Conférence : Mexique, un pays, plusieurs pouvoirs ?

08.10 2015 /
19h30 Maison De l'Amérique Latine. Rue du collège 27, 1050 Bruxelles
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Confé­rence : Mexique, un pays, plu­sieurs pouvoirs ?

jeu­di 8 octobre à 19:30

Mai­son De l’A­mé­rique Latine

rue du col­lège 27, 1050 Bruxelles

Avec Luis Mar­ti­nez Andrade Socio­logue Mexi­cain et auteur du livre “Reli­gion sans rédemp­tion” parut aux édi­tions Van Die­ren en 2015.

Entrée gra­tuite.


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L’ex­trait ci-des­sous est la pré­face de Renan Vega Cantor.

Luis Martí­nez Andrade, Reli­gion sans rédemp­tion. Contra­dic­tions sociales et rêves éveillés en Amé­rique latine, éd. van Die­ren, 2015, 192 p., 20€.

L’ouvrage que vous tenez entre vos mains a été écrit par Luis Martí­nez Andrade, jeune socio­logue né au Mexique mais dont l’inspiration intel­lec­tuelle s’est nour­rie de la pen­sée cri­tique uni­ver­selle et de ce que notre Amé­rique a de plus abou­ti. Bien que jeune par l’âge et par sa pas­sion, par la force et l’esprit polé­mique qui animent son style et son écri­ture, il fait preuve d’une grande matu­ri­té par son extrême rigueur et son sérieux intel­lec­tuel, comme le montre cha­cun des essais réunis ici. Comme l’auteur l’affirme lui-même, ce livre est né de la rage et de l’espoir : la rage que pro­voquent l’injustice, l’exploitation et l’inégalité qui carac­té­risent le monde d’aujourd’hui et plus par­ti­cu­liè­re­ment notre conti­nent, et l’espoir, qui s’enrichit de l’esprit des « rêves éveillés » autour duquel s’articule le Prin­cipe Espé­rance, œuvre phare du pen­seur mar­xiste Ernst Bloch. Cet espoir est indis­pen­sable pour ne pas tom­ber dans le défai­tisme et le scep­ti­cisme. Il ali­mente éga­le­ment les reven­di­ca­tions de la lutte que livrent les vain­cus d’aujourd’hui et de tou­jours dans le but d’établir un ordre social qui puisse aller au-delà du capi­ta­lisme bien réel, un capi­ta­lisme carac­té­ri­sé en outre sur notre conti­nent par la dépen­dance néocoloniale.

La force de pen­sée de Luis Martí­nez a déjà été saluée dans divers pays de notre Amé­rique, aus­si bien par la publi­ca­tion dans plu­sieurs pays de ses articles et essais que par la recon­nais­sance intel­lec­tuelle qu’il a méri­tée. Il convient de sou­li­gner qu’il a obte­nu le Pre­mier Prix de la sixième édi­tion du concours « Pen­sar a Contra­cor­riente », décer­né par l’Instituto Cuba­no del Libro, pour son essai « El cen­tro comer­cial como figu­ra para­digmá­ti­ca del dis­cur­so neo­co­lo­nial » (Le centre com­mer­cial comme figure para­dig­ma­tique du dis­cours néo­co­lo­nial), qui consti­tue le deuxième cha­pitre de ce livre. Nous avons ici à faire à un écri­vain expé­ri­men­té mal­gré son jeune âge, et por­té par la flamme de sa tâche intel­lec­tuelle et théorique.

Les essais qui com­posent ce livre ne sont en appa­rence unis par aucun lien thé­ma­tique. Néan­moins, on se rend compte avec un peu d’attention de la pré­sence de cer­tains fils conduc­teurs essen­tiels, dont nous par­le­rons briè­ve­ment ci-après.

