une bonne mesure c’est une usine d’assemblage pour les puis­sances indus­trielles d’Asie et pour les mul­ti­na­tio­nales occi­den­tales. Cela pour­rait certes chan­ger à long terme. La manu­fac­ture offre géné­ra­le­ment les bases d’une future inno­va­tion, sou­vent des avan­cées, comme cela se pro­duit déjà par­fois en Chine. Un exemple qui a impres­sion­né les spé­cia­listes occi­den­taux c’est le prise de contrôle par la Chine du mar­ché des pan­neaux solaires, non en rai­son de la main‑d’œuvre à bon mar­ché, mais grâce à la pla­ni­fi­ca­tion et, de plus en plus, à l’innovation.

Mais la Chine doit faire face à de sérieux pro­blèmes. La prin­ci­pale revue scien­ti­fique états-unienne Science évoque le pro­blème démo­gra­phique. L’étude montre que la mor­ta­li­té a for­te­ment bais­sé durant la période maoïste, « prin­ci­pa­le­ment comme consé­quence du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et des pro­grès dans l’éducation et dans les ser­vices de san­té, notam­ment l’effort dans l’hygiène publique qui a for­te­ment fait bais­ser la mor­ta­li­té due aux mala­dies infec­tieuses ». Ce pro­grès s’est ache­vé quand ont com­men­cé les réformes capi­ta­listes il y a trente ans, et le taux de mor­ta­li­té a depuis lors augmenté.

Par ailleurs la crois­sance éco­no­mique récente de la Chine était for­te­ment basée sur le « bonus démo­gra­phique », une très grande pro­por­tion de la popu­la­tion en âge de tra­vailler. « Mais la fin du cycle de ce bonus devrait s’achever bien­tôt », avec « un impact pro­fond sur le déve­lop­pe­ment » : « L’excédent de main‑d’œuvre à bon mar­ché, l’un des prin­ci­paux fac­teurs du miracle éco­no­mique chi­nois, n’existera plus ».

La démo­gra­phie n’est que l’un des nom­breux graves pro­blèmes de la Chine. Pour l’Inde les pro­blèmes sont encore plus importants.

Cer­taines voix impor­tantes ne pré­voient pas de déclin états-unien. Le Finan­cial Times de Londres, le plus sérieux des médias inter­na­tio­naux, a récem­ment consa­cré une page entière aux pers­pec­tives opti­mistes pour l’extraction de gaz fos­sile aux États-Unis. Ce gaz extrait avec les nou­velles tech­no­lo­gies pour­rait rendre les États-Unis indé­pen­dants en termes éner­gé­tiques et donc leur per­mettre de main­te­nir leur hégé­mo­nie glo­bale pour un siècle. On ne nous dit rien quant au monde que les États-Unis domi­ne­raient, pas en rai­son du manque de preuves.

À peu près au même moment, l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie (AIE) signa­lait que, en rai­son de l’augmentation accé­lé­rée des émis­sions de car­bone pro­ve­nant du gaz fos­sile, la limite de sécu­ri­té serait atteinte vers 2017 si le monde conti­nue au même rythme. « La porte se referme », déclare le res­pon­sable éco­no­mie de l’AIE, et sans tar­der « la fenêtre sera fer­mée pour toujours ».

Peu aupa­ra­vant le dépar­te­ment éner­gie des États-Unis rap­por­tait que les chiffres les plus récents des émis­sions de dioxine de car­bone « avec de nou­veaux records » par­viennent à un niveau encore plus éle­vé que le pire des scé­na­rios envi­sa­gés par le Groupe d’experts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’évolution du cli­mat (GIEC). Pour beau­coup de scien­ti­fiques cela n’est pas une sur­prise, c’est par exemple le cas du pro­gramme d’étude sur le chan­ge­ment cli­ma­tique du Mas­sa­chu­setts Ins­ti­tute of Tech­no­lo­gy (MIT), qui pen­dant des années a affir­mé que les pro­nos­tics du GIEC était trop conservateurs.

Ces cri­tiques des pré­vi­sions du GIEC n’ont pas du tout atti­ré l’attention du public, contrai­re­ment aux quelques néga­teurs qui sont sou­te­nus par les grandes entre­prises, au moyen de grandes cam­pagnes de pro­pa­gande qui ont ame­né les citoyens des États-Unis à une posi­tion sin­gu­lière dans le monde de déné­ga­tion des menaces exis­tantes. Le busi­ness se tra­duit direc­te­ment dans le pou­voir poli­tique. Le néga­tion­nisme fait par­tie du caté­chisme qui doit être réci­té par les can­di­dats répu­bli­cains dans le théâtre de la cam­pagne élec­to­rale actuel­le­ment en cours ; et au Congrès ils sont assez puis­sants pour faire avor­ter toute ten­ta­tive de lan­cer des inves­ti­ga­tions quant au réchauf­fe­ment glo­bal, pour ne pas par­ler de la moindre ten­ta­tive de prendre quelque mesure que ce soit sur ce point.

Bref, le déclin états-unien peut peut-être être enrayé si nous aban­don­nons l’espoir d’une sur­vie décente – des pers­pec­tives hélas bien réelles, vues le rap­port de force dans le monde.

