Cuba — USA : Ana Belén Montes, une citoyenne du monde

Par Miriam Montes Mock

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Résu­mé Latino-américain


Tra­duit par Mau­rice Lecomte

EN LIEN :

Ana Belén Mon­tés enta­me­ra sa sei­zième année de déten­tion et cette date coïn­cide avec la Jour­née Inter­na­tio­nale pour la Paix.

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Pour la libé­ra­tion d’A­na Belén Montes

Le 21 sep­tembre pro­chain, Ana Belén Mon­tés enta­me­ra sa sei­zième année de déten­tion et cette date coïn­cide avec la Jour­née Inter­na­tio­nale pour la Paix.

Etant don­né qu’à la mi-août, le pré­sident Oba­ma a décla­ré qu’il ne comp­tait ni libé­rer ni échan­ger Ana Belén Montes, nous lui écri­vons à l’occasion de cette Jour­née Internationale :

Mon­sieur le Pré­sident Obama

The White House

1600 Penn­syl­va­nia Ave­nue N.W.

Washing­ton DC 20500 (USA)

le 7 sep­tembre 2016

Mon­sieur le Président,

Le 21 sep­tembre pro­chain, le quin­zième anni­ver­saire de l’arrestation d’Ana Belén Montes coïn­ci­de­ra avec la jour­née Mon­diale de la Paix.

Heu­reuse coïn­ci­dence for­tuite car les deux évé­ne­ments sont inti­me­ment liés. Que serait en effet notre monde aujourd’hui, si Ana Belén Montes n’avait pas pré­sen­té aux pré­si­dents George W. Bush et Bill Clin­ton des rap­ports où elle affir­mait que Cuba n’était pas une menace pour la sécu­ri­té natio­nale des États-Unis ? Dans quelle folle aven­ture votre pays se serait-il lan­cé qui aurait pu embra­ser la planète ?

Au lieu de vous réjouir que votre pays ne se soit pas enga­gé dans une opé­ra­tion mili­taire, vous qui avez reçu le Prix Nobel de la Paix, le Dépar­te­ment d’État en votre nom, et en réponse à une lettre de Devin Nunes qui pré­side le Comi­té Spé­cial Per­ma­nent de l’Intelligence de la Chambre des Repré­sen­tants, a écrit le 19 août qu’Ana Belén Montes ne serait ni libé­rée ni échan­gée. Vous lui repro­chez dans cette lettre de ne pas avoir mani­fes­té de regrets pour son action d’espionnage. Mais com­ment pour­rait-elle regret­ter d’avoir évi­té un bain de sang à des popu­la­tions inno­centes, tant cubaines qu’étasuniennes, elle qui a obéi à sa conscience plu­tôt qu’à la loi des États-Unis ? Lorsque des che­mins divergent, il y a néces­si­té d’en choi­sir un et il n’en est qu’un ! Elle l’a expri­mé clai­re­ment lors de son pro­cès et ne renie rien de ses paroles.

Lors de la reprise des rela­tions diplo­ma­tiques entre les Etats-Unis et Cuba, le monde a res­pi­ré, et vos paroles à la Havane qui allaient vrai­ment dans le sens de celles pro­non­cées par Ana Belén Montes dans sa plai­doi­rie, étaient source d’espoir.

Cet espoir s’amenuise quand on voit que le chan­ge­ment tant atten­du n’avance que si peu, voire même recule comme lorsque votre gou­ver­ne­ment mani­feste l’intention de vou­loir sup­pri­mer à la fon­da­tion inter­re­li­gieuse IFCO son sta­tut d’organisme sans but lucra­tif. Même le gou­ver­ne­ment de George W. Bush ne s’y est pas ris­qué ! Les dona­teurs n’auraient ain­si plus droit à une réduc­tion de leurs impôts et cela mani­feste la volon­té de por­ter le coup de grâce à cette asso­cia­tion lar­ge­ment recon­nue et res­pec­tée des Pas­teurs pour la Paix qui depuis un quart de siècle orga­nise notam­ment, car son champ d’ac­tion est natio­na­le­ment et inter­na­tio­na­le­ment beau­coup plus large, des cara­vanes de l’amitié en soli­da­ri­té avec le peuple cubain et en oppo­si­tion avec le blo­cus. Cette fon­da­tion per­met aus­si à des étu­diants pauvres des États-Unis d’étudier la méde­cine à l’école lati­no-amé­ri­caine de méde­cine de Cuba.

