Egypte : Les deux légitimités de la révolution

Alors que l’Egypte célèbre le premier anniversaire de son soulèvement populaire, forces politiques et citoyens se posent une même question : qu’adviendra-t-il de la révolution ?

La réponse se trouve pro­ba­ble­ment dans la forme que pren­dront les rap­ports de force entre les jeunes de la place Tah­rir et les par­tis isla­mistes, grands gagnants des législatives.

par Hicham Mourad

L’Egypte n’a pro­ba­ble­ment jamais connu d’aussi grands bou­le­ver­se­ments en si peu de temps dans son his­toire récente. Il ne s’agit pas seule­ment d’un chan­ge­ment de régime — qui serait rem­pla­cé par un autre ayant plus ou moins les mêmes traits — mais d’une véri­table muta­tion qua­li­ta­tive aux consé­quences durables et à la signi­fi­ca­tion profonde.

Il faut remon­ter de presque soixante ans dans l’Histoire pour retrou­ver un chan­ge­ment d’aussi large por­tée. A l’époque, l’armée, repré­sen­tée par le mou­ve­ment des Offi­ciers libres , ren­verse en juillet 1952 la monar­chie, ins­taure la Répu­blique et met pro­gres­si­ve­ment en place un socia­lisme d’Etat, à l’opposé du sys­tème capi­ta­liste basé sur le féo­da­lisme des grands pro­prié­taires ter­riens. L’armée met ain­si un terme au long règne de la famille de Moha­mad Ali, fon­da­teur de l’Egypte moderne, qui avait accé­dé au pou­voir en 1805. Bien que le coup d’Etat mili­taire des Offi­ciers libres soit trans­for­mé par la suite en une véri­table révo­lu­tion — dans le sens où il a com­plè­te­ment chan­gé la face de l’Egypte — il fut au départ, comme c’est sou­vent le cas dans l’histoire de l’Egypte et ailleurs dans le monde, un mou­ve­ment qui venait d’« en haut », sui­vi ensuite seule­ment par la popu­la­tion. C’est ici que réside la prin­ci­pale dif­fé­rence avec la révo­lu­tion actuelle de l’Egypte, menée cette fois d’« en bas », par la popu­la­tion elle-même.

Il faut remon­ter à 1919 pour retrou­ver, toutes pro­por­tions gar­dées, un sou­lè­ve­ment com­pa­rable. A l’époque, les Egyp­tiens s’étaient révol­tés contre l’occupation de la Grande-Bre­tagne qui, reniant ses pro­messes, refu­sait d’accorder l’indépendance à l’Egypte. La révolte d’aujourd’hui a été certes déclen­chée et menée par une élite : un mou­ve­ment de jeunes révo­lu­tion­naires, essen­tiel­le­ment libé­raux et de gauche, mais elle a été immé­dia­te­ment rejoint par des mil­lions d’Egyptiens qui aspi­raient à un ave­nir meilleur.

Cette large par­ti­ci­pa­tion popu­laire a eu, et aura, des consé­quences de longue por­tée. Beau­coup de tabous sont ain­si tom­bés : un chef d’Etat auto­ri­taire est tra­duit en jus­tice, une pre­mière ; l’armée, ossa­ture du régime poli­tique, fait l’objet d’attaques et de cri­tiques acerbes, chose inima­gi­nable en Egypte ; les Egyp­tiens, qui étaient taxés d’apathie poli­tique, battent des records de par­ti­ci­pa­tion dans les der­nières légis­la­tives ; les langues se délient et le pays savoure une liber­té retrou­vée, un pri­vi­lège dont la popu­la­tion fut long­temps pri­vée … Et la liste pour­rait continuer.

Un an après, qu’a donc réa­li­sé la révo­lu­tion popu­laire ? La ques­tion est sur toutes les lèvres et donne lieu à des contro­verses et des débats pas­sion­nés. Tous sont tou­te­fois una­nimes sur le fait que le sou­lè­ve­ment n’a pas atteint ses objec­tifs. Loin de là. Beau­coup, voire l’essentiel, reste à faire. Bien que les forces poli­tiques s’accordent sur les objec­tifs à atteindre : jus­tice sociale, démo­cra­tie, digni­té humaine, meilleures condi­tions de vie, lutte contre la répres­sion poli­cière et la cor­rup­tion, elles se divisent sur les che­mins à suivre pour réa­li­ser ces objectifs.