« La perte » de la Chine et du Vietnam

Si on met de côté ces faits regret­tables, un regard plus pré­cis sur le déclin états-unien montre que la Chine joue en effet un rôle impor­tant, et c’est le cas depuis soixante ans. Le déclin qui aujourd’hui pro­voque tant d’inquiétude n’est pas un phé­no­mène récent. Il remonte à la fin de la Deuxième Guerre mon­diale, lorsque les États-Unis pos­sé­daient la moi­tié de la richesse mon­diale, dis­po­saient d’une sécu­ri­té incom­pa­rable à l’échelle mon­diale. Les pla­ni­fi­ca­teurs étaient bien enten­du au cou­rant de l’énorme dis­pa­ri­té de pou­voir et ont tout fait pour que cet état de fait perdure.

La consi­dé­ra­tion de base a été énon­cée avec une fran­chise admi­rable dans un impor­tant state paper [docu­ment offi­ciel d’État] de 1948 (PPS 23). L’auteur était l’un des archi­tectes du « nou­vel ordre mon­dial » de cette époque, le chef de l’équipe des pla­ni­fi­ca­teurs du dépar­te­ment d’État, uni­ver­si­taire et homme d’État res­pec­té, George Ken­nan, une colombe modé­rée par­mi les pla­ni­fi­ca­teurs. Il obser­vait que l’objectif prin­ci­pal de la poli­tique était de main­te­nir la « posi­tion de dis­pa­ri­té » qui sépa­rait notre énorme richesse de la pau­vre­té des autres. Pour par­ve­nir à ce but, signa­lait-il, « nous devrions ces­ser de par­ler d’objectifs vagues et irréels, comme les droits humains, l’élévation du niveau de vie et la démo­cra­ti­sa­tion » et nous devrions nous en tenir « à de simples consi­dé­ra­tions de puis­sance » non « encom­brées de slo­gans idéa­listes » évo­quant « l’altruisme et le bien-être du monde ».

Ken­nan fai­sait spé­ci­fi­que­ment réfé­rence à l’Asie, mais l’observation est de por­tée géné­rale, avec certes quelques excep­tions, pour les par­ti­ci­pants au sys­tème glo­bal diri­gé par les États-Unis. Il était bien clair que les « slo­gans idéa­listes » devaient être mobi­li­sés pour par­ler des autres, la classe intel­lec­tuelle devaient là les promouvoir.

Les plans que Ken­nan a contri­bué à for­mu­ler et à mettre en œuvre consi­dé­rait évident que les États-Unis contrô­laient l’hémisphère occi­den­tal, l’Extrême-Orient, l’ancien empire bri­tan­nique (incluant les incom­pa­rables res­sources éner­gé­tiques du Moyen-Orient), la plus grande par­tie pos­sible de l’Eurasie, par­ti­cu­liè­re­ment ses pôles com­mer­ciaux et indus­triels. Ce n’était pas des objec­tifs irréa­listes, vu le rap­port de force. Mais le déclin com­men­çait déjà.

En 1949 la Chine a décla­ré son indé­pen­dance, un évé­ne­ment connu dans le dis­cours occi­den­tal comme « la perte de la Chine » – aux États-Unis il y a eu d’amères récri­mi­na­tions et des que­relles à pro­pos des res­pon­sa­bi­li­tés quant à cette perte. La ter­mi­no­lo­gie est révé­la­trice. On ne peut perdre que ce que l’on pos­sède. Le pré­sup­po­sé tacite était que les États-Unis pos­sé­daient la Chine, de droit, comme la plu­part des autres pays du monde, tout à fait comme les pla­ni­fi­ca­teurs de l’après-guerre l’avaient considéré.

La « perte de la Chine » fut le pre­mier pas vers le « déclin des États-Unis ». Il y a eu des consé­quences poli­tiques majeures. L’une d’entre elles ce fut la déci­sion de sou­te­nir l’effort de la France pour recon­qué­rir son ancienne colo­nie indo­chi­noise, de façon à ce qu’elle ne soit pas, elle aus­si, « per­due ».

L’Indochine elle-même n’était pas très impor­tante, mal­gré les affir­ma­tions d’Eisenhower, ou d’autres, qui par­laient de ses riches res­sources. La véri­table rai­son c’était la « théo­rie des domi­nos », dont on se moque sou­vent lorsque les domi­nos ne tombent pas, mais qui reste un prin­cipe poli­tique de base parce qu’il est assez ration­nel. Pour adop­ter la ver­sion d’Henry Kis­sin­ger, une région qui tombe hors de tout contrôle peut deve­nir un « virus » qui va « semer la conta­gion », incluant de nou­veaux élé­ments qui sui­vraient le même chemin.

Dans le cas du Viet­nam, l’inquiétude était que le virus du déve­lop­pe­ment indé­pen­dant n’infecte l’Indonésie, qui elle détient effec­ti­ve­ment de riches res­sources. Et cela pour­rait conduire le Japon – le super­do­mi­no comme l’appelait l’historien de l’Asie John Dower – à s’accommoder d’une Asie indé­pen­dante dans la mesure où il serait son centre tech­no­lo­gique et indus­triel dans un sys­tème qui échap­pe­rait au contrôle états-unien. Cela signi­fie­rait effec­ti­ve­ment que les États-Unis auraient per­du la Guerre du Paci­fique, laquelle avait pré­ci­sé­ment pour but d’établir un nou­vel ordre en Asie.

La façon de gérer un tel pro­blème est claire : détruire le virus et « ino­cu­ler » ceux qui pour­raient être infec­tés. Dans le cas du Viet­nam, le choix ration­nel était de détruire tout espoir de déve­lop­pe­ment indé­pen­dant réus­si et d’imposer des dic­ta­tures bru­tales dans les régions voi­sines. Ces objec­tifs ont bien été atteints – bien que, l’histoire jouant par­fois des tours, quelque chose de simi­laire à ce qui était redou­té s’est depuis lors déve­lop­pé en Asie orien­tale, à la conster­na­tion des États-Unis.

