“Hitchcock”, un film traitant pour une bonne part de choses pas vraiment importantes

Les faits relatés dans le film sont pour l’essentiel des broutilles autour de la production de Psycho.

Mis en scène par Sacha Ger­va­si, scé­na­rio de John J. McLaugh­lin, basé sur le livre de Ste­phen Rebello

Le cinéaste légen­daire bri­tan­nique Alfred Hit­ch­cock (1899 – 1980) a mis en scène plus de cin­quante long-métrages pen­dant une car­rière embras­sant six décen­nies. Aujourd’hui, il est géné­ra­le­ment recon­nu comme l’un des plus grands artistes du ciné­ma bri­tan­nique et américain.

Il a réa­li­sé des clas­siques tels que The 39 Steps (Les 39 marches, 1935),The Lady Vanishes (Une femme dis­pa­raît, 1938), Sabo­teur (Cin­quième colonne, 1942), Noto­rious (Les enchaî­nés, 1946), Stran­gers on a Train (L’inconnu du Nord-Express, 1951), The Man Who Knew Too Much(L’homme qui en savait trop, 1956), Ver­ti­go (Sueurs froides, 1958) et North by Nor­th­west (La mort aux trousses, 1959), pour n’en nom­mer que quelques-uns.

Les prouesses ciné­ma­to­gra­phiques magis­trales d’Hitchcock offrent du drame intense agré­men­té d’humour noir sub­til et révèlent une vision pers­pi­cace, sin­gu­lière et inquié­tante d’un monde tour­men­té. Il est tout à fait natu­rel que le cinéaste fas­cine le public, tant à cause de sa vie artis­tique que per­son­nelle. Cette année, deux films au sujet d’Hitchcock sont sor­tis – The Girl, récem­ment émis par HBO, et Hit­ch­cock, une œuvre dra­ma­tique mise en scène par Sacha Ger­va­si et concen­trée sur la genèse de Psy­cho (Psy­chose, 1960), l’une des œuvres les mieux connues du cinéaste.

Psy­cho fut un suc­cès majeur, au niveau des cri­tiques aus­si bien que des recettes, vu par des publics dans le monde entier. Au sujet de ce film, Hit­ch­cock a expli­qué au cinéaste Fran­çois Truf­faut, dans le livre de 1967 docu­men­tant leur conver­sa­tion : « Je crois que c’est une grande satis­fac­tion pour nous d’utiliser l’art ciné­ma­to­gra­phique pour créer des émo­tions des masse. »[[(note de la trad. : cita­tion tirée du livre Hit­ch­cock Truf­faut, éd. défi­ni­tive Gal­li­mard 1993)]] Pen­dant le demi-siècle écou­lé depuis la sor­tie de Psy­cho, des his­to­riens et des cri­tiques de ciné­ma ont déployé de grands efforts pour dis­sé­quer le film et l’impact qu’il a eu. En d’autres termes, il s’agit là d’un sujet por­teur d’une grande por­tion d’histoire culturelle.

Le Bri­tan­nique Ger­va­si, a main­te­nant lui aus­si, sans se lais­ser effrayer, rele­vé le défi. Basé sur un scé­na­rio qui repose sur le livre de Ste­phen Rebel­lo Alfred Hit­ch­cock and the making of Psy­cho, son film consacre beau­coup moins de temps à la pro­duc­tion effec­tive de Psy­cho qu’aux spé­cu­la­tions au sujet de la rela­tion entre Hit­ch­cock (Antho­ny Hop­kins) et sa femme et col­la­bo­ra­trice, la remar­quable Alma Reville (Helen Mirren).

Le film de Ger­va­si com­mence et se ter­mine sur une scène mon­trant Hit­ch­cock qui offi­cie comme ani­ma­teur dans une émis­sion sem­blable à celle d’Alfred Hit­ch­cock pre­sents, sa série télé­vi­suelle popu­laire des années 1950 et 1960. Au début du film, le cinéaste, âgé de 60 ans, désire ardem­ment se lan­cer dans un nou­veau pro­jet renouant avec l’un de ses plus grands suc­cès com­mer­ciaux, North by Northwest.

La pro­po­si­tion d’Hitchcock de faire un film libre­ment ins­pi­ré de l’étude de Robert Block sur le sinistre assas­sin Ed Gein, est reje­té au début par le chef des stu­dios Para­mount, Bar­ney Bala­ban (Richard Port­now), l’agent d’Hitchcock Lew Was­ser­man (Michael Stuhl­barg) et Alma elle-même.

