Entretien avec Francesco Rosi

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« Parce que je raconte des histoires, je ne suis pas nécessairement un professeur d'histoire ni un journaliste. »

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« Entre­tien avec Fran­ces­co Rosi » par Pierre Pageau

Ciné-Bulles, vol. 19, n° 1, 2000, p. 40 – 43. Source : http://id.erudit.org/iderudit/33651ac

Mon ado­les­cence de ciné­phile a été mar­quée par les films de Fran­ces­co Rosi (Sal­va­tore Giu­lia­no, Main basse sur la ville, jus­qu’à Cadavres exquis). Mais la car­rière de Rosi débu­ta bien avant ses pre­miers films, lors­qu’il devint l’as­sis­tant de Luchi­no Vis­con­ti en 1948 pour Ter­ra Tré­ma et par la suite pour Bel­lis­si­ma et Sen­so. C’est à l’oc­ca­sion de l’hom­mage que lui consa­crait le Fes­ti­val des films du monde cette année que j’ai pu enfin le ren­con­trer. Pierre Pageau 

Ciné-Bulles : Vous avez appris votre métier en tra­vaillant avec Luchi­no Vis­con­ti.

Fran­ces­co Rosi : Ce fut une ren­contre extra­or­di­naire avec le ciné­ma. Le tour­nage de Ter­ra Tré­ma a duré six mois, dans un vil­lage sici­lien, sans acteurs pro­fes­sion­nels. Vis­con­ti écri­vait jour après jour le décou­page à par­tir d’un roman de Ver­ga, / Mal­avo­glia. Il y a eu cette construc­tion avec une petite équipe comme pour un docu­men­taire, et cha­cun de nous devait accom­plir plu­sieurs tâches. 

Ciné-Bulles : Si on veut en apprendre plus sur votre car­rière, on devrait aus­si voir Jour­nal napo­li­tain. Quelle est la nature exacte de ce film ?

Fran­ces­co Rosi : Disons que c’est un docu­men­taire. Pas au sens strict, mais il est tour­né à moi­tié comme un docu­men­taire. Pour l’autre moi­tié c’est une sorte de jour­nal intime, pro­vo­qué par l’in­vi­ta­tion des étu­diants de la facul­té d’ar­chi­tec­ture de l’U­ni­ver­si­té de Naples. Ils me deman­daient de revoir Naples, 30 ans après Main basse sur la ville, à l’oc­ca­sion d’une pro­jec­tion de mon film à l’U­ni­ver­si­té, et de dis­cus­sions qui avaient lieu pour un pro­jet de déve­lop­pe­ment de la ville. J’ai pen­sé que je pour­rais pro­fi­ter de cette occa­sion-là, non pas pour par­ler de ma vie comme telle, mais de mon retour à Naples : pour consta­ter les chan­ge­ments et ce qu’il y avait d’in­chan­gé depuis l’é­poque du tour­nage de Main basse sur la ville. 

Ciné-Bulles : La magouille poli­tique.

Fran­ces­co Rosi : Oui. Et en même temps j’ai mis dans ce film d’autres séquences de films tour­nés à Naples, comme Lucky Lucia­no ou Cadavres exquis, pour évo­quer mon rap­port avec la ville. J’ai ajou­té aus­si quelques sou­ve­nirs d’en­fance, mais il fal­lait que ce soit lié à des époques évo­quées dans mes films. Par exemple, quand j’ai tour­né Lucky Lucia­no, on se réfé­rait à l’a­près-guerre, alors que j’a­vais 20 ans. Mais cela me per­met­tait de par­ler de mon enfance à Naples et de mon rap­port avec la ville. Voi­là ! C’est un petit film tour­né pour la télé­vi­sion, mais qui a béné­fi­cié d’une dis­tri­bu­tion à l’é­tran­ger dans de nom­breux festivals. 


Ciné-Bulles : Com­bien d’an­nées avez-vous vécu à Naples ?

Fran­ces­co Rosi : J’ai vécu là-bas toute mon enfance et mon ado­les­cence. Je suis par­ti de Naples pour mon ser­vice mili­taire et je suis ren­tré après la guerre. Il ne faut pas oublier que j’ai pas­sé un an de clan­des­ti­ni­té à Flo­rence, parce qu’il fal­lait se battre contre les fas­cistes et les nazis. Je suis retour­né à Naples en sep­tembre 1944 et j’ai trou­vé la ville, disons, « occu­pée » par les Américains.

