“Entrer au cœur du réacteur, c’était ça mon travail”

Témoignage d’un gitan du nucléaire

Source : http://www.nonfiction.fr/article-4590-p1-entrer_au_cur_du_reacteur_cetait_ca_mon_travail_temoignage_dun_gitan_du_nucleaire.htm

[jeu­di 05 mai 2011 — 12:00]

Image_1-71.pngNonfiction.fr publie chaque mois un article du Japon à l’en­vers, blog consa­cré à la socié­té japo­naise, à la vie poli­tique et aux mou­ve­ments sociaux. Ce mois-ci, il ne s’a­git pas d’un article mais d’une tra­duc­tion d’un témoi­gnage paru en décembre 2010 sur le site japo­nais d’informations en ligne JANJAN. Il a été écrit par Take­shi Kawa­ka­mi, ex-nomade du nucléaire qui a tra­vaillé de 2003 à 2008 dans la cen­trale d’Hamaoka, au sud de Tôkyô. Il réside tou­jours à Omae­za­ki, à un kilo­mètre de cette cen­trale. A l’heure où nous met­tons en ligne, le Pre­mier ministre Nao­to Kan vient d’an­non­cer la fer­me­ture de cette cen­trale située sur une faille sismique.

“J’ai tra­vaillé plus de cinq ans dans la cen­trale d’Hamaoka, mais avant ça, j’ai aus­si tra­vaillé 10 ans dans dif­fé­rentes cen­trales. A cette époque, je n’avais pas de lieu de tra­vail fixe et je chan­geais constam­ment de cen­trales nucléaires. Ces gens-là, on les appelle les “gitans du nucléaire” (gen­pat­su jipu­shi) et c’était comme ça que je vivais à l’époque.

Durant la deuxième année de cette vie flot­tante de “gitan”, je tra­vaillais à la cen­trale Gen­kai, dans la pré­fec­ture de Saga (sur l’île de Kyû­shû), et j’en vins à entrer au cœur du réac­teur. Le cœur du réac­teur, c’est l’endroit où les com­bus­tibles d’uranium sont brû­lés. Le déclen­che­ment de la réac­tion nucléaire pro­voque l’émission d’une gigan­tesque éner­gie qui fait tour­ner la tur­bine et créé de l’électricité. Mais parce qu’on consomme du com­bus­tible d’uranium, cette zone devient aus­si extrê­me­ment radio­ac­tive. Entrer à l’intérieur du cœur du réac­teur, ins­tal­ler des robots de mesures, c’était ça mon travail.

Un jour, alors que ce n’était pas moi qui était en charge de l’installation, un acci­dent se pro­dui­sit. Le robot qu’on venait d’installer ne réagis­sait pas alors qu’on essayait de le faire fonc­tion­ner de l’extérieur. On avait fait sur les parois du réac­teur d’innombrables petits trous où venaient s’insérer les “pattes” du robot, ce qui per­met de le faire fonc­tion­ner à dis­tance. Cepen­dant, les pattes n’ayant pas été posi­tion­nées au bon endroit, un contrôle des ins­tal­la­tions était néces­saire. Si l’on ne fai­sait rien, ce sont des ins­tru­ments de haute pré­ci­sion de plu­sieurs dizaines de mil­lions de yens qu’on lais­sait se dété­rio­rer. Avant que cela n’arrive, je suis retour­né à l’intérieur pour remettre le robot à sa place.

Un immense édifice

Alors que je m’approche de la zone du réac­teur, je dois mettre com­bi­nai­son et équi­pe­ment. Pour mettre la com­bi­nai­son, je reçois l’aide de deux autres ouvriers. Les vête­ments d’un opé­ra­teur se com­posent de deux couches sur les­quels on rajoute une com­bi­nai­son Tyvek en plas­tique et en papier. On se couvre d’un masque et par crainte de lais­ser des inter­stices, on entoure les poi­gnets, les che­villes et le cou de bande adhésive.

