Grèce : “Nous assistons à la destruction d’un pays”

Stathis Kouvelakis : "Les Grecs ont un sentiment profond d'humiliation nationale qui va de pair avec le désastre social qui l'accompagne"

Stathis_KOUVELAKIS.jpgLa rue se sou­lève en Grèce. Quelque 100.000 per­sonnes ont mani­fes­té dimanche 12 février contre le nou­veau plan de rigueur voté par les dépu­tés. Sta­this Kou­ve­la­kis, pro­fes­seur de phi­lo­so­phie poli­tique au King’s Col­lege de Londres, spé­cia­liste de la Grèce, ana­lyse ce véri­table trau­ma­tisme social. Un point de rup­ture est atteint pour une grande par­tie de la popu­la­tion grecque… 

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Le plan de rigueur voté hier soir au par­le­ment peut-il être sup­por­té par la socié­té grecque ?

- Je crois qu’on a atteint un point de rup­ture. La situa­tion sociale du pays est unique en Europe occi­den­tale dans l’his­toire de l’a­près-guerre. La réa­li­té grecque ne peut se com­pa­rer qu’a­vec la grande dépres­sion des années 30, que ce soit par l’am­pleur de la réces­sion ou le taux de chô­mage. Près de 30% de la popu­la­tion a bas­cu­lé en des­sous du seuil de pauvreté.
Les rues d’A­thènes et des grandes villes sont com­plè­te­ment mécon­nais­sables. Nombre de maga­sins ont fer­mé leur porte au cours des deux der­nières années. La popu­la­tion est à bout. Les pertes de reve­nus et de salaires sont trop impor­tantes, d’a­bord dans la fonc­tion publique mais aus­si dans le pri­vé. Les nou­velles taxes sont un véri­table matra­quage. Pour une majo­ri­té de la socié­té grecque, on a plon­gé dans l’abîme.
Ce qui se dés­in­tègre éga­le­ment en Grèce, c’est l’E­tat, les ser­vices publics les plus élé­men­taires. Les manuels sco­laires n’ont pas été dis­tri­bués cette année. La situa­tion sani­taire est abso­lu­ment catas­tro­phique. Les hôpi­taux manquent de tout, y com­pris de médi­ca­ments. Ce sont des condi­tions du tiers monde. Athènes et les grandes villes grecques res­semblent de moins en moins à des villes euro­péennes, et de plus en plus à des cités sinis­trées du grand sud.

Jus­qu’où peut aller la colère de la rue ?

- Il y a un trau­ma­tisme social immense. La popu­la­tion grecque ne peut plus sup­por­ter ça. Les nou­velles mesures sont une véri­table pro­vo­ca­tion. Bais­ser de 22% un salaire mini­mum est un acte de folie. Cou­per de plu­sieurs mil­liards dans les dépenses publiques alors qu’on est en pleine réces­sion est un acte sui­ci­daire. Les pré­vi­sions offi­cielles qui accom­pagnent ce plan montrent que rien de tout cela n’est sou­te­nable. C’est la des­truc­tion du pays pour les décen­nies à venir.

A mon sens, il y a une stra­té­gie déli­bé­rée de pro­vo­quer le chaos de la part de ceux qui imposent ce type de plans à la popu­la­tion, à com­men­cer par l’U­nion européenne.

La crise sociale se double d’une crise politique ?

- La situa­tion a déjà com­plè­te­ment échap­pé au contrôle du sys­tème poli­tique. Ce gou­ver­ne­ment baroque était déjà dépour­vu de légi­ti­mi­té. Là, on plonge dans une crise sans pré­cé­dent. L’en­semble des par­tis qui for­maient la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale dépasse à peine le tiers de l’é­lec­to­rat. Le Pasok (socia­liste) qui a gagné les élec­tions de 2009 avec 44% des voix est à moins de 10% aujourd’­hui. Il est désor­mais la cin­quième force poli­tique du pays, der­rière les deux par­tis de la gauche com­mu­niste. La par­ti­ci­pa­tion à ce gou­ver­ne­ment a aus­si déjà coû­té très cher en terme de sou­tien au par­ti conser­va­teur de la Nou­velle démo­cra­tie qui a vu éga­le­ment les inten­tions de vote décliner.