La plus impor­tante vic­toire des guerre d’Indochine s’est pro­duite en 1965 avec un coup d’État sou­te­nu par les États-Unis, conduit par le géné­ral Suhar­to, pro­vo­quant des crimes en masse com­pa­rés par la CIA à ceux d’Hitler, de Sta­line et de Mao. Le « stu­pé­fiant mas­sacre », comme le New York Times l’a décrit, avait été rap­por­té avec trans­pa­rence par les médias domi­nants, avec une eupho­rie non dissimulée.

Il s’agissait d’« un rayon de lumière en Asie », comme écri­vait dans le New York Times le fameux com­men­ta­teur libé­ral James Res­ton. Le coup avait mis fin à la menace démo­cra­tique en détrui­sant le par­ti poli­tique des masses pauvres ; s’était alors ins­tal­lée une des pires dic­ta­tures du monde en termes de droits humains qui a livré les richesses du pays aux inves­tis­seurs occi­den­taux. Après bien d’autres hor­reurs, comme l’invasion qua­si géno­ci­daire du Timor orien­tal, on n’attacha guère d’importance au fait que Suhar­to fût accueilli par le gou­ver­ne­ment Clin­ton en 1995 comme « un gars qu’on aime bien ».

Des années après les grands évé­ne­ments de 1965, Mc George Bun­dy, conseiller de Ken­ne­dy et de John­son, consi­dé­rait qu’il aurait été judi­cieux d’arrêter la guerre du Viet­nam à ce moment-là, le « virus » étant qua­si­ment détruit et le pre­mier domi­no soli­de­ment tenu, ren­for­cé par des dic­ta­tures sou­te­nues par les États-Unis dans toute la région.

Des pro­cé­dures équi­va­lentes ont été appli­quées de façon rou­ti­nière ailleurs. Kis­sin­ger a fait spé­ci­fi­que­ment réfé­rence à la menace repré­sen­tée par la démo­cra­tie socia­liste du Chi­li. Cette menace a été éli­mi­née à une date éga­le­ment tom­bée dans l’oubli, que les Lati­no-Amé­ri­cains appellent « le pre­mier 11 sep­tembre », lequel dépasse de loin, en termes de vio­lence et de des­truc­tion, le 11 sep­tembre com­mé­mo­ré en Occi­dent. Une ter­rible dic­ta­ture a été impo­sée au Chi­li, comme par­tie de la vague répres­sive qui a tou­ché toute l’Amérique latine et qui est arri­vée en Amé­rique cen­trale sous Rea­gan. Des virus ont pro­vo­qué beau­coup de pré­oc­cu­pa­tion ailleurs, comme au Moyen-Orient, où la menace du natio­na­lisme laïc inquié­tait les pla­ni­fi­ca­teurs bri­tan­niques et états-uniens, ce qui les avaient conduits à sou­te­nir le fon­da­men­ta­lisme isla­mique pour y faire face.

La concen­tra­tion de la richesse et le déclin états-unien

Mal­gré de telles vic­toires, le déclin états-unien s’est pour­sui­vi. Vers 1970, la part des États-Unis dans la richesse mon­diale était des­cen­due à 25%, à peu près le même pour­cen­tage qu’à l’heure actuelle, encore énorme mais bien plus faible que le chiffre de la fin de la Deuxième Guerre mon­diale. Le monde indus­tria­li­sé était alors tri­po­laire : L’Amérique du Nord, avec le pilier états-unien, l’Europe avec le pilier alle­mand, et l’Asie orien­tale, déjà la région la plus dyna­mique indus­triel­le­ment, alors orga­ni­sée autour du Japon, alors qu’aujourd’hui elle inclut les anciennes colo­nies japo­naises, Taï­wan, la Corée du Sud et, der­nière venue, la Chine.

À peu près à cette époque, le déclin états-unien est entré dans une nou­velle phase : le déclin déli­bé­ré auto-infli­gé. À par­tir des années 1970 il y a eu un chan­ge­ment signi­fi­ca­tif dans l’économie états-unienne, lorsque les pla­ni­fi­ca­teurs, au ser­vice de l’État ou du pri­vé, ont choi­si l’option de la finan­cia­ri­sa­tion et de la pro­duc­tion délo­ca­li­sée. Ces déci­sions ont don­né nais­sance à un cercle vicieux dans lequel la richesse était hau­te­ment concen­trée (spé­cia­le­ment par­mi les 0,1% les plus riches de la popu­la­tion), faci­li­tant la concen­tra­tion du pou­voir, et choi­sis­sant la légis­la­tion per­met­tant de mener le cycle à son terme : les poli­tiques fis­cales, la déré­gu­la­tion, les chan­ge­ments dans les règles de fonc­tion­ne­ment des grandes entre­prises, le tout offrant des gains énormes aux dirigeants.

Cepen­dant pour la majo­ri­té les reve­nus réels ont glo­ba­le­ment stag­né, et les gens ne s’en sor­taient qu’en tra­vaillant davan­tage (bien plus qu’en Europe), une dette insou­te­nable, et des bulles finan­cières à répé­ti­tion depuis les années Rea­gan, créant ain­si une richesse de papier qui a inévi­ta­ble­ment dis­pa­ru dès que la bulle a écla­té (et les res­pon­sables ont été dédom­ma­gés par le contri­buable). En même temps, le sys­tème poli­tique a été encore plus défi­gu­ré parce que les deux par­tis sont encore plus sou­mis aux grandes entre­prises en rai­son du coût tou­jours plus éle­vé des élec­tions – pour les répu­bli­cains ça atteint un niveau comique, les démo­crates (aujourd’hui il s’agit des anciens « répu­bli­cains modé­rés ») à peine un peu différents.