Parce que le front de la guerre était à Cas­si­no, à 100 km de Naples. La ville avait été détruite mais repre­nait vie après l’oc­cu­pa­tion par les mili­taires. Les gens man­geaient enfin. Mais en même temps il y avait un peu de cor­rup­tion et cer­tains réagis­saient devant cette situa­tion. La ville a ins­pi­ré beau­coup d’é­cri­vains et de cinéastes. Dans Lucky Lucia­no, j’ai inclus beau­coup de sou­ve­nirs de cette époque. 

Ciné-Bulles : On a sou­vent l’im­pres­sion qu’il existe deux Ita­lies, la vraie serait au Sud tan­dis que le Nord repré­sen­te­rait les « mau­vais » Ita­liens. C’est un thème fré­quent dans le ciné­ma ita­lien.

Fran­ces­co Rosi : La dif­fé­rence entre le Sud et le Nord dépend sur­tout du déve­lop­pe­ment de deux cultures dif­fé­rentes. Dans le Nord, c’est la culture du tra­vail indus­tria­li­sé, de l’en­tre­prise, du déve­lop­pe­ment de l’é­co­no­mie. Au Sud, la vie a été carac­té­ri­sée par la pré­sence des grands pro­prié­taires ter­riens, avec le déve­lop­pe­ment d’une culture qui accen­tue le côté huma­niste. Mais ce n’est pas vrai que le Sud c’est seule­ment la fan­tai­sie, l’im­pro­vi­sa­tion, la « joie de vivre ». Vous savez très bien qu’il y a dans cette par­tie de l’I­ta­lie des phi­lo­sophes et de très grands écri­vains qui ont tra­vaillé sur la rai­son comme Jean-Bap­tiste Vico, Tom­ma­so Cam­pa­nel­la ou Lui­gi Piran­del­lo. On peut donc dire que dans le Sud, il y a un conflit éter­nel entre la fan­tai­sie et la raison. 

Ciné-Bulles : Cette des­crip­tion s’ap­plique éga­le­ment à vos films. Il y a presque tou­jours un côté poli­tique avec une ana­lyse ration­nelle du pou­voir et, en même temps, un lyrisme, de la fan­tai­sie.

Fran­ces­co Rosi : Le Sud est carac­té­ri­sé par une forte pré­sence des sociétés
cri­mi­nelles, dif­fé­rentes selon les régions : la Mafia sici­lienne est très dif­fé­rente de
la Comor­ra napo­li­taine, de l’An­dra­get­ta cala­braise. Même les Pouilles qui n’a­vaient pas de socié­té cri­mi­nelle avant en ont main­te­nant une très forte, la Sacra Colo­na Uni­ta. La pré­sence de ces socié­tés cri­mi­nelles repré­sente aus­si une culture. 

Ciné-Bulles : Cest ce que montrent vos films. En par­ti­cu­lier Sal­va­tore Giu­lia­no qui met l’ac­cent sur tout ce qui entoure Giu­lia­no et la culture de la Mafia. Vous avez tou­jours vou­lu dénon­cer ces pou­voirs occultes.

Fran­ces­co Rosi : Ce n’est pas seule­ment une ques­tion de dénon­cia­tion. Il faut faire des films qui pro­voquent une réflexion sur des sujets qui ne sont pas néces­sai­re­ment connus par tous les publics. Comme le ciné­ma est un moyen puis­sant de connais­sances et aus­si d’é­changes, j’ai tou­jours pen­sé qu’à tra­vers le ciné­ma on pou­vait par­ler d’His­toire, de culture ou de dif­fé­rences eth­niques, mais pas à la manière d’un essai ou dans un style jour­na­lis­tique, plu­tôt comme un roman. Parce que je raconte des his­toires, je ne suis pas néces­sai­re­ment un pro­fes­seur d’his­toire ni un jour­na­liste. Mon acti­vi­té prin­ci­pale, c’est d’être un nar­ra­teur : je raconte la vie des hommes, même s’il n’est pas néces­saire de la racon­ter tou­jours en s’in­té­res­sant à leur vie pri­vée. Ce qui carac­té­rise la plu­part de mes films, c’est le rap­port entre l’in­di­vi­du et la col­lec­ti­vi­té. Je me suis pré­oc­cu­pé de ce qui est public, parce que cela nous appar­tient à tous, en tant qu’­hommes et en tant que citoyens. Sal­va­tore Giu­lia­no, Main basse sur la ville, l’Af­faire Mat­tei, Cadavres exquis, Trois Frères, les Hommes contre et le Christ s’est arrê­té à Ebo­li sont tous des films qui valo­risent le côté public de l’his­toire et non pas le côté privé. 