Cri­tique de la colo­nia­li­té du pou­voir, du capi­ta­lisme et de l’eurocentrisme

L’auteur nour­rit son ana­lyse de dif­fé­rentes lit­té­ra­tures, mais sur­tout de celle liée au sys­tème-monde capi­ta­liste et de cer­tains écrits post­co­lo­niaux qui sont appa­rus dans notre Amé­rique ces der­nières années. De cette façon, il pro­pose une étude de ce conti­nent fon­dée sur la thèse selon laquelle le colo­nia­lisme qui s’est impo­sé sur ces terres avec ce qu’on a nom­mé à tort la « décou­verte de l’Amérique » par les Espa­gnols est res­té intact durant ces cinq der­niers siècles, mal­gré l’indépendance du XIXe siècle sur laquelle on a tant glosé.

La conquête san­glante de 1492 a éta­bli des formes de subor­di­na­tion, de domi­na­tion et d’exploitation qui, dans le fond, et mal­gré quelques chan­ge­ments mineurs, sont demeu­rées inchan­gées. Par­mi ces aspects, l’auteur met en évi­dence l’eurocentrisme, et notre sta­tut de « péri­phé­rie du capi­ta­lisme » – four­nis­seuse de matières pre­mières dans une espèce de tra­gé­die dis­con­ti­nue et récem­ment ren­for­cée par la signa­ture des Accords de libre-échange avec les puis­sances capi­ta­listes hégé­mo­niques. L’étude aborde éga­le­ment l’implantation de la colo­nia­li­té du pou­voir ; par cette ex- pres­sion, emprun­tée prin­ci­pa­le­ment au pen­seur péru­vien Aní­bal Qui­ja­no, l’auteur fait réfé­rence à la dépen­dance his­to­ri­co-struc­tu­relle qui a mode­lé les socié­tés lati­no- amé­ri­caines depuis la conquête des Amé­riques et qui s’est fon­dée dès le début sur la subor­di­na­tion vio­lente et sym­bo­lique des indi­gènes à l’absolu uni­ver­sel de l’Occident.

Dans cette pers­pec­tive, l’auteur ana­lyse le pro­ces­sus d’exclusion qui a pré­si­dé à la for­ma­tion des États-nations suite à la rup­ture avec les métro­poles euro­péennes. Dans ces nou­veaux États, en effet, la majeure par­tie de la popu­la­tion a été mar­gi­na­li­sée et consi­dé­rée comme infé­rieure par les classes domi­nantes, qui se pré­ten­daient conti­nua­trices du legs euro­péen et se sont basées sur les mêmes pré­ju­gés d’une pré­ten­due supé­rio­ri­té raciale et cultu­relle. Cette atti­tude a tout sim­ple­ment mar­qué l’émergence du colo­nia­lisme interne, qui a rem­pla­cé le colo­nia­lisme des Euro­péens, mais a main­te­nu la même logique de ségré­ga­tion, de domi­na­tion, de racisme et d’exploitation contre les noirs, les indi­gènes et les métis, impo­sée en Amé­rique depuis la fin du XVe siècle.

Ain­si, à par­tir de la notion de « colo­nia­li­té du savoir », Martí­nez exa­mine les carac­té­ris­tiques de l’eurocentrisme qui a vu le jour à l’époque colo­niale, mais qui sub­siste encore à l’heure actuelle et s’exprime dans les milieux uni­ver­si­taires à tra­vers les sciences sociales, qui repro­duisent la dépen­dance et la domi­na­tion colo­niales tout en employant des lan­gages dif­fé­rents, voire des posi­tions épis­té­mo­lo­giques dif­fé­rentes. Pre­nant le contre-pied de cette pers­pec­tive euro­cen­trique, l’auteur de ce livre affirme qu’il est néces­saire de prô­ner une déco­lo­ni­sa­tion de ces sciences sociales pour aller au-delà des para­digmes épis­té­miques néo­co­lo­niaux, ce qui est indis­pen­sable au pro­ces­sus de libé­ra­tion des socié­tés lati­no-amé­ri­caines du far­deau colonial.