Une étude récente publiée par l’Economic Poli­cy Ins­ti­tute, qui a été la prin­ci­pale réfé­rence sur ces ques­tions pen­dant des années, a été titrée « Fai­lure by Desi­gn » (« Le Pro­jet de l’échec » ou « Échec déli­bé­ré » ou « La Concep­tion d’un échec »). L’expression « by desi­gn » est bien choi­sie. D’autres choix étaient cer­tai­ne­ment pos­sibles. Et comme l’étude le signale l’« échec » a une dimen­sion de classe. Il n’y a pas d’échec pour les concep­teurs. Loin s’en faut. Ces poli­tiques sont plu­tôt un échec pour la grande majo­ri­té – les 99% de l’imagerie du mou­ve­ment Occu­py – et pour le pays, qui a pour­sui­vi son déclin et qui pour­sui­vra son déclin avec de telles politiques.

L’un des fac­teurs c’est la délo­ca­li­sa­tion de la pro­duc­tion. Comme l’exemple du pan­neau solaire dont je parle plus haut l’illustre la capa­ci­té de pro­duc­tion offre la base et la sti­mu­la­tion pour l’innovation et cela conduit à des niveaux supé­rieurs de sophis­ti­ca­tion dans la pro­duc­tion, dans la concep­tion, dans l’invention. Cela aus­si est délo­ca­li­sé, ce qui n’est pas un pro­blème pour les man­da­rins de la finance qui de plus en plus prennent les déci­sions poli­tiques, mais un pro­blème sérieux pour les tra­vailleurs et pour les classes moyennes, et un vrai désastre pour les plus oppri­més, la com­mu­nau­té noire des États-Unis, qui n’a jamais échap­pé à l’héritage de l’esclavage et de ses ter­ribles len­de­mains, et dont les maigres reve­nus ont qua­si­ment dis­pa­ru après l’éclatement de la bulle spé­cu­la­tive sur l’immobilier en 2008, ini­tiant la der­nière des crises finan­cières, la pire, jusqu’à maintenant.

2ème par­tie : Le déclin états-unien en perspective

Pen­dant les années du déclin déli­bé­ré et auto-infli­gé chez nous, les « pertes » ont conti­nué ailleurs. Ces dix der­nières années, pour la pre­mière fois en 500 ans, l’Amérique du Sud a com­men­cé à se libé­rer de la domi­na­tion occi­den­tale, une autre perte signi­fi­ca­tive. La région a ini­tié son inté­gra­tion et a com­men­cé à régler quelques uns des ter­ribles pro­blèmes de ces socié­tés diri­gées par des élites euro­péa­ni­sées, de minus­cules îlots de richesse extrême dans une mer de misère. Ils se sont aus­si libé­rés de toutes les bases états-uniennes et du contrôle du FMI. Une nou­velle orga­ni­sa­tion, la Com­mu­nau­té des États lati­no-amé­ri­cains et cari­béens (CELAC), réunit tous les pays de l’hémisphère, excep­tés les États-Unis et le Cana­da. Si la CELAC arrive à s’imposer, ce sera un nou­veau signe du déclin états-unien, cette fois dans la région qui a tou­jours été consi­dé­rée comme l’« arrière-cour ».

La perte des pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord serait un signe encore plus inquié­tant, ils ont tou­jours été consi­dé­rés par les pla­ni­fi­ca­teurs comme « une extra­or­di­naire source de pou­voir stra­té­gique, et l’une des plus grandes réserves de richesses maté­rielles de l’histoire de l’humanité ». Le contrôle des res­sources éner­gé­tiques de ces pays implique « un sub­stan­tiel contrôle du monde », selon les termes du conseiller de Roo­se­velt Adolf A. Berle.

Au demeu­rant si se réa­li­saient les pré­vi­sions d’un siècle d’indépendance éner­gé­tique pour les États-Unis grâce aux res­sources éner­gé­tiques d’Amérique du Nord, le contrôle du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord serait moins impor­tant, mais c’est rela­tif : l’objectif prin­ci­pal a tou­jours été le contrôle et non l’accès direct. Cepen­dant les consé­quences pro­bables pour l’équilibre de la pla­nète sont si désas­treuses que tout débat relève de l’exercice académique.

Le Prin­temps arabe, autre évé­ne­ment his­to­ri­que­ment impor­tant, peut repré­sen­ter au moins une « perte » par­tielle dans la région. Les États-Unis et leurs alliés ont tout fait pour empê­cher que cela ne se pro­duise – jusque là avec une réus­site remar­quable. Leur réac­tion vis-à-vis des sou­lè­ve­ments popu­laires était conforme au scé­na­rio habi­tuel : sou­te­nir les forces les plus favo­rables à l’influence et au contrôle états-unien.