Mon­sieur le Pré­sident, votre man­dat s’achève dans quelques mois, puis­siez-vous écou­ter votre conscience comme Ana Belén Montes a écou­té la sienne, et par­tir en ayant prou­vé au moins par un geste fort votre sin­cé­ri­té d’entretenir de bonnes rela­tions entre les Etats-Unis et Cuba. Agis­sez en huma­niste digne de votre prix Nobel de la Paix, libé­rez Ana Belén Montes !

Rece­vez, Mon­sieur le Pré­sident, l’expression de nos sen­ti­ments huma­nistes les plus sincères.

Jac­que­line Rous­sie — 64360 Monein (France)

Mau­rice Lecomte — 13007 Mar­seille (France)

À Cuba, on a bien rele­vé l’ absence de regrets du Pré­sident Oba­ma quant aux consé­quences inévi­ta­ble­ment géno­ci­daires du blo­cus, lequel n’est pour lui qu’une erreur poli­tique de cas­ting. Au japon il n’a pas pré­sen­té non plus les excuses des États-Unis rela­ti­ve­ment à Hiro­shi­ma où la mort est venue les 6 août 1945 à 8 heures 16 minutes 45 secondes non du ciel mais du lar­gage de Lit­tle Boy par l’Enola Gay, et à Naga­sa­ki le 9 août 1945 à 11 heures 2 minutes du lar­gage de Fat Man par Bocks­car sur injonc­tion du pré­sident Truman.

Ici se trou­vait une ville

Qui por­tait un nom

Détri­tus et cendres — amen-

En ont pris la place.

Ceux qui hier encore

Ici allaient et venaient

Y sont aujourd’hui –amen-

Cou­chés sous terre.

Que nul n’y touche

Pour que ce cadre désolé

Révèle ce que vous –amen-

Vous êtes fait à vous-mêmes.

« Ins­crip­tion sur un tas de détri­tus », 1945.

Aujourd’hui nous avons lar­ge­ment dépas­sé la capa­ci­té d’éteindre l’humanité pour atteindre le Rien, de reti­rer l’humanité de l’histoire du cos­mos. Nous nom­mons ce genre de posi­tion­ne­ment, duplicité.

Et voi­là que nous appre­nons que le Recou­vre­ment du Tré­sor Public des États-Unis en néga­tion du sta­tut d’organisme cari­ta­tif à but non lucra­tif de l’IFCO-Pasteurs pour la Paix impose sa Cara­vane huma­ni­taire annuelle pour Cuba !

Alors notre lettre fait le lien avec cette nou­velle répres­sion et nous deman­dons aus­si au Pré­sident Oba­ma de ne pas s’en prendre à la fon­da­tion IFCO-Pas­teurs pour la Paix.

Liber­té pour Ana Belén Montes mili­tante inter­na­tio­na­liste pour la Paix et refus du Blo­cus éten­du à la cara­vane huma­ni­taire pour Cuba des Pas­teurs pour la Paix. Ces com­bats sont le même. Puisse Oba­ma s’accorder avec lui-même !

En plus de notre lettre, nous joi­gnons un texte très émou­vant et dont nous par­ta­geons le conte­nu, écrit par Miriam, cou­sine ger­maine d’Ana. Il révèle la per­son­na­li­té atta­chante d’Ana.