L’auteur se garde bien de tom­ber dans les réduc­tion­nismes propres à cer­tains cou­rants de la théo­rie de la dépen­dance qui ne fai­saient qu’exalter les formes de subor­di­na­tion colo­niale sans étu­dier les méca­nismes de lutte et de résis­tance des peuples. Il faut rele­ver que dès la consti­tu­tion du colo­nia­lisme, les peuples indi­gènes, et par la suite les Afri­cains réduits en escla­vage ain­si que les métis, livrèrent une lutte achar­née ; et cette lutte se pour­suit aujourd’hui encore dans diverses régions de notre continent.

Reven­di­ca­tion d’une ana­lyse de la reli­gion en tant que cri de révolte des pauvres contre l’exploitation

Comme l’indique le titre même du livre, la reli­gion tra­verse tout le livre, avec pour pré­misse de ne pas seule­ment la consi­dé­rer, ni de manière exclu­sive, comme l’opium du peuple (sans exclure bien enten­du, la pos­si­bi­li­té que la reli­gion sous son aspect domi­na­teur et oppres­sant conti­nue à jouer ce rôle), mais éga­le­ment comme un vec­teur de résis­tance, d’espoir, de lutte et de rédemp­tion. Pour cela, l’auteur se base sur les apports de Ernst Bloch, qui sont nour­ris et com­plé­tés ici par les contri­bu­tions d’Enrique Dus­sel, de Frei Bet­to, de Leo­nar­do Boff et d’Ernesto Car­de­nal. En s’appuyant sur Ernst Bloch, Martí­nez rap­pelle que, pour le pen­seur alle­mand, la reli­gion exprime un désir uto­pique de rédemp­tion et est, en même temps, ambi­va­lente, car « elle peut ren­for­cer idéo­lo­gi­que­ment et poli­ti­que­ment un sys­tème d’oppression » ou encore « faire office de dis­cours cri­tique de cette domi­na­tion ». C’est ce der­nier aspect que Martí­nez relève dans tous les cha­pitres de ce livre, étant don­né qu’il cherche à éta­blir les méca­nismes par les­quels, dans notre Amé­rique, la reli­gion en tant que « chris­tia­nisme des pauvres », pour reprendre la belle expres­sion de Michael Löwy, devient sub­ver­sive et s’oppose à dif­fé­rentes formes d’exploitation, de subor­di­na­tion et de dépen­dance. Vu de ce point de vue uto­pi­co-sub­ver­sif, le phé­no­mène reli­gieux devient clai­re­ment la pierre angu­laire de la lutte contre le capi­ta­lisme et l’impérialisme pré­sents sur notre conti­nent. Cette ten­dance a pu être obser­vée au cours de la seconde moi­tié du siècle avec l’émergence de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, qui a orien­té cer­taines actions et réflexions cri­tiques et révo­lu­tion­naires au Bré­sil et dans d’autres pays de notre Amérique.

En ce qui concerne cette autre façon de voir la reli­gion, Martí­nez reprend une cita­tion de Bloch dans laquelle il res­sort que la reli­gion ne doit pas être lue exclu­si­ve­ment comme étant l’opium du peuple, car « tout dépend des hommes et de la situa­tion dans laquelle on se trouve lorsqu’on prêche la parole de Dieu ». La pré­di­ca­tion de Tho­mas Munt­zer, par exemple, même si elle est sou­vent consi­dé­rée comme de la « ser­vi­tude céleste », ne ser­vait pas d’opium pour le peuple. « Si l’illumination pro­duite par la lan­terne des rêves dans le royaume des ombres est tou­jours fan­tas­ma­go­rique et tou­jours la même, elle dépend éga­le­ment de la déter­mi­na­tion concep­tuelle et de la déli­mi­ta­tion du réel ».