Les dic­ta­teurs pré­fé­rés sont sou­te­nus tant qu’ils peuvent main­te­nir le contrôle (comme dans les grands pays pétro­liers). Lorsque cela n’est plus pos­sible, écar­tez-les et essayez de res­tau­rer l’ancien régime autant que pos­sible (comme en Tuni­sie et en Égypte). Le sché­ma géné­ral est fami­lier : Somo­za, Mar­cos, Duva­lier, Mobu­tu, Suhar­to, et tant d’autres. Dans un cas, la Libye, les trois pou­voirs impé­riaux tra­di­tion­nels sont inter­ve­nus par la force pour par­ti­ci­per à une rébel­lion pour ren­ver­ser un dic­ta­teur impré­vi­sible et insou­mis. Ils espèrent ain­si obte­nir un contrôle plus direct des richesses de la Libye (prio­ri­tai­re­ment le pétrole, mais aus­si l’eau, très impor­tante pour les grandes entre­prises fran­çaises), envi­sa­ger l’installation d’une base pour l’Africa Com­mand de l’armée états-unienne (aujourd’hui contraint d’agir depuis l’Allemagne) et contre­car­rer la crois­sante péné­tra­tion chi­noise. Ain­si vont les choses, guère de surprises.

Ce qui est déci­sif c’est de réduire la menace d’une démo­cra­tie fonc­tion­nelle, qui ver­rait l’opinion publique peser de façon signi­fi­ca­tive sur la poli­tique. Cela encore une fois relève de la rou­tine, et c’est bien com­pré­hen­sible. Si on regarde les études de l’opinion publique faites par des ins­ti­tuts de son­dages états-uniens dans les pays arabes on com­prend pour­quoi l’Occident redoute une démo­cra­tie authen­tique, dans laquelle l’opinion pèse­rait de façon signi­fi­ca­tive sur la politique.

Israël et le par­ti républicain

Des consi­dé­ra­tions simi­laires mènent direc­te­ment à la deuxième grande inquié­tude abor­dée par le numé­ro de Forei­gn Affairs que je cite dans la pre­mière par­tie de cet essai : le conflit israé­lo-pales­ti­nien. La peur de la démo­cra­tie pour­rait dif­fi­ci­le­ment être plus visible que dans ce cas. En jan­vier 2006, une élec­tion a eu lieu en Pales­tine, consi­dé­rée hon­nête et équi­li­brée par les obser­va­teurs inter­na­tio­naux. La réac­tion ins­tan­ta­née des États-Unis (et d’Israël bien sûr), et l’Europe sui­vant poli­ment, a été de punir sévè­re­ment les Pales­ti­niens parce qu’ils avaient voté de la mau­vaise façon.

Ce n’est pas nou­veau. C’est assez conforme au prin­cipe géné­ral et habi­tuel, admis par la recherche uni­ver­si­taire : les États-Unis sou­tiennent la démo­cra­tie si, et seule­ment si, les résul­tats sont en accord avec leurs objec­tifs stra­té­giques et éco­no­miques, la triste conclu­sion du néo-rea­ga­nien Tho­mas Caro­thers, l’universtaire le plus res­pec­té et le plus pru­dent, spé­cia­li­sé dans l’analyse des ini­tia­tives de « pro­mo­tion de la démo­cra­tie ».

De façon plus géné­rale, sur la ques­tion israé­lo-pales­ti­nienne les États-Unis se trouvent depuis 35 ans à la tête du camp du refus, fai­sant obs­tacle au déga­ge­ment d’un consen­sus inter­na­tio­nal qui per­met­trait un accord poli­tique sur des bases trop bien connues pour qu’on les rap­pelle. L’antienne occi­den­tale c’est qu’Israël veut des négo­cia­tions sans condi­tion, alors que les Pales­ti­niens refusent. C’est plu­tôt le contraire qui est vrai. Les États-Unis et Israël demandent des condi­tions très strictes, qui sont en plus des­ti­nées à garan­tir que les négo­cia­tions condui­ront soit à la capi­tu­la­tion des Pales­ti­niens sur les ques­tions clés soit nulle part.

La pre­mière pré­con­di­tion c’est que les négo­cia­tions soient super­vi­sées par Washing­ton, ce qui a autant de sens que de deman­der que l’Iran super­vise la négo­cia­tion pour le conflit entre les sun­nites et les chiites en Irak. Des négo­cia­tions sérieuses devraient se dérou­ler sous les aus­pices d’un par­ti neutre, de pré­fé­rence dis­po­sant d’un cer­tain res­pect inter­na­tio­nal, le Bré­sil peut-être. Les négo­cia­teurs devraient cher­cher à régler les conflits entre les deux anta­go­nistes : les États-Unis et Israël d’un côté, le reste du monde ou presque de l’autre côté.

La deuxième pré­con­di­tion c’est qu’Israël doit être libre d’étendre ses colo­nies en Cis­jor­da­nie. En théo­rie les États-Unis s’opposent à ces actions, mais ils le font avec une légère tape sur l’épaule, tout en conti­nuant de four­nir un sou­tien éco­no­mique, diplo­ma­tique et mili­taire. Lorsque les États-Unis ont quelques objec­tions limi­tées, ils peuvent très faci­le­ment faire pré­va­loir leur point de vue, comme dans le cas du pro­jet E1 qui relie le Grand Jéru­sa­lem à la ville de Ma’aleh Adu­mim, divi­sant lit­té­ra­le­ment la Cis­jor­da­nie, une grande prio­ri­té, consen­suelle par­mi les pla­ni­fi­ca­teurs israé­liens, mais qui pro­voque quelques objec­tions à Washing­ton. Donc Israël a dû recou­rir à des moyens obs­curs pour faire avan­cer par­tiel­le­ment le projet.