Nous vous joi­gnons aus­si un article inter­view qui nous fait mieux connaitre qui sont les Pas­teurs pour la Paix, et leur pro­blème pré­sent, qui loin de n’être que le leur, est celui de la construc­tion et acti­va­tion de notre soli­da­ri­té de classe.

Bonne lec­ture et n’oubliez pas, si vous le sou­hai­tez, de signer la péti­tion ensou­tien d’IFCO – Pas­teurs pour la Paix.

Jac­que­line Rous­sie et Mau­rice Lecomte.

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Ana Belén Montes, une citoyenne du monde

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avec Ana Belén, sa cou­sine germaine

Lors des 8èmes Ren­contres Conti­nen­tales en Soli­da­ri­té avec Cuba, les 28 – 30 Juillet 2016, en Répu­blique Domi­ni­caine, a été faite la pré­sen­ta­tion d’Ana Belén Montes.

Il y a quelques années le lea­der paci­fiste indien Mahat­ma Gand­hi a dit : “Il existe une cour supé­rieure de jus­tice et c’est la cour de la conscience. Elle sur­passe toutes les autres juri­dic­tions”.

Ana Belén Montes a déci­dé d’o­béir à sa conscience plu­tôt que d’o­béir à la loi. Cette obéis­sance à sa conscience lui a valu une peine d’emprisonnement de 25 ans dans une pri­son de haute sécu­ri­té. De l’ex­té­rieur, le bâti­ment res­semble à un immense réser­voir de la cou­leur des tombes. Il est cein­tu­ré d’une piste de gazon, vert et sain, comme pour résis­ter à la sen­sa­tion que les espaces déso­lés pro­duisent. Mais depuis l’in­té­rieur de l’édifice, il est impos­sible de remar­quer la vie qui pal­pite dans le monde. À peine s’il a des fenêtres. En son sein, l’en­droit pue l’u­rine et les excréments.

Les murs blancs mono­tones du Centre Médi­cal Fédé­ral Cars­well, situé à Fort Worth au Texas, contiennent dans l’une de ses cel­lules une pri­son­nière qui dif­fère de la popu­la­tion géné­rale. Là, les femmes crient, griffent, mordent, tré­pignent, détruisent, paniquent, ou se pré­ci­pitent à mou­rir. Elle, cepen­dant, a construit pour elle-même une bulle. Depuis ce lieu de pro­tec­tion, elle voit tout, entend tout, res­sent tout ; mais ne meurt pas. Si se cas­sait sa bulle, elle habi­te­rait une enceinte ora­geuse. D’une cer­taine manière, Ana a réus­si à pré­ser­ver ce qu’elle a tou­jours été. À tout le moins, cette per­sonne ayant fré­mi à l’in­jus­tice et choi­si la soli­da­ri­té avec les mal­trai­tés. Elle a des yeux brillants et l’es­prit éveillé.

Il y a qua­torze ans qu’Ana Belén Montes sur­vit dans l’enfer Cars­well. Elle se réveille chaque matin pour faire face pareille­ment à la veille : pri­vée de contact avec la nature, de l’embrassade de ses aimés, de conver­sa­tions cohé­rentes et d’une atmo­sphère nour­ris­sant son sen­ti­ment de valeur. Heu­reu­se­ment, sa conscience res­pire la paix. Elle sait qu’elle n’aurait pas pu vivre avec la pen­sée tran­quille si elle avait igno­ré le peuple cubain. Il s’agissait d’un pays assié­gé par un autre pays. L’un était puis­sant et avide de domi­na­tion. L’autre, le Cubain, déci­dé à construire un sys­tème de gou­ver­ne­ment par lui-même.