L’importance théo­rique, métho­do­lo­gique et poli­tique de cette approche de la reli­gion est par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante pour nous aujourd’hui si on consi­dère d’une part, l’émergence des luttes anti­ca­pi­ta­listes menées par des gens du peuple pro­fon­dé­ment croyants, et d’autre part, l’imposition de divers fon­da­men­ta­lismes, par­mi les­quels celui du mar­ché (néo­li­bé­ra­lisme). Pour ce qui est de cette der­nière ques­tion, il est vital que les nou­velles idoles de la mort, comme les appellent les théo­lo­giens de la libé­ra­tion, jettent le masque ! Ces idoles ren­forcent la domi­na­tion et l’exploitation, au nom de forces « objec­tives » et « incon­trô­lables » telles que le mar­ché (un euphé­misme de notre temps pour évi­ter de pro­non­cer le vrai nom de la « bête », le capi­ta­lisme), gui­dé par une pré­ten­due « main invi­sible », qui déter­mine qui sont les « bons » (les capi­ta­listes et leurs par­ti­sans, consi­dé­rés comme les vain­queurs cou­ron­nés de suc­cès) et qui sont les « méchants » du film (les pauvres et les exclus de la socié­té, consi­dé­rés comme inef­fi­caces, impro­duc­tifs, comme des ratés voués à l’échec, selon un scé­na­rio pré­éta­bli dans le style vul­gaire d’Hollywood).

Pour ce qui est du pre­mier aspect, on relève que, au milieu de l’abandon de la réflexion théo­rique et de la pros­tra­tion poli­tique d’une grande par­tie de ceux qui se pré­sen­taient comme révo­lu­tion­naires, ces croyants pauvres ont, adop­té le lan­gage du social-confor­misme et du défai­tisme poli­tique. Les mêmes consi­dèrent désor­mais le capi­ta­lisme comme indé­pas­sable. Au contraire, les théo­lo­giens de la libé­ra­tion, comme Leo­nar­do Boff, affirment avec une luci­di­té impressionnante :

Toute oppres­sion spé­ci­fique requiert éga­le­ment une libé­ra­tion spé­ci­fique. Cepen­dant, il ne faut pas perdre de vue l’oppression fon­da­men­tale, qui est socio-éco­no­mique. Les autres sont tou­jours des sur­dé­ter­mi­na­tions de cette oppres­sion de base. L’oppression socio-éco­no­mique ren­voie à la lutte des classes et, avec elle, les groupes expriment leur anta­go­nisme et leurs inté­rêts irré­con­ci­liables. La lutte de la femme, du Noir ou de l’Indien met en jeu des groupes qui ne sont pas anta­go­niques par nature […] L’ouvrier exploi­té dans notre sys­tème ne pour­ra jamais se récon­ci­lier avec le patron qui l’exploite. Cette oppres­sion socio-éco­no­mique accen­tue les autres types d’oppression, car les Noirs, les Indiens et les femmes sont davan­tage domi­nés lorsqu’ils sont exploi­tés et appauvris.

Nous avons repris cette cita­tion de Boff, rap­por­tée par Martí­nez dans ce livre, car nous pen­sons qu’elle éclaire l’importance de l’analyse des classes en Amé­rique latine. De même, montre-t-elle le sens pro­fond de l’analyse sociale réa­li­sée par la théo­lo­gie de la libé­ra­tion pour per­cer les méca­nismes d’exploitation qui entre­tiennent l’inégalité sur le conti­nent, où les pauvres sont de fer­vents croyants.