Les révo­lu­tion­naires, fer de lance du sou­lè­ve­ment qui a ren­ver­sé le régime de Hos­ni Mou­ba­rak, veulent, por­tés par la fougue de la jeu­nesse, aller vite dans la réa­li­sa­tion de leurs objec­tifs. Ils s’indignent de ce qu’ils estiment être la len­teur, les hési­ta­tions et la résis­tance du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) à aller de l’avant. Ils le soup­çonnent de conni­vence avec les Frères musul­mans, grands gagnants des légis­la­tives, de vou­loir faire avor­ter leur révo­lu­tion. Ils citent à l’appui de leur thèse la pour­suite de la vio­lence contre les acti­vistes et l’intention prê­tée au Par­ti Liber­té et Jus­tice (PLJ), bras poli­tique des Frères, et le fait d’accorder l’immunité juri­dique aux mili­taires soup­çon­nés d’être les auteurs de la répres­sion meur­trière des pro­tes­ta­taires. Les jeunes se sentent floués par la tour­nure qu’ont prise les évé­ne­ments depuis la chute de Mou­ba­rak. Leur impres­sion se confirme par la vic­toire élec­to­rale de deux forces isla­mistes qui n’avaient joué qu’un rôle mineur dans le déclen­che­ment de la révolte popu­laire, bien qu’elles y aient par­ti­ci­pé par la suite et pro­fi­té de ses consé­quences. Il s’agit du PLJ et du par­ti Al-Nour, porte-éten­dard des sala­fistes ultra-conser­va­teurs, qui, ensemble, ont raflé presque 75 % des sièges de la nou­velle Assem­blée du peuple, char­gée de rédi­ger la nou­velle Constitution.

Quoique ces forces isla­mistes se déclarent adhé­rer aux objec­tifs de la révo­lu­tion, cer­taines prio­ri­tés de leur pro­gramme poli­tique risquent d’être sen­si­ble­ment dif­fé­rentes de celles avan­cées par les jeunes révo­lu­tion­naires. Ceux-ci citent en par­ti­cu­lier les ques­tions de l’application de la cha­ria, des droits de la femme et des coptes et de la liber­té d’expression. Les isla­mistes mul­ti­plient à cet égard les décla­ra­tions ras­su­rantes. Ils seront fina­le­ment jugés sur les actes.

Ce débat, jusqu’ici feu­tré, entre révo­lu­tion­naires et isla­mistes, et notam­ment les Frères, pre­mière force poli­tique du pays avec 45 % des sièges du Par­le­ment, risque de gagner en aigreur au fur et à mesure que le pro­ces­sus de tran­si­tion avan­ce­ra. Les révo­lu­tion­naires ont, depuis plu­sieurs mois, le CSFA dans le col­li­ma­teur. Ils veulent son départ immé­diat du pou­voir et le retour des mili­taires à leurs casernes. C’est leur com­bat prin­ci­pal du moment. Mais ils divergent sur l’autorité qui devrait le rem­pla­cer. Cer­tains avancent l’idée d’une élec­tion pré­si­den­tielle dès février. D’autres pro­posent que les pré­ro­ga­tives du CSFA soient trans­fé­rées au pré­sident du nou­veau Par­le­ment. Mais beau­coup contestent cette option, de peur de ren­for­cer davan­tage le PLJ, dont l’un des diri­geants est le tout nou­veau pré­sident de l’Assemblée.

Un troi­sième groupe avance enfin l’idée que le Par­le­ment, seul organe élu jusqu’ici, choi­sisse une coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale de tran­si­tion jusqu’à l’élection d’un pré­sident. Mais les Frères musul­mans s’opposent à toutes ces idées et à tout départ anti­ci­pé du CSFA. Ils déclarent s’en tenir au calen­drier éta­bli par les mili­taires, qui doivent céder le pou­voir à un pré­sident élu vers fin juin prochain.

Ce débat entre révo­lu­tion­naires et isla­mistes marque l’interaction, qui risque de virer en affron­te­ment, au moins sur cer­taines ques­tions (comme l’Etat civil), entre deux légi­ti­mi­tés : celle révo­lu­tion­naire, née à la place Tah­rir, et celle démo­cra­tique, issue des élec­tions post-Mou­ba­rak. C’est cette dia­lec­tique entre deux logiques, deux légi­ti­mi­tés, leur coopé­ra­tion future, ou leur affron­te­ment — ou plu­tôt l’amalgame coopération/affrontement — qui déter­mi­ne­ra la direc­tion que pren­dra la « révo­lu­tion » en 2012 et au-delà. Sui­vra-t-elle le che­min tra­cé par ses ini­tia­teurs ? Ou emprun­te­ra-t-elle celui des forces isla­mistes mon­tantes ? C’est pour répondre à ces ques­tions et à bien d’autres sur l’avenir et le pas­sé récent du sou­lè­ve­ment du peuple égyp­tien qu’Al-Ahram Heb­do a consa­cré ce numé­ro spé­cial au pre­mier anni­ver­saire du 25 jan­vier. Il y traite au fil des pages des divers aspects poli­tique, éco­no­mique, social, cultu­rel, artis­tique et autres d’un mou­ve­ment popu­laire en passe de modi­fier pro­fon­dé­ment le visage de l’Egypte.

Source de l’ar­ticle : CETRI