Ciné-Bulles : Mais dans vos films plus récents, je pense à Oublier Palerme, vous éta­blis­sez des liens entre l’in­di­vi­duel et le col­lec­tif en pri­vi­lé­giant l’as­pect pri­vé.

Fran­ces­co Rosi : C’est pour cela que j’ai dit que dans presque tous mes films j’ai posé l’ar­gu­ment des rap­ports entre les indi­vi­dus et les col­lec­ti­vi­tés, et qu’il y a des films dans les­quels j’ai car­ré­ment pri­vi­lé­gié l’as­pect public et un peu mis de côté l’a­na­lyse psy­cho­lo­gique des per­son­nages. Il y a d’autres films où j’ai davan­tage accen­tué le côté psy­cho­lo­gique, le côté pri­vé. Dans Oublier Palerme comme dans Chro­nique d’une mort annon­cée, ou Car­men, on retrouve cela. Dans le der­nier, la Trêve, c’est le pro­blème de l’Ho­lo­causte mais aus­si le pro­blème du retour à la vie. Ce n’est pas seule­ment la ques­tion de la mémoire, des camps d’ex­ter­mi­na­tion nazis, mais la façon de pou­voir se reprendre, se retrou­ver, petit à petit, pen­dant les neuf mois de ce voyage de retour dans une Europe en ruines. C’est la pos­si­bi­li­té de voir com­ment un homme qui a été détruit dans son âme, dans sa conscience, dans sa concep­tion de la vie par l’hor­reur nazie, peut tout de même reprendre le goût de la vie : retrou­ver le goût d’un pano­ra­ma, d’é­cou­ter un peu de musique, de regar­der le visage d’un homme ou d’une femme. C’est cela que j’ai vou­lu mon­trer à par­tir du livre de Pri­mo Levi. Il y a donc un peu plus de ce côté « per­son­nel » dans mes der­niers films, alors que dans les pre­miers il y a plus de col­lec­tif et un peu moins de psy­cho­lo­gie, car pour racon­ter Giu­lia­no ou faire Main basse sur la ville, l’ef­fet m’in­té­res­sait davan­tage que le jeu psychologique. 

Ciné-Bulles : Pour tra­duire l’u­ni­vers social et phy­sique de Giu­lia­no il fal­lait mettre de côté l’as­pect psy­cho­lo­gique. C’est d’ailleurs ce que le tra­vail de camé­ra de Di Venan­zo fait très bien dans Sal­va­tore Giu­lia­no.

Fran­ces­co Rosi : Le tra­vail de camé­ra de Di Venan­zo est fabuleux. 

Ciné-Bulles : Le rap­port entre le pays phy­sique et le drame de Giu­lia­no res­sort très bien.

Fran­ces­co Rosi : J’ai revu le film à l’oc­ca­sion de la pro­jec­tion orga­ni­sée par le Fes­ti­val des films du monde. C’est une copie res­tau­rée par Cine­cit­tà, avec un noir et blanc magni­fique. Je dois admettre que j’aime moins les films en cou­leurs… J’ai tra­vaillé long­temps avec Pas­qua­li­no De San­tis, l’é­lève de Di Venan­zo. Il a com­men­cé avec moi après sa mort. Je lui ai confié Sophia Loren dans un film en cou­leurs, Cera Una Vol­ta (la Belle et le cava­lier, 1967) et il a fait une très belle pho­to : des gens disent que Sophia n’a jamais été aus­si belle que dans ce film. Elle est encore mer­veilleuse, mais à cette époque… Et il a fait la pho­to de tous mes films par la suite. Mal­heu­reu­se­ment il est mort durant le tour­nage de mon der­nier film, la Trêve. Alors j’ai confié les images à son élève, Mar­co Pontecorvo.

Ciné-Bulles : Vous êtes très fidèle à vos col­la­bo­ra­teurs, notam­ment Toni­no Guer­ra, scé­na­riste de plu­sieurs de vos films.