C’était en l’année 1985. À cette époque, Ana Belén avait obte­nu un emploi dans l’Agence d’Intelligence de Défense, connue ce jour sous le nom de DIA. C’est elle-même qui a déci­dé de sol­li­ci­ter du tra­vail là, après avoir obte­nu une maî­trise en Études Inter­na­tio­nales à l’U­ni­ver­si­té Johns Hop­kins. Ana a été une étu­diante excep­tion­nelle. À peine quelques années aupa­ra­vant elle avait été gra­duée d’un diplôme en Rela­tions Étran­gères à l’U­ni­ver­si­té de Vir­gi­nie. Son intel­li­gence, sa pen­sée ana­ly­tique et son haut niveau de res­pon­sa­bi­li­té ont fait qu’elle a réus­si à esca­la­der des posi­tions d’une plus grande influence. Elle a été affec­tée au Staff de la Base de la Force Aérienne à Washing­ton, où elle a tra­vaillé en tant que spé­cia­liste de la recherche de ren­sei­gne­ments. En 1992, elle a rejoint le Penta­gone en tant qu’a­na­lyste. Au moment de son arres­ta­tion, en 2001, Ana Belén était l’une des ana­lystes spé­cia­li­sés pour Cuba.

Ana com­pris le moteur idéo­lo­gique qui anime les pays pré­po­tents. Elle a su ce qu’ils étaient et sont en mesure de faire pour impo­ser leur entre­prise dans des pays étran­gers. Les inter­ven­tions des États-Unis dans les pays d’A­mé­rique latine sont aus­si vieilles que le pays lui-même. Le Nica­ra­gua, le Gua­te­ma­la, El Sal­va­dor, le Mexique, le Chi­li, la Répu­blique Domi­ni­caine, Puer­to Rico, entre autres, ont fait l’ob­jet de manœuvres illi­cites de la part du gou­ver­ne­ment éta­su­nien. Toute cette his­toire s’est sédi­men­tée dans sa mémoire.

Ana a tra­vaillé depuis les entrailles du pays puis­sant. À ce moment là, la poli­tique de la nation état­su­nienne comp­tait plus de trente ans d’imposition de péna­li­tés au peuple cubain. Aujourd’­hui elle dépasse un demi-siècle d’a­gres­sions et d’hostilités. Ana aurait pu pour­suivre ce long terme. Après tout, il ne s’agissait ni de son pays, ni de son peuple. Elle aurait pu gar­der le silence. Faire ce que tant ont fait. Se limi­ter à effec­tuer son tra­vail, et voi­là tout. Igno­rer ce qui sem­blait impos­sible à chan­ger. Mais ses intes­tins à elle ont été tor­dus chaque fois qu’elle remar­quait un crime d’É­tat contre Cuba. Un autre crime, et un autre. Elle a choi­si le che­min qu’assument quelques-uns. Le risque est très grand. La liber­té per­son­nelle est jouée. Et même, sa propre vie. C’est le même désir de jus­tice qui a conduit Mar­tin Luther King, le Mahat­ma Gand­hi, Simón Boli­var, Nel­son Man­de­la, et bien d’autres héros et héroïnes que l’his­toire a connus et recon­nus. Elle s’est livrée comme ils l’ont fait avec un enga­ge­ment sans com­pro­mis devant le déshon­neur, bien que cha­cun ait pris des che­mins dif­fé­rents dans la lutte qu’ils ont choi­sie. Dans le fond, la même fin huma­ni­taire les contrai­gnait. Par cela, ils ont été en capa­ci­té d’élever la voix et à se mobi­li­ser. Par cela, ils ont vibré aux prin­cipes qui nous ont faits voi­sins humains et bons. Par cela, ils ont sti­mu­lé le sens de la digni­té ; Ils ont défen­du le droit à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion ; Ils ont résis­té à la marée de la poli­tique écra­sante ; Ils ont trans­gres­sé l’injustice créée, propre au bras oppresseur.