Après avoir enfi­lé cette sorte de com­bi­nai­son spa­tiale, je me dirige vers le cœur du réac­teur. Quand j’arrive aux abords du cœur, deux ouvriers de la com­pa­gnie japo­naise des contrôles non-des­truc­tifs (Nihon Hiha­kai Ken­sa, JNDI) se tenaient là. Ce qui me sur­pris, c’est que mal­gré que nous nous trou­vions dans une zone hau­te­ment radio­ac­tive, ils étaient habillés nor­ma­le­ment et ne por­taient même pas de masques. Le res­pon­sable me fit signe de la main. Me regar­dant dans les yeux, à tra­vers le masque, il me fit alors à nou­veau un grand signe de la tête. Il jau­geait de ma capa­ci­té à endu­rer le tra­vail au cœur du réacteur.

Ensemble nous nous sommes appro­chés du réac­teur. C’était la pre­mière fois que j’en voyais un d’aussi près. Si ma mémoire est bonne, le dia­mètre de la cuve était d’environ 3 mètres et de forme sphé­rique ou ovale. Et nous nous tenions là, en face de cet immense édi­fice. La base du réac­teur m’arrive à peu près aux épaules. A cet endroit, il y a une étroite bouche d’entrée. Il ouvre cette sorte de bouche d’égout, et je com­pris alors que c’était par là que j’allais devoir plonger.

Une envie irré­sis­tible de fuir

J’approche ma tête de cette bouche pour jeter un œil. A l’intérieur, tout est sombre, l’atmosphère est dense et donne l’impression que quelque chose de mau­vais s’y trouve. Je com­mence à éprou­ver de la peur, mes traits se tendent. Mes oreilles bour­donnent, et d’un coup, je n’ai plus du tout envie de ren­trer à l’intérieur. Alors que j’essaye de me reprendre, le chef me montre la paroi sur lequel est fixé le robot. C’est parce qu’il est mal ins­tal­lé que je dois ren­trer. Mais quelque chose de sinistre flotte dans l’air et je résiste à l’envie vio­lente de fuir qui s’empare de moi. Mais je n’avais plus le choix, je ne pou­vais plus reve­nir en arrière.

Le robot de recherche de fis­sure (kizu robot­to) fait 40 cm de long et 20 cm de large. On appelle ça un “robot arai­gnée”. Le chef prend de longues minutes pour me don­ner des expli­ca­tions, la tête enfon­cée dans le hublot. A l’époque, je n’avais pas conscience de la folie qu’il y avait à s’exposer ain­si aux radia­tions. J’éprouve un cer­tain malaise aujourd’hui quand je pense au com­por­te­ment “auda­cieux” des ouvriers.

Cet homme qui conti­nue à regar­der imper­tur­ba­ble­ment l’intérieur du cœur n’éprouve-t-il pas de la crainte ? me disais-je. Alors que j’étais pro­té­gé de la tête aux pieds, lui ne met­tait pas même son masque. J’ai appris récem­ment qu’un gars qui tra­vaillait à Hamao­ka (cen­trale nucléaire située au sud de Tôkyô) et qui fai­sait beau­coup d’inspections non-des­truc­tives, a eu un can­cer de la mâchoire. Ses col­lègues s’en sont inquié­tés mais l’exploitant Chû­bu Elec­tric Power Com­pa­ny a refu­sé de recon­naître qu’il s’agit d’une mala­die pro­fes­sion­nelle. De nom­breux col­lègues n’ont pas osé prendre la parole pour expri­mer leurs craintes concer­nant les consé­quences du tra­vail en zone sur la san­té. Mais ils portent un regard plein de haine sur la Chû­bu maintenant.