Le capi­ta­lisme en tant que rela­tion des­truc­trice des corps des tra­vailleurs et de la nature

On retrouve cette idée fon­da­men­tale à plu­sieurs moments de cette étude. Elle est tirée de l’analyse clas­sique et indé­pas­sable de la cri­tique de l’économie poli­tique de Karl Marx, dans laquelle sont mis à nu les méca­nismes cen­traux qui, dans la logique capi­ta­liste, détruisent la nature et anéan­tissent les êtres humains, y com­pris phy­si­que­ment. Concer­nant l’exploitation des tra­vailleurs, l’auteur reprend dans son ana­lyse la créa­tion de la notion de plus-value, uti­li­sant sans crainte ce terme aujourd’hui ban­ni par les ten­dances domi­nantes des sciences sociales et de l’économie dans les divers espaces de notre Amé­rique où se sont implan­tées les usines et les fabriques de la mort, où est pro­duite la plus-value que se sont appro­priée tant les capi­ta­listes du pays que les étran­gers, ce qui explique en grande par­tie l’accentuation des inéga­li­tés locales et mon­diales entre une poi­gnée de riches et un grand nombre de pauvres et d’indigents.

Concer­nant le corps, Luis Martí­nez se base sur des pré­misses très dif­fé­rentes de celles que l’on retrouve dans un cer­tain dis­cours post­mo­derne et dans des études cultu­relles, qui se penchent sur le corps, consom­ma­teur et sen­suel, de cer­tains sec­teurs de la petite bour­geoi­sie et non sur le corps outra­gé des tra­vailleurs. Par consé­quent, pour Martí­nez, il convient de par­tir du domaine de la pro­duc­tion, lieu de l’exploitation directe. C’est le cas des maqui­la­do­ras, qui aujourd’hui s’étendent comme une tache d’huile sur tout le continent :

Dans les maqui­la­do­ras, c’est dans la dou­leur, et par­fois même dans le sang, que l’on pro­duit les objets dis­cur­sifs du récit colo­nial que sont les soi- disant mar­chan­dises post­mo­dernes. La fabrique est un élé­ment fon­da­men­tal et « occulte » – tout comme l’est la valeur de la mar­chan­dise – des firmes inter­na­tio­nales […]. Der­rière les vitrines et les marques se trouve non seule­ment un pro­ces­sus d’objectivation du tra­vail mais aus­si une pra­tique his­to­rique de l’exploitation maté­rielle de la péri­phé­rie par le centre.

La reprise de l’analyse, dans les termes de la théo­rie de la valeur-tra­vail, du domaine de la pro­duc­tion, per­met à l’auteur de situer les condi­tions d’exploitation dans les­quels sont pro­duites les diverses mar­chan­dises qui sont ache­tées et ven­dues de par le monde. Dans ce domaine, les « centres com­mer­ciaux » jouent un rôle pré­do­mi­nant. Un cha­pitre spé­cial leur est d’ailleurs consa­cré. Ce cha­pitre reprend l’analyse de la cor­po­réi­té à par­tir d’un point de vue dif­fé­rent, répé­tons-le, de celui de l’habituelle logor­rhée du post­mo­der­nisme, qui exalte, de manière iso­lée, la ques­tion de la consom­ma­tion indi­vi­duelle, igno­rant le carac­tère cen­tral de la pro­duc­tion et de l’exploitation. Le Centre com­mer­cial est la cathé­drale de notre époque. Les mar­chan­dises y défilent brillant de mille feux, comme si elles étaient vivantes et comme si elles avaient atter­ri dans ces vitrines grâce au souffle divin, et non grâce au tra­vail de l’homme. Un tra­vail, qui plus est, tou­jours plus dégra­dé et plus occulte. Dans ces centres de consom­ma­tion, on a vou­lu effa­cer les dif­fé­rences de classe, d’où cette impres­sion carac­té­ris­tique d’asepsie, d’ordre et de dis­ci­pline. Mais en fin de compte, ce qui est repro­duit là-bas, c’est l’American way of life, mar­qué par l’esprit de classe et l’exclusion, qui trans­forme chaque centre com­mer­cial en un apar­theid à petite échelle, c’est-à-dire en « une forme spé­ci­fique de ségré­ga­tion qui repose sur des carac­té­ris­tiques soma- tiques, éco­no­miques et culturelles ».