Peut-être à son insu, Ana Belén s’est insé­rée dans la tra­di­tion de la lutte Antillaise, comme l’a énon­cé Ramón Eme­te­rio Betances voi­là plus d’un siècle. Depuis lors, la Confé­dé­ra­tion Antillaise a pour­sui­vi sa lutte pour en finir avec le colo­nia­lisme euro­péen aux Antilles, au tra­vers de la conso­li­da­tion des Grandes Antilles dans un orga­nisme régio­nal qui aide­rait à pré­ser­ver la sou­ve­rai­ne­té de la Répu­blique domi­ni­caine, de Cuba et de Por­to Rico. D’autres patriotes ont adop­té la même idée soli­daire de Betances : Euge­nio Maria de Hos­tos, José Martí, Gre­go­rio Luperón, Juan Rius Rive­ra, Pedro Albi­zu Cam­pos, Juan Anto­nio Cor­ret­jer Montes, Juan Mari Brás et Rubén Berríos, entre autres. La lutte conti­nue toujours.

Le 16 Juillet 1867, le Comi­té révo­lu­tion­naire de Por­to Rico a émis la pro­cla­ma­tion sui­vante : “Cubains et por­to­ri­cains, unis­sez vos efforts, tra­vaillez de concert, nous sommes frères, nous sommes un en dis­grâce ; nous sommes un aus­si dans la Révo­lu­tion et l’in­dé­pen­dance de Cuba et de Por­to Rico ! Ain­si, demain nous pour­rons for­mer la confé­dé­ra­tion des Antilles”.

Comme si elle avait dans son sang les pos­tu­lats héroïques du lea­der antillais, Ana Belén Montes, de parents por­to­ri­cains, née en Alle­magne, ayant gran­di aux États-Unis d’A­mé­rique, a offert sa vie pour que Cuba puisse pré­ser­ver son droit à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, et ce, mal­gré les pres­sions impo­sées par l’empire nord-américain.

Ana Belén a eu l’oc­ca­sion entre ses propres mains. Le sys­tème éta­su­nien lan­çait de nou­velles attaques contre Cuba. Ana s’est trou­vée déchi­rée entre deux options : agir ou res­ter silen­cieuse. Soit se fai­sant com­plice des agres­sions, soit dénon­çant la main cri­mi­nelle. Elle a res­sen­ti la peur. Elle était consciente des consé­quences de son action. Elle savait que, si décou­verte, elle ferait face à une condam­na­tion à per­pé­tui­té. Et même à la pos­si­bi­li­té de la peine de mort. Ce fai­sant, Ana n’a rien reçu en retour. Pas d’argent, pas de faveurs, aucune recon­nais­sance. Peut-être, la soli­tude qu’impose un tra­vail clan­des­tin requé­rant une extrême dis­cré­tion, et la peur d’être prise. Mais la voix de sa conscience a été plus forte. Elle s’est armée en valeur. Elle a essayé de contri­buer à ce que le pays cari­béen se pro­tège du ter­ro­risme d’É­tat orga­ni­sé et finan­cé par les États-Unis. Ce fut son crime.

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Ana s’est trou­vée déchi­rée entre deux options : agir ou res­ter silen­cieuse. Soit se fai­sant com­plice des agres­sions, soit dénon­çant la main cri­mi­nelle. Elle a res­sen­ti la peur. Elle était consciente des consé­quences de son action. Elle savait que, si décou­verte, elle ferait face à une condam­na­tion à per­pé­tui­té. Et même à la pos­si­bi­li­té de la peine de mort.

Ana Belén a été arrê­tée le 21 Sep­tembre 2001, à son propre bureau. Les agents de sécu­ri­té ont appor­té un fau­teuil rou­lant pour la neu­tra­li­ser, si néces­saire. Cela n’a pas été néces­saire. Pale et silen­cieuse, Ana a mar­ché debout et la tête haute.