Fran­ces­co Rosi : Depuis Cera Una Vol­ta, il a tra­vaillé sur tous mes films. Il a la liber­té d’un poète, et il m’ap­porte son expé­rience de scé­na­riste. Je suis beau­coup plus réa­liste que lui, aus­si il y a cette ren­contre de deux carac­tères qui ont un pen­chant un peu dif­fé­rent vis-à-vis de l’é­cri­ture et de la vie, et cela pro­duit quelque chose de posi­tif. Je lui ai donc pro­po­sé de tra­vailler avec moi dans des films appa­rem­ment loin de ses pré­oc­cu­pa­tions : l’Af­faire Mat­tei, Cadavres exquis ou Lucky Lucia­no. Un réa­li­sa­teur, même s’il sait ce qu’il veut faire et se trouve à l’o­ri­gine des pro­jets qu’il réa­lise, peut avoir besoin de la confron­ta­tion pour trou­ver les solu­tions les plus adé­quates. Pour réa­li­ser des pro­jets per­son­nels qui nous tiennent à cœur, il faut faire des sacri­fices. Par exemple je n’ai pas tou­ché un sou pour réa­li­ser les Hommes contre, parce que per­sonne ne vou­lait faire ce film sur la Pre­mière Guerre mon­diale : un sujet tabou pour l’I­ta­lie. Le film tou­chait à ce sujet avec réa­lisme, dans la réa­li­té de l’hor­reur de la guerre ; c’est pour­quoi per­sonne ne vou­lait sou­te­nir cette pro­duc­tion. Il m’a donc fal­lu mettre tout mon salaire dans la pro­duc­tion du film. J’au­rais pu le reprendre ensuite, bien enten­du, mais dans les faits on ne touche rien. C’est cela le pro­blème. Et le pire, c’est que le film cir­cule, en France par exemple, mais pas en Italie. 

Ciné-Bulles : Une forme de cen­sure ?

Fran­ces­co Rosi : Celui qui a le film entre les mains ne le passe pas à la télé, parce qu’il ne veut pas de pro­blèmes avec les ins­ti­tu­tions offi­cielles. J’ai fait d’autres films dans les­quels j’ai par­ti­ci­pé pour aider à la réa­li­sa­tion, mais j’ai rare­ment pris l’argent. Vous savez, la façon de convaincre dans ce métier et de réa­li­ser les films que l’on veut faire c’est tou­jours de don­ner un coup de main sur le plan finan­cier. Je dois admettre que j’ai tou­jours trou­vé la pos­si­bi­li­té de convaincre pour tour­ner mes films.


« Fran­ces­co Rosi, pour moi, a été le grand modèle, je me sou­viens, avec Louis Malle, j’é­tais pour la pre­mière fois de ma vie dans un fes­ti­val : c’é­tait à Venise pour le Feu fol­let. J’a­vais été son assis­tant et nous étions très amis. J’ai assis­té à mon pre­mier fes­ti­val, c’é­tait en 1962, 1963 peut-être… Avec encore l’é­lé­gance ita­lienne du Lido. Et là on a vu Main basse sur la ville : l’ai été tout sim­ple­ment souf­flé parce que c’é­tait un ciné­ma extrê­me­ment dyna­mique, comme le ciné­ma amé­ri­cain. Mon grand modèle, à l’é­poque, était Elia Kazan. Et voi­là qu’on trou­vait cette même dyna­mique dans un film euro­péen, avec en plus une des­crip­tion sociale et une accu­sa­tion très pré­cise du monde de la spé­cu­la­tion immo­bi­lière qui était de mèche avec les hommes poli­tiques. On voyait en même temps les gens dans la rue, on voyait des por­traits, les expo­sants, qui à leur façon étaient sym­pa­thiques. Donc un ciné­ma extra­or­di­nai­re­ment vivant, tenu sou­vent camé­ra à l’é­paule, mais quand même tour­né comme une grande fresque. Cela n’a­vait pas le côté étri­qué de la Nou­velle Vague, qui uti­li­sait la camé­ra à l’é­paule pour suivre deux amou­reux dans un ascen­seur. C’est plus inté­res­sant quand c’est tout un quar­tier qui s’é­croule ! Cette ren­contre avec le film de Rosi m’a tou­jours beau­coup influencé. »

(Vol­ker Schlôn­dorff sur Fran­ces­co Rosi)