La pré­ten­due oppo­si­tion états-unienne s’est trans­for­mée en véri­table farce en février pas­sé lorsque Oba­ma a oppo­sé son veto à une réso­lu­tion du Conseil de sécu­ri­té de l’ONU qui deman­dait que soit défen­du ce qui cor­res­pond pour­tant à la posi­tion offi­cielle des États-Unis (ajou­tant en plus que les colo­nies sont illé­gales, en dehors de toute expan­sion, obser­va­tion indis­cu­table). Depuis lors on a peu par­lé de mettre un terme à l’expansion des colo­nies, laquelle se pour­suit donc, avec des pro­vo­ca­tions bien calculées.

Ain­si, alors que les repré­sen­tants pales­ti­niens et israé­liens se pré­pa­raient à se ren­con­trer en Jor­da­nie en jan­vier 2011, Israël a annon­cé de nou­velles construc­tions à Pis­gat Ze’ev et à Har Homa, des par­ties de la Cis­jor­da­nie qui ont été décla­rées comme appar­te­nant à l’immense région de Jéru­sa­lem, annexée, colo­ni­sée, et construite en tant que capi­tale d’Israël, tout cela en vio­la­tion d’ordres directs du Conseil de sécu­ri­té. D’autres construc­tions font avan­cer le plan visant à sépa­rer d’une part le centre poli­tique, cultu­rel et com­mer­cial des Pales­ti­niens dans l’ancienne Jéru­sa­lem et d’autre part la par­tie de la Cis­jor­da­nie qui sera lais­sée à l’administration palestinienne.

Il est com­pré­hen­sible que les droits des Pales­ti­niens soient mar­gi­na­li­sés dans le dis­cours et dans la poli­tique des États-Unis. Les Pales­ti­niens n’ont ni pou­voir ni richesse. Ils n’offrent qua­si­ment rien d’intéressant pour les plans des États-Unis ; en fait ils ont une valeur néga­tive, ils repré­sentent une nui­sance qui fait bou­ger « la rue arabe ».

Israël par contre est un allié de valeur. C’est une socié­té riche avec une indus­trie high-tech sophis­ti­quée et lar­ge­ment mili­ta­ri­sée. Pen­dant des décen­nies Israël a été un impor­tant allié mili­taire et stra­té­gique, par­ti­cu­liè­re­ment depuis 1967, quand ce pays a ren­du un grand ser­vice aux États-Unis et à leur allié saou­dien en détrui­sant le « virus » nas­sé­rien, éta­blis­sant une « rela­tion spé­ciale » avec Washing­ton sur des bases qui ont duré jusqu’à nos jours. Israël est aus­si deve­nu un haut lieu de l’investissement états-unien dans l’industrie de pointe. En fait les indus­tries de pointe dans les deux pays sont com­plè­te­ment entre­mê­lées, notam­ment dans les indus­tries militaires.

En dehors de ces consi­dé­ra­tion élé­men­taires sur ces grands pou­voirs poli­tiques, il existe des fac­teurs cultu­rels qui ne devraient pas être igno­rés. Le sio­nisme chré­tien en Grande-Bre­tagne et aux États-Unis a pré­cé­dé de loin le sio­nisme juif, et c’était un phé­no­mène assez impor­tant dans les élites, qui a eu de claires impli­ca­tions poli­tiques (comme la Décla­ra­tion Bal­four, qui en est le résul­tat). Lorsque le géné­ral Allen­by a conquis Jéru­sa­lem lors de la Pre­mière Guerre mon­diale, il a été salué dans la presse états-unienne comme un Richard Cœur de Lion qui avait enfin rem­por­té sa croi­sade et chas­sé les païens de la Terre sainte.

L’étape sui­vante a été pour le Peuple élu de retour­ner à la Terre qui lui a été pro­mise par le Sei­gneur. Expri­mant un point de vue assez com­mun dans l’élite, le secré­taire à l’intérieur du Pré­sident Frank­lin Roo­se­velt Harold Ickes décri­vait la colo­ni­sa­tion juive de la Pales­tine comme une réus­site « sans com­pa­rai­son dans l’histoire de l’humanité ». Ces points de vue sont faci­le­ment com­pré­hen­sibles dans le cadre des doc­trines pro­vi­den­tia­listes qui ont mar­qué la culture popu­laire et la culture de l’élite depuis les ori­gines du pays : la croyance selon laquelle Dieu a un pro­jet pour le monde et ce sont les États-Unis qui en conduisent la réa­li­sa­tion, sous orien­ta­tion divine, cela a été expri­mé par de nom­breux dirigeants.

De plus, le chris­tia­nisme évan­gé­liste est une grande force popu­laire aux États-Unis. À l’extrême le chris­tia­nisme évan­gé­liste de la fin des temps est éga­le­ment très popu­laire, revi­vi­fié par l’établissement d’Israël en 1948, revi­vi­fié encore davan­tage lors de la conquête du reste de la Pales­tine en 1967 – autant de signes que la fin des temps et la seconde venue de Jésus Christ sont proches.

Ces forces ont pris une impor­tance signi­fi­ca­tive depuis les années Rea­gan, lorsque les répu­bli­cains ont ces­sé de pré­tendre être un par­ti poli­tique au sens tra­di­tion­nel, se murant dans une inflexible uni­for­mi­té pour se consa­crer à la défense des super-riches et des grandes entre­prises. Cepen­dant cette petite par­tie de la socié­té qui est si choyée par le par­ti recons­truit ne peut pas four­nir de suf­frages, il faut donc s’adresser ailleurs.