Le vote d’hier soir au par­le­ment a révé­lé des rup­tures majeures dans les deux par­tis. Je ne pense pas que, même en tant que sigles, les par­tis poli­tiques grecs sur­vivent à cette crise. Le Pasok n’est plus qu’une coquille vide. Le Par­ti conser­va­teur prend le même che­min en assu­mant les choix poli­tiques qui viennent d’être faits. Il y aura des scis­sions et de nou­velles for­ma­tions qui font naître à la faveur de cette très grande instabilité.

L’i­mage de la Grèce, ber­ceau de la démo­cra­tie, qui s’es­time spo­liée de son droit de déci­der elle-même de son des­tin, est-elle justifiée ?

- Les Grecs ont un sen­ti­ment pro­fond d’hu­mi­lia­tion natio­nale qui va de paire avec le désastre social qui l’ac­com­pagne. Ils com­prennent bien que ce ne sont plus eux qui gou­vernent. Les notions de légi­ti­mi­té démo­cra­tique, de sou­ve­rai­ne­té, ont été com­plè­te­ment bafouées. Il s’a­git de dik­tats purs et simples qui sont impo­sés. Les taux de sou­tien à cette poli­tique sont négli­geables dans la popu­la­tion grecque. Il s’a­git d’un révé­la­teur bru­tal d’une réa­li­té qui va bien au-delà du cas grec mais qui concerne l’Europe.
Quelle est cette Europe qui agit de la sorte ?

Com­ment ana­ly­sez-vous l’at­ti­tude du Pre­mier ministre Lucas Papa­de­mos qui agite le spectre du chaos et de la faillite ?

- Il y a une mys­ti­fi­ca­tion qui est en train de se faire sur le terme faillite. Tout le monde sait que la dette grecque ne pour­ra pas être payée. Ce dont on dis­cute, ce sont des négo­cia­tions qui vont abou­tir à l’an­nu­la­tion d’une par­tie de la dette. Le chan­tage du gou­ver­ne­ment avec cette idée de faillite a pour but de mas­quer le fait que la ces­sa­tion de paie­ment est inévi­table. Ils veulent la rendre gérable pour l’U­nion euro­péenne, en empê­chant la conta­gion à d’autres pays et en mini­mi­sant les pertes. C’est ça la véri­table stratégie.

La ces­sa­tion de paie­ment n’est pas une catas­trophe. Si elle se fai­sait à l’i­ni­tia­tive du gou­ver­ne­ment grec pour rené­go­cier sa dette dans des condi­tions qui seraient sou­te­nables, ce serait l’arme la plus adé­quate. Un gou­ver­ne­ment grec res­pon­sable devrait faire ce que gou­ver­ne­ment Kirch­ner a fait en 2001 dans une situa­tion com­pa­rable face à l’ef­fon­dre­ment de l’Ar­gen­tine. Le gou­ver­ne­ment agit de manière irres­pon­sable dans le seul but d’es­sayer de pro­té­ger ce qu’il est encore pos­sible de pro­té­ger des inté­rêts du sec­teur bancaire.

Com­ment voyez-vous l’a­ve­nir de la socié­té grecque ?

- Aucune poli­tique ne peut pas­ser si elle ne dis­pose pas d’un socle mini­mal de sou­tien dans la socié­té, même mino­ri­taire. Ce socle n’existe tout sim­ple­ment pas dans la socié­té grecque actuelle. Nous assis­tons à la des­truc­tion d’un pays. L’a­ve­nir va venir de la réac­tion popu­laire qui impo­se­ra des solu­tions viables et sou­te­nables. Au centre de ces solu­tions se trouve la ces­sa­tion de paie­ment et l’an­nu­la­tion de la majeure par­tie de la dette grecque qui doivent être accom­pa­gnées de mesures radi­cales comme la recon­si­dé­ra­tion des rap­ports avec l’U­nion euro­péenne et la sor­tie de l’euro.
Vue l’am­pleur du désastre, il est dif­fi­cile de ne pas éprou­ver des sen­ti­ments de colère et de peur mais je pense que l’es­poir réside dans le fait que le peuple ne se laisse pas faire. Les Grecs font réagir et c’est là que se trouve l’es­poir pour trou­ver des alter­na­tives qui soient à la fois justes et socia­le­ment soutenables.

Source de l’ar­ticle : Tlax­ca­la