En ce qui concerne la des­truc­tion de la nature, le second aspect néfaste du capi­ta­lisme, Luis Martí­nez parle des ori­gines struc­tu­relles de l’écocide qui est en marche. Pour cela, il se base, une fois de plus, direc­te­ment sur les théo­ries de Marx en y adjoi­gnant les idées de Bloch et les pers­pec­tives envi­ron­ne­men­tales de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, éma­nant prin­ci­pa­le­ment de Leo­nar­do Boff. De Marx, il reprend l’idée de base selon laquelle le capi­ta­lisme détruit la nature en rai­son de l’accroissement de son pro­ces­sus de mar­chan­di­sa­tion et selon laquelle l’art de sai­gner à blanc le tra­vailleur repré­sente éga­le­ment l’anéantissement des condi­tions de pro­duc­tion, autre­ment dit les milieux phy­siques et natu­rels. De Bloch, il reprend l’idée d’« huma­ni­sa­tion de la nature », que Marx avait déjà énon­cée dans les Manus­crits de 1844 et qui per­met de rompre avec cette fausse dicho­to­mie éco­ci­daire entre l’humanité et la nature, comme si nous ne fai­sions pas par­tie de cette nature et comme s’il n’y avait guère de limites natu­relles à l’action du capi­ta­lisme. C’est pour cela que Luis Martí­nez men­tionne en cours de route la com­plé­men­ta­ri­té et non l’antagonisme entre le Prin­cipe Espé­rance, défen­du par Ernst Bloch, et le Prin­cipe Res­pon­sa­bi­li­té, énon­cé par Hans Jonas – un cri­tique de Bloch – déjà pré­sent chez Leo­nar­do Boff dans sa pro­po­si­tion de créer une nou­velle bio-civi­li­sa­tion qui repo­se­rait sur cinq piliers : l’utilisation durable des res­sources natu­relles limi­tées ; la pri­mau­té de la valeur d’usage sur la valeur d’échange ; un contrôle démo­cra­tique exer­cé par le peuple et non diri­gé de manière tota­li­taire par le mar­ché ; un ethos fon­dé sur la res­pon­sa­bi­li­té uni­ver­selle, qui pré­co­ni­se­rait la soli­da­ri­té, la com­pas­sion, l’entraide ; et la spi­ri­tua­li­té « en tant qu’expression de la sin­gu­la­ri­té de l’Homme et non en tant que mono­pole des religions ».

L’ouverture d’esprit et la fer­me­té poli­tique d’un auteur se révèlent en grande par­tie dans les sources qui ins­pirent son tra­vail de recherche. Ain­si, dans le cas de Luis Martí­nez, les sources théo­riques sont diverses et mul­tiples : dif­fé­rentes ten­dances du mar­xisme (Anto­nio Gram­sci, Wal­ter Ben­ja­min, l’École de Franc­fort, Ernst Bloch, Michael Löwy), l’analyse du sys­tème-monde (Imma­nuel Wal­ler­stein), la phi­lo­so­phie de la libé­ra­tion (Enrique Dus­sel), le post-colo­nia­lisme (Aní­bal Qui­ja­no et Wal­ter Migno­lo), les études subal­ternes (Rana­hit Guha), la théo­lo­gie de la libé­ra­tion (Leo­nar­do Boff et Frei Bet­to) et bon nombre d’autres auteurs, que nous ne cite­rons pas mais que le lec­teur pour­ra retrou­ver dans la biblio­gra­phie très four­nie à la fin de cet ouvrage.