Para­mount cède lorsqu’Hitchcock accepte de finan­cer le pro­jet lui-même, en échange d’un pour­cen­tage des recettes brutes, met­tant par là en péril sa mai­son de Bel Air en Cali­for­nie. Alma sou­tient son mari, mais com­mence à sen­tir qu’elle n’est pas appré­ciée sur le plan pro­fes­sion­nel. Par ailleurs, elle est lasse de sur­veiller ses habi­tudes ali­men­taires et se sent mena­cée par sa pré­di­lec­tion pour les actrices tenant les pre­miers rôles, la der­nière étant Janet Leigh (Scar­lett Johans­son) dans Psy­cho. A titre de pro­vo­ca­tion, Alma com­mence à tra­vailler sur un scé­na­rio avec son ami Whit­field Cook (Dan­ny Hus­ton), qui avait contri­bué aux scé­na­rios de Stage Fright (Le grand alibi,1950) et Stran­gers on a Train.

Hit­ch­cock en veut au deuxième rôle de Psy­cho, Vera Miles (Jes­si­ca Biel) parce qu’elle s’était reti­rée de Ver­ti­go, étant tom­bée enceinte (« Pour­quoi elles me tra­hissent tou­jours ? »). Nor­man Bates, per­tur­bé par une sexua­li­té confuse et obsé­dé par sa mère, sera joué de manière mémo­rable par Tony Per­kins (James D’Arcy), choi­si par Hit­ch­cock pour sa lan­gueur et sa nervosité.

Gein (Michael Win­cott) pour sa part, un agri­cul­teur fou et cri­mi­nel du Wis­con­sin, qui a tué plu­sieurs femmes et pro­fa­né de nom­breux cadavres dans les années 1950, sur­git sans arrêt dans les cau­che­mars et les pen­sées mor­bides d’Hitchcock. Bizar­re­ment, dans le film de Ger­va­si, Gein prend le sta­tut de thé­ra­peute du cinéaste, conseillant à Hit­ch­cock de « ne pas refou­ler ces choses ».

En rai­son du désac­cord entre Alma et Hit­ch­cock, la pre­mière ver­sion dePsy­cho est mort-née. Elle prend vie seule­ment lors­qu’ Hit­ch­cock recon­naît que fina­le­ment sa femme joue le pre­mier rôle pour lui.

Hit­ch­cock pré­sente un plus grand inté­rêt quand il traite de la lutte du cinéaste contre le stu­dio et les cen­seurs et de l’ingéniosité dont il fait preuve en pro­mou­vant le film. Il est consi­dé­ra­ble­ment moins inté­res­sant quand il pro­pose des spé­cu­la­tions concer­nant la rela­tion entre les Hit­ch­cock. Il est ridi­cule lorsqu’il intro­duit Gein comme psy­ché du cinéaste.

Les faits rela­tés dans le film sont pour l’essentiel des brou­tilles autour de la pro­duc­tion de Psy­cho. De plus, Hit­ch­cock pèche par une construc­tion inélé­gante et un scé­na­rio super­fi­ciel, fai­blesses qui sont quelque peu mas­quées par les per­for­mances sai­sis­santes de Mir­ren et Hop­kins, bien que ce der­nier soit plu­tôt monotone.

Mir­ren et Hop­kins éclipsent – et c’est peu dire – bon nombre des acteurs secon­daires. Johans­son et Biel ont l’air pétri­fiées la plu­part du temps. La talen­tueuse Toni Col­lette comme assis­tante d’Hitchcock tient bon, de même que Stuhl­barg qui joue l’agent d’Hitchcock. Hus­ton est un peu plat, mais il a sur­tout la fonc­tion d’un arti­fice per­met­tant d’agencer une crise conju­gale. Le rôle de Gein aurait été mieux pla­cé dans la pou­belle de la salle de montage.

Psy­cho, fait en trente jours, fut tour­né en noir et blanc en par­tie pour faire en sorte que la fameuse scène du meurtre sous la douche puisse fran­chir l’obstacle des agents du Code de Pro­duc­tion. Les notes d’Hitchcock expliquent que Psy­cho a géné­ré plus du double des recettes de North by Nor­th­west, son plus grand suc­cès anté­rieur, et en 2012, le film a été clas­sé 18e sur la liste des plus grands films amé­ri­cains com­pi­lée par l’American Film Institute.

Psy­cho contient des élé­ments fas­ci­nants, y com­pris bien sûr le remar­quable Per­kins. Le cri­tique Man­ny Faber a tou­te­fois regret­té le « fouillis » et le « maté­riel spé­cu­la­tif » dans le film (« Pour­quoi la taxi­der­mie doit-elle néces­sai­re­ment être un hob­by macabre ? », alors qu’il loue le pre­mier tiers (« le train-train quo­ti­dien d’une récep­tion­niste dans l’immobilier ») comme « dépouillé, rigou­reux, mini­mal ». Comme étude psy­cho­lo­gique, la plus grande par­tie de Psy­cho paraît aujourd’hui plu­tôt absurde, et une par­tie énorme sert d’échafaudage pour construire l’apogée cho­quante du film.