Un an plus tard, le 16 Octobre 2002, Ana fai­sait face à la Cour Fédé­rale des États-Unis. 25 ans d’emprisonnement dans une pri­son de sécu­ri­té maxi­male lui ont été infli­gés après qu’elle ait plai­dé cou­pable de com­plot d’es­pion­nage pour la Direc­tion du Ren­sei­gne­ment de Cuba. Avec sa fer­me­té habi­tuelle, elle a lu ses décla­ra­tions à la Cour Fédé­rale, révé­lant les prin­cipes et les valeurs l’ayant conduite à pro­té­ger le peuple cubain de la poli­tique hos­tile des États-Unis. Dans son plai­doyer, elle a proclamé :

Hono­rable, je me suis impli­quée dans l’ac­ti­vi­té qui m’a ame­né à vous parce que j’ai obéi à ma conscience plu­tôt qu’à la loi. Je consi­dère que la poli­tique de notre gou­ver­ne­ment envers Cuba est cruelle et injuste, pro­fon­dé­ment hos­tile, et je me suis consi­dé­ré comme mora­le­ment obli­gée d’ai­der l’île à se défendre de nos efforts pour lui impo­ser nos valeurs et notre sys­tème poli­tique”.

Ana Belén est ma cou­sine ger­maine. Bien que vivant toutes deux dans des pays dif­fé­rents (elle, aux États-Unis et moi au Por­to Rico), nous avons tou­jours main­te­nu une cor­res­pon­dance et nous nous sommes visi­tées durant quelques étés.

Encore enfant, je me suis sen­tie en admi­ra­tion d’Ana. Je me sou­viens de sa ten­dance à l’é­tude, de son atti­tude réflexive, de sa dis­cré­tion. Elle a tou­jours démon­tré de bons sen­ti­ments envers ses parents, ses frères, sa grand-mère et ses tantes. Elle m’a tou­jours sem­blé sen­sible, gen­tille, atten­tive aux autres et aimante avec sa famille. J’ai même vou­lu imi­ter jusqu’à mes douze ans, sa longue che­ve­lure brillante. Au fil du temps, le res­pect envers ma cou­sine a crû. J’ai obser­vé son sens éthique, sa capa­ci­té à faire preuve de soli­da­ri­té envers les plus pauvres, et son atti­tude dés­in­té­res­sée envers les autres. Une fois, au cours d’un été où elle se trou­vait à la mai­son, elle a pris l’i­ni­tia­tive de contri­buer finan­ciè­re­ment en faveur d’un couple de gens modestes venant de contrac­ter mariage. Ana avait seize ou dix-sept ans. Elle ne les connais­sait pas, n’a­vait pas été invi­tée à la noce, mais sa géné­ro­si­té l’a mue à leur faire une offrande, de façon ano­nyme, et ain­si allé­ger leur charge finan­cière. Ses incli­na­tions, je l’a­voue, répon­daient à un mode de vie très dif­fé­rent de celui pro­mu dans les socié­tés maté­ria­listes, axé sur l’é­phé­mère, l’é­lar­gis­se­ment de l’e­go ou l’hédonisme.

Lors d’un autre de ces étés où Ana nous visi­tait, j’avais remar­qué qu’un jour elle s’était habillée d’un noir rigou­reux. “Pour­quoi”, avais-je deman­dé, ce à quoi elle avait répon­du : “Le père de ma meilleure amie est mort.” Elle a ajou­té : “Je veux être avec elle.” Avec des gestes comme celui-ci, ano­nyme, Ana sym­pa­thi­sait avec ceux qui souf­fraient. Son amie s’appelait Ter­ry. Je ne l’ai jamais oublié.

Quand Ana venait à Puer­to Rico, la plage était une des­ti­na­tion obli­gée. Elle aimait se mettre à la mer, s’exposer au soleil, man­ger un ana­nas frais et boire du lait de noix de coco. Elle aimait la com­pa­gnie des cou­sins et des petits cou­sins, en par­ti­cu­lier les plus far­ceurs. Elle s’assurait de visi­ter grand-mère, les tantes et grands-tantes. À toutes elle fai­sait une offrande. Avec toutes elle était très affectueuse.