Le seul choix est de mobi­li­ser des ten­dances qui ont tou­jours été pré­sentes, bien que rare­ment comme force poli­tique orga­ni­sée : d’abord les nati­vistes qui tremblent de peur et de haine, et les élé­ments reli­gieux, qui sont des extré­mistes selon les cri­tères inter­na­tio­naux, mais non aux États-Unis. L’un des résul­tats c’est la croyance aveugle aux sup­po­sées pro­phé­ties bibliques, et donc non seule­ment le sou­tien à Israël, à ses conquêtes et à son expan­sion, mais un amour pas­sion­né pour Israël, un autre point impor­tant du caté­chisme qui doit être réci­té par les can­di­dats répu­bli­cains – et les démo­crates ne sont pas si différents.

Cela mis à part, on ne devrait pas oublier que l’ « Anglo­sphère » – la Grande-Bre­tagne et ses colo­nies – est consti­tuée de socié­tés de peu­ple­ment colo­nial, qui se sont éle­vées sur les cendres de popu­la­tions indi­gènes, vain­cues ou presque exter­mi­nées. Les pra­tiques du pas­sé devaient être cor­rectes, dans le cas des États-Unis il s’agissait d’un ordre de la divine Pro­vi­dence. Logi­que­ment il y a donc sou­vent une sym­pa­thie intui­tive pour les enfants d’Israël lorsqu’ils suivent une voie simi­laire. Mais ce sont les inté­rêts géos­tra­té­giques et éco­no­miques qui pré­valent, et la poli­tique n’est pas gra­vée dans le marbre.

La « menace » ira­nienne et la ques­tion nucléaire

Tour­nons-nous fina­le­ment vers le troi­sième sujet abor­dé par les pério­diques cités plus haut, la « menace ira­nienne ». Par­mi les élites et dans la classe poli­tique on consi­dère géné­ra­le­ment que c’est la prin­ci­pale menace pour l’ordre mon­dial – mais ce n’est pas ce que pense le reste de la popu­la­tion. En Europe, les son­dages montrent qu’Israël est consi­dé­rée comme la prin­ci­pale menace pour la paix. Dans les pays arabes, ce sta­tut est par­ta­gée avec les États-Unis, à tel point qu’en Égypte, à la veille du sou­lè­ve­ment de la place Tah­rir, 80% de la popu­la­tion pen­saient que la région serait plus sûre si l’Iran avait des armes nucléaires. Le même son­dage indi­quait que 10% à peine de la popu­la­tion consi­dé­raient l’Iran comme une menace – à la dif­fé­rence des dic­ta­teurs au pou­voir qui ont des pré­oc­cu­pa­tions bien à eux.

Aux États-Unis avant la mas­sive cam­pagne de pro­pa­gande de ces der­nières années la majo­ri­té de la popu­la­tion était d’accord avec le reste du monde pour dire que, en tant que signa­taire du Trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion nucléaire, l’Iran a le droit d’enrichir de l’uranium. Et y com­pris encore aujourd’hui une grande majo­ri­té est favo­rable à l’emploi de moyens paci­fiques dans la rela­tion avec l’Iran. Il existe même une forte oppo­si­tion à l’implication des États-Unis au cas ou l’Iran et Israël entre­raient en guerre. Un quart seule­ment de la popu­la­tion consi­dère que l’Iran est un sujet d’inquiétude pour les États-Unis. Mais il n’est pas rare qu’il existe une dif­fé­rence, sou­vent un abîme, entre l’opinion publique et les déci­sions politiques.

Pour­quoi l’Iran est-il consi­dé­ré comme une si ter­rible menace ? La ques­tion est rare­ment dis­cu­tée, mais il est facile de trou­ver une réponse sérieuse – mais pas dans les décla­ra­tions exal­tées, comme tou­jours. La réponse qui ferait le plus auto­ri­té est don­née par le penta­gone et par les ser­vices d’intelligence dans leurs régu­liers rap­ports au Congrès sur le thème de la sécu­ri­té mon­diale. Ils disent que l’Iran ne repré­sente pas une menace mili­taire. Ses dépenses mili­taires sont très faibles si on les com­pare à celles des pays de la région, et bien sûr minus­cules com­pa­rées à celles des États-Unis.

L’Iran n’a guère la capa­ci­té de déployer ses forces. Ses doc­trines stra­té­giques sont défen­sives, conçues pour conte­nir une inva­sion assez long­temps pour que la diplo­ma­tie entre en action. Si l’Iran devient capable de fabri­quer des armes nucléaires, disent-ils, cela ferait par­tie de sa stra­té­gie défen­sive. Aucun ana­lyste sérieux ne croit que les membres du cler­gé au pou­voir en Iran sou­haitent voir leur pays et leurs biens anéan­tis, la consé­quence immé­diate s’il s’avisait d’initier une guerre nucléaire. Et il n’est pas néces­saire d’énoncer les rai­sons pour les­quelles tout gou­ver­ne­ment ira­nien devrait avoir une poli­tique de dis­sua­sion, dans les cir­cons­tances actuelles.

Le régime repré­sente sans aucun doute une grave menace pour une bonne par­tie de sa propre popu­la­tion – et ce n’est hélas pas le seul dans ce cas. Mais la prin­ci­pale menace pour les États-Unis et pour Israël c’est que l’Iran pour­rait frei­ner leur libre usage de la vio­lence. Une autre menace est repré­sen­tée par le fait que les Ira­niens cherchent à étendre leur influence dans les pays voi­sins, l’Irak et l’Afghanistan, voire au-delà. Ces actes « illé­gi­times » sont appe­lés « désta­bi­li­sa­tion » (ou pis). Par contre l’imposition par la force de l’influence états-unienne sur la moi­tié du monde contri­bue à la « sta­bi­li­té » et à l’ordre, selon les tra­di­tion­nelles doc­trines sur la ques­tion de savoir à qui le monde appar­tient.