Ce tra­vailleur atteint d’un can­cer lui s’est bat­tu, a por­té l’affaire devant les tri­bu­naux mais a per­du. J’ai appris qu’il est mort d’une hémor­ra­gie pro­vo­quée par sa mala­die. S’exprimant sur ce cas, le pro­fes­seur Akio Ôha­shi de l’université de Shi­zuo­ka a expli­qué qu’il avait l’intime convic­tion que l’origine de son can­cer venait de son tra­vail à la cen­trale d’Hamaoka. Il y a 30 ans, lorsque j’écoutais les expli­ca­tions de l’employé de la JNDI, j’ai du être moi-aus­si tou­ché par ces radia­tions extrêmes.

Les crabes du réacteur

Une fois les expli­ca­tions ter­mi­nées, je me pré­pa­rais à entrer. On pla­ça un esca­beau devant la bouche d’entrée puis, accrou­pis, j’attendais le signal du chef. D’un signe de tête de sa part, j’entre de moi­tié. Aus­si­tôt, une sen­sa­tion vio­lente m’atteint et ma tête est comme com­pri­mée. N’écoutant que mon cou­rage, je plonge entiè­re­ment à l’intérieur du cœur du réac­teur. Le bour­don­ne­ment dans mes oreilles s’intensifie. Beau­coup d’ouvriers disent que lorsqu’on plonge dans un réac­teur, on entend comme des crabes ram­per au sol. Une fois le tra­vail ter­mi­né, lorsqu’on rentre chez soi, ce bruit vous pour­suit. Un écri­vain en a même fait un roman en 1981, qui s’appelle “les crabes du réac­teur” (gen­shi­ro no kani)

Dans mon cas, je n’ai pas enten­du ce son mais plu­tôt un bruit conti­nu, comme des sou­tras réci­tés sur un tem­po rapide. Et cette sen­sa­tion affreuse d’avoir la tête com­pri­mée. Je me relève rapi­de­ment et fixe le casque sur ma tête. For­cé de res­ter cour­bé, j’attrape le robot et crie “ok” aux tech­ni­ciens res­tés dehors. Une fois désac­ti­vé, je le défais de la paroi et constate sur­pris qu’il est très léger. Je replace les pieds dans les trous conve­na­ble­ment et crie à nou­veau “ok”. Une fois véri­fié un à un que les pieds sont cor­rec­te­ment mis en place, je hurle “ok” et res­sort en cou­rant de la cuve, pris de panique. Cela n’avait duré que 15 secondes.

180 mil­li­sie­verts en 15 secondes

Une fois res­sor­ti, l’employé de la JDNI conti­nue de pen­cher sa tête à l’intérieur de la cuve pour véri­fier que le robot est bien mis. Je me dis que ce gars a toutes les qua­li­fi­ca­tions requises pour un can­cer du globe ocu­laire. Je m’éloigne rapi­de­ment de cette zone pour aller enle­ver ma tenue de pro­tec­tion. Ma com­bi­nai­son étant désor­mais extrê­me­ment conta­mi­née, je la retire avec pru­dence. Une fois la com­bi­nai­son Tyvek reti­rée et mise à l’envers, les ouvriers la prennent et la jettent dans un sac en plas­tique. Je pou­vais enfin res­pi­rer à l’air libre.

Dis­trai­te­ment, je sors mon comp­teur gei­ger et je constate qu’il indique plus de 180 mil­li­sie­verts. J’avais peine à croire qu’en seule­ment 15 secondes, j’avais absor­bé une dose aus­si impor­tante. Après cela, j’ai conti­nué à tra­vailler dans le nucléaire. J’ai eu l’occasion de replon­ger une seconde fois dans le cœur d’un réac­teur. Je n’ai jamais réus­si à sur­mon­ter l’angoisse qui s’emparait alors de moi, et ce bour­don­ne­ment dans les oreilles.

Take­shi Kawakami

(tra­duit par Mathieu Gaulène)

rédac­teur : Mathieu GAULÈNE, Cri­tique à nonfiction.fr
Illus­tra­tion : mirindas27