Depuis son incar­cé­ra­tion, voi­ci qua­torze ans, Ana Belén et moi, nous nous écri­vons aus­si sou­vent que pos­sible. Je vous avoue que, depuis lors, nous nous sommes encore plus rap­pro­chées l’une l’autre. Les lettres sont une étreinte à dis­tance. Les mots impri­més, un luxe. Au tra­vers de celles-ci, nous racon­tons la vie et les défis de cha­cune. Elle, depuis son monde phy­sique ser­ré. Moi, depuis l’am­pli­tude d’un espace sans ver­rous. Mais l’es­prit ne connaît pas de murs. Ain­si, les mots que nous échan­geons se trouvent. Là, coïn­cident les dési­rs ardents d’Ana et les miens ; les réflexions d’Ana et les miennes ; les amours d’Ana et les miens. Et les trêves [sont] des preuves d’amour.

Elle ne le sait pas, mais depuis tou­jours, son éner­gie soli­daire m’a émue. C’est comme s’il y avait impri­mé dans ses cel­lules la conscience de l’autre, dif­fé­rente de l’autre, mais tout aus­si pré­cieuse, exis­tante. Je me suis aus­si enri­chie après avoir remar­qué sa capa­ci­té à écou­ter atten­ti­ve­ment, à être pré­sente avec les mots et avec le sen­ti­ment, à réagir à la dou­leur des autres et à faire par­tie de la solu­tion. Mais Ana m’a offert quelque chose de plus. Avec son action, cela a été un exemple de cou­rage et d’hu­mi­li­té. Et elle m’a don­né le pri­vi­lège de l’accompagner, aus­si “vêtue de noir”, dans l’enceinte des bar­reaux de sa cellule.

Ana Belén résiste. Elle le fait en sym­biose aux prin­cipes qui sous-tendent sa vie. Ain­si, lorsque le 14 Décembre 2014, le pré­sident Oba­ma a décla­ré que : “Ces 50 années ont démon­tré que l’i­so­le­ment ne fonc­tionne pas. Il est temps d’avoir une nou­velle stra­té­gie,” le cœur d’Ana a fait un saut. Ana n’est pas naïve. Elle sait que la nation état­su­nienne cher­che­ra à atteindre son objec­tif, sinon avec le fiel, avec le miel. Mal­gré ce, elle inter­prète le geste du pré­sident comme l’indice d’une récon­ci­lia­tion pos­sible entre les deux pays. Et pour Ana, ce n’est autre chose qu’un indice que son rêve d’a­mi­tié entre les deux peuples com­mence à prendre forme réelle.

Ana résiste grâce à la loyau­té qu’elle a accor­dée à sa propre conscience. Parce que, que cela nous plaise ou non, elle ne nous aban­don­ne­ra jamais. En cela, je pense que la conscience d’Ana l’accompagne dans sa soli­tude. Et je suis sûre qu’au milieu de l’en­fer qu’elle vit, elle lui donne un sens infi­ni de paix.

Ana résiste avec les mots qu’elle lit. Elle lit avi­de­ment les mots des autres. Ana s’instruit, ana­lyse, for­mule des avis, s’exprime. Elle sait que les livres sont un anti­dote à l’encontre de la sot­tise et de l’ou­bli. Elle lit de l’his­toire, de la poli­tique, de la spi­ri­tua­li­té, elle lit des véri­tés uni­ver­selles dans le lan­gage des enfants. Elle a été enchan­tée avec José Muji­ca, l’ancien pré­sident de l’U­ru­guay et le pape Fran­cis­co. Elle admire les deux pour leur pro­fon­deur, leur sim­pli­ci­té et leur iden­ti­fi­ca­tion avec les moins heureux.