Il est logique d’essayer d’empêcher l’Iran de rejoindre les États nucléaires, dont les trois qui ont refu­sé de signer le Trai­té de non-pro­li­fé­ra­tion nucléaire – Israël, l’Inde et le Pakis­tan, tous les trois ont béné­fi­cié de l’assistance états-unienne pour déve­lop­per les armes nucléaires, assis­tance qui dure jusqu’à aujourd’hui. Il n’est pas impos­sible d’atteindre cet objec­tif par des moyens paci­fiques. Une approche qui jouit d’un sou­tien inter­na­tio­nal très majo­ri­taire, c’est de prendre des ini­tia­tives qui trans­for­me­raient peu à peu le Moyen-Orient en zone libre d’armes nucléaires, ce qui inclu­rait l’Iran et Israël (et s’appliquerait éga­le­ment aux forces états-uniennes déployées dans la région), et ce qui pour­rait s’étendre à l’Asie du sud.

Le sou­tien pour de telles ini­tia­tives est si fort que le gou­ver­ne­ment Oba­ma a été contraint de don­ner son accord for­mel, mais avec des réserves. La plus impor­tante c’est que le pro­gramme nucléaire ira­nien ne soit pas pla­cé sous les aus­pices de l’Agence inter­na­tio­nale de l’énergie ato­mique (AIEA) ; de plus aucun État (c’est-à-dire les État-Unis) ne devrait être sol­li­ci­té pour offrir des infor­ma­tions au sujet des « ins­tal­la­tions nucléaires israé­liennes et de leurs acti­vi­tés, incluant les infor­ma­tions rele­vant de trans­ferts anté­rieurs vers Israël ». Oba­ma accepte aus­si la posi­tion israé­lienne selon laquelle toute pro­po­si­tion sur ce point doit être condi­tion­née à un accord de paix glo­bal, que les État-Unis et Israël peuvent retar­der indéfiniment.

Ce son­dage est loin d’être exhaus­tif, inutile de dire. Il y a de nom­breux points qui ne sont même pas abor­dés, comme les chan­ge­ments dans la région Asie-Paci­fique. À l’énorme dis­po­si­tif mili­taire états-unien seront ajou­tées de nou­velles bases, notam­ment dans l’île coréenne de Jeju et dans le nord-ouest de l’Australie, il s’agit de la poli­tique d’« endi­gue­ment de la Chine ». Il y a aus­si la ques­tion de la base états-unienne d’Okinawa. La popu­la­tion de l’île s’oppose depuis des années à la pré­sence de la base et cela pro­voque régu­liè­re­ment des crises dans les rela­tions États-Unis-Japon-Okinawa.

Mon­trant à quel point les options fon­da­men­tales sont res­tées inchan­gées, les ana­lystes stra­té­giques états-uniens décrivent le résul­tat du pro­gramme mili­taire de la Chine comme « un clas­sique ’dilemme sécu­ri­taire’, lorsque les stra­té­gies natio­nales et les pro­grammes mili­taires, consi­dé­rés défen­sifs par leurs concep­teurs, sont per­çus comme mena­çants par d’autres », écrit Paul God­win du Forei­gn Poli­cy Research Ins­ti­tute. Le dilemme sécu­ri­taire se pose sur la ques­tion du contrôle des mers qui bordent la Chine. Les États-Unis consi­dèrent leur pro­gramme de contrôle de ces eaux comme « défen­sif », alors que la Chine le juge mena­çant ; ain­si la Chine consi­dère ses actions dans les régions voi­sines comme « défen­sives » alors que les États-Unis les consi­dèrent mena­çantes. Un tel débat n’est même pas ima­gi­nable à pro­pos des eaux qui bordent les États-Unis. Ce « clas­sique dilemme sécu­ri­taire » est logique, une fois encore, si on part du prin­cipe que les États-Unis ont le droit de contrô­ler presque le monde entier et si on consi­dère que la sécu­ri­té des États-Unis requiert un contrôle quasi-absolu.

Alors que les prin­cipes de la domi­na­tion impé­riale n’ont guère chan­gé, la capa­ci­té à les mettre en appli­ca­tion à net­te­ment bais­sé ; le pou­voir a été dis­tri­bué plus lar­ge­ment dans un monde qui se diver­si­fie. Il y a de nom­breuses consé­quences. Il est cepen­dant très impor­tant d’avoir pré­sent à l’esprit que – mal­heu­reu­se­ment – aucune n’élimine les deux nuages noirs qui couvrent toutes les consi­dé­ra­tions à pro­pos de l’ordre mon­dial : la guerre nucléaire et la catas­trophe envi­ron­ne­men­tale, les deux mena­çant lit­té­ra­le­ment la sur­vie de l’espèce.

Ces deux ter­ribles menaces sont bien pré­sentes et elles s’aggravent.

Noam Chom­sky

Le mer­cre­di 15 février 2012

Source ori­gi­nal : Ame­ri­can decline in perspective

Tra­duc­tion (Numan­cia Mar­ti­nez Pog­gi) et source en fran­çais : Le déclin états-unien en perspective