Natu­rel­le­ment, il ne suf­fit pas de réper­to­rier la diver­si­té des sources biblio­gra­phiques ; encore faut-il sou­li­gner la lec­ture per­son­nelle et cri­tique qu’en fait l’auteur. À ce sujet, dans les divers essais qu’il a rédi­gés ici, l’auteur pro­cède de la manière sui­vante. Tout d’abord, il reprend la pen­sée d’un auteur déter­mi­né (comme Ernst Bloch ou Sla­voj Žižek) le plus fidè­le­ment pos­sible. À par­tir de là, il envi­sage de nom­breux aspects liés non seule­ment aux idées de ce pen­seur mais aus­si aux consé­quences qui découlent de ce mode de réflexion et qui touchent d’autres aspects de la pen­sée et de la réa­li­té sociale de notre Amé­rique. Grâce à ce pro­cé­dé ana­ly­tique, l’auteur nous entraîne sur des che­mins inat­ten­dus et sur­pre­nants. C’est le cas lorsque, par exemple, après avoir ana­ly­sé cer­tains aspects fon­da­men­taux du Prin­cipe Espé­rance, il en recherche les traces dans l’œuvre du théo­lo­gien de la libé­ra­tion, Leo­nar­do Boff, qui affirme dans un texte tout en force et en convic­tion : « Je me refuse à accep­ter que les souf­frances de mil­lions d’esclaves, d’indigènes, de per­sonnes humi­liées et offen­sées de notre his­toire aient été vaines. Je crois plu­tôt que ces souf­frances ont favo­ri­sé une telle accu­mu­la­tion de force et une telle exi­gence de trans­for­ma­tion que, fina­le­ment, l’heure est venue. Dans le cas contraire, l’histoire serait absurde, et le cynisme des plus recom­man­dables ». C’est là que se rejoignent la mémoire his­to­rique de la lutte des pauvres et l’espoir d’un futur dif­fé­rent. En d’autres mots, c’est là que réap­pa­raît la force vitale de la pen­sée espé­rance d’Ernst Bloch. Néan­moins, celle-ci n’est plus ali­men­tée par l’Europe conser­va­trice que nous connais­sons aujourd’hui, mais par les pro­jets sociaux anti­ca­pi­ta­listes qui voient le jour dans divers endroits de notre Amérique.

L’ouverture d’esprit de notre auteur lui per­met de s’entretenir avec une grande par­tie des repré­sen­tants du post­mo­der­nisme, pour affron­ter de façon cri­tique les bana­li­tés post­mo­dernes sur la fin des pro­jets d’émancipation, le confor­misme de ce cou­rant, et en der­nier res­sort, son apo­lo­gie du capi­ta­lisme comme s’il s’agissait en réa­li­té de la fin de l’histoire. À ce sujet, il remet en ques­tion l’éclectisme du post­mo­der­nisme, qui réduit les diverses opi­nions sur la socié­té à des “para­mètres éthiques” », d’où on sup­pose l’acceptation de tout, car tout « peut se conce­voir comme une « expé­rience esthé­tique », depuis les meurtres d’enfants dans les rues du Bré­sil jusqu’aux agres­sions d’étrangers dans un métro de Bar­ce­lone, en pas­sant par l’aide huma­ni­taire propre à la phi­lo­so­phie ONGiste ou par l’écotourisme des « bonnes consciences euro­péennes ». Débat­tant du logos post­mo­derne, qu’il appa­rente à la culture New Age, Luis Martí­nez reven­dique l’importance de la rai­son, non pas du point de vue du bour­reau, mais d’un point de vue révo­lu­tion­naire et contes­ta­taire, dans la mesure où la rai­son s’articule autour d’un pro­jet de trans­for­ma­tion sociale dont nous avons tant besoin. Nous en avons besoin, en effet, pour sur­mon­ter la crise de civi­li­sa­tion et l’écocide, comme c’est le cas en ce moment dans le Golfe du Mexique, résul­tat d’une recherche pétro­lière insa­tiable, à laquelle nous a conduits le capi­ta­lisme et pour construire à la place une socié­té éman­ci­pée, libé­rée de l’exploitation et des diverses formes de domi­na­tion coloniale.

Renan Vega Cantor

Prix « Liber­ta­dor al Pen­sa­mien­to Crí­ti­co » 2007

Bogo­ta, 7 juin 2010 © édi­tions Van Dieren.