Ana résiste en regar­dant et appré­ciant les beau­tés natu­relles dans les docu­men­taires du Natio­nal­Geo­gra­phic racon­tés par David Atten­bo­rough retrans­mis dans la pri­son. Ceux-ci lui rap­pellent qu’existe un monde har­mo­nieux outre les griffes qui l’emprisonnent. Ana fait une place dans son âme à cet uni­vers éton­nant. Elle sait que, mal­gré les injus­tices dont elle a été témoin, la bon­té humaine existe. Et tout à coup, est appa­rue la volon­té de la connaitre par l’ensemble des frères et sœurs de Cuba, de Puer­to Rico, de France, du Bré­sil, d’I­ta­lie, du Cana­da, de la Répu­blique Domi­ni­caine, du Chi­li, d’Ar­gen­tine, entre autres, qui sou­tiennent et sym­pa­thisent avec les prin­cipes qu’elle a défen­dus. Je ne crois pas me trom­per si j’affirme qu’ils lui ont réchauf­fé le cœur.

Ana s’autorise à res­sen­tir. Des larmes s’écoulent quand l’é­mo­tion l’é­treint. Elle a été émue quand elle a été pré­ve­nue que la lutte est par elle, réel­le­ment la lutte pour un idéal plus ample et trans­cen­dant son élar­gis­se­ment. Cette lutte se réfère au pro­ces­sus de récon­ci­lia­tion des pays et des peuples, au rap­pro­che­ment des citoyens du monde, même si ceux-ci pour­suivent dif­fé­rentes façons de vivre. Comme elle-même l’a pro­non­cé, ins­pi­ré par un pro­verbe ita­lien : “Tout le monde est le même pays”.

Ana aime Cuba. Mais elle aime plus [encore] les justes causes. Elle a pro­té­gé Cuba parce qu’il s’est avé­ré être le pays meur­tri par une nation puis­sante et hos­tile. Si cela avait été l’opposé, si Cuba ou Por­to Rico avaient été les nations puis­santes, Ana aurait défen­du les faibles États-Unis.

Ana ne veut pas de rôle de pre­mier plan. Elle est incom­mo­dée d’être trai­tée d’hé­roïne ou d’exceptionnelle. Pour elle, elle a agi confor­mé­ment à une obli­ga­tion per­son­nelle qu’il lui était impos­sible d’ignorer. Il lui est sim­ple­ment arri­vé ce qui est arri­vé aux méde­cins cubains qui se sont sen­tis obli­gés d’of­frir leurs ser­vices aux patients de l’Ébola, là-bas en Afrique de l’Ouest, mal­gré les risques encou­rus. Ils ne se sont pas sacri­fiés pour que l’his­toire les recon­naisse héroïques ou excep­tion­nels. Ils ont sim­ple­ment obéi à leur conscience ; Ils ont accom­pli leur devoir et assu­mé les risques. Une obli­ga­tion s’imposant, tout comme pour Ana, et qui leur sem­blait incontournable.

Ain­si, je sens Ana. En cela, elle ne recherche, ni attend l’éloge. En cela, elle sup­porte l’insulte. En cela, elle a aus­si endu­ré la peur qu’a pu pro­vo­quer sa lutte, et tou­jours encore, sup­porte l’en­fer de la pri­son. Pour elle, l’appui à sa cause n’est pas autre chose que l’ap­pui à la sou­ve­rai­ne­té de Cuba face aux États-Unis ; ou plu­tôt, au droit d’aider tous les pays du monde à construire leur propre des­tin. Ana se soli­da­ri­se­ra tou­jours avec ce prin­cipe uni­ver­sel, et je suis sûre qu’elle conti­nue­ra d’offrir sa vie pour­vu que Cuba ne renonce pas à son idéal libertaire.

C’est Ana. Inter­na­tio­na­liste. Indé­nia­ble­ment soli­daire. Res­pec­tueuse de l’hu­ma­ni­té. Accro­chée aux prin­cipes de jus­tice et de paix pour les­quels ont com­bat­tu tant d’autres héros et héroïnes au tra­vers des âges. Et avec la modes­tie qu’ont géné­ra­le­ment ceux habi­tés par ces nobles idéaux.

Liber­té pour Ana Belén Montes !

2 Août 2016.

Par Miriam Montes Mock