En com­pa­rai­son des chefs‑d’œuvre pré­cé­dents tels The Man Who Knew Too Much, Ver­ti­go et North by Nor­th­west qui, cha­cun dans son genre, fait un com­men­taire nuan­cé et gla­çant de l’Amérique d’après-guerre, la flam­boyance fan­tai­siste de Psy­cho paraît moins révé­la­trice et moins intrigante.

Dans un article au sujet du remake fidèle par Gus Van Sant, écrit par David Walsh du WSWS en 1998, ce der­nier fait le com­men­taire sui­vant : « On dit du Psy­cho ori­gi­nal qu’en fai­sant de Nor­man Bates, qui­dam d’apparence ordi­naire, un maniaque meur­trier, Hit­ch­cock a trans­for­mé l’idée que le public de ciné­ma se fai­sait de l’anormal et du psy­cho­tique dans la vie amé­ri­caine, les ren­dant qua­si­ment pal­pables. Je pense, hélas, que c’est en grande par­tie le contraire. Le scé­na­rio et le film ont, à mon avis, raté l’occasion de dire quelque chose de sub­stan­tiel au sujet de l’Amérique ‘nor­male’ et ont sim­ple­ment créé une nou­velle caté­go­rie de l’Autre étran­ger… »

« Psy­cho, il me semble, a révé­lé les limites artis­tiques et intel­lec­tuelles d’Hitchcock et a mar­qué le début de son déclin. La source des dif­fi­cul­tés devient encore plus ‘exté­rieure’ et étran­gère dans The Birds (Les oiseaux), et par la suite, le cinéaste a déri­vé vers des films de Guerre froide et d’autres pro­jets mineurs. » (Truf­faut avait l’impression que Hit­ch­cock n’était satis­fait d’aucun des films qu’il avait créés après Psycho.)

Néan­moins, il faut tenir compte des cir­cons­tances sociales et cultu­relles dans les­quelles Psy­cho est sor­ti. La fin offi­cielle de la liste noire anti-com­mu­niste hol­ly­woo­dienne, avec toute la couar­dise et le confor­misme qu’elle engen­drait, n’est pas arri­vée avant l’automne/hiver 1960, plu­sieurs mois après la sor­tie de Psy­cho, lorsque le nom de Dal­ton Trum­bo a figu­ré dans les géné­riques de Spar­ta­cus et Exo­dus. (Hit­ch­cock avait joué un rôle dans la fin de l’interdiction ayant enga­gé en 1957 Nor­man Lloyd, acteur jusque là sur la liste noire, comme pro­duc­teur asso­cié de ses séries télé­vi­suelles de CBS.)

Dans ce sens, Psy­cho, avec son approche franche de l’adultère, du crime en col blanc et du désordre, appor­ta une bouf­fée d’air frais dans cette époque et bros­sa un tableau inquié­tant de l’Amérique moyenne des années 1950.

Hélas, Ger­va­si, réa­li­sa­teur d’Hitchcock (qui a signé aus­si le docu­men­taire Anvil : The Sto­ry of Anvil) et le scé­na­riste John J. Mc Laugh­lin (co-auteur de Black Swan, en plus de quelques films et séries télé­vi­suels) ne sont sim­ple­ment pas à la hau­teur. Ils s’attardent lon­gue­ment sur les futi­li­tés lubriques de la vie d’Hitchcock. Une approche sérieuse de son œuvre exi­ge­rait une com­pré­hen­sion du pro­ces­sus artis­tique et social que pra­ti­que­ment per­sonne ne pos­sède dans le monde actuel du cinéma.

Hit­ch­cock était l’un de ces artistes majeurs du ciné­ma tels Char­lie Cha­plin, John Ford, Orson Welles et Howard Hawks, qui ont pris au sérieux leur art et leur explo­ra­tion de la vie, tout en offrant un diver­tis­se­ment popu­laire for­mi­dable. Une telle capa­ci­té est tou­jours liée à une com­pré­hen­sion pro­fonde des temps et des mœurs et com­porte une part d’opposition.

Hit­ch­cock était un artiste conscient du milieu du 20e siècle et de toutes les menaces et tous les dan­gers de cette époque. Il est deve­nu majeur au moment de la Révo­lu­tion russe et a vécu la mon­tée du fas­cisme, du sta­li­nisme et les deux Guerres mon­diales. Une des choses qui inté­res­saient Hit­ch­cock était d’examiner com­ment des gens ordi­naires, avec leurs forces et fai­blesses ordi­naires, navi­guaient dans cette période traî­tresse et com­ment ils s’accrochaient à leur digni­té et à leur san­té men­tale – ou n’y par­ve­naient pas.

Com­pa­rant Orson Welles à Hit­ch­cock, le cri­tique Andrew Sar­ris a écrit que « Welles se pré­oc­cupe des sen­ti­ments ordi­naires de gens extra­or­di­naires, et Hit­ch­cock des sen­ti­ments extra­or­di­naires de gens ordi­naires. Alors que Welles évo­lue dans des cadres baroques, Hit­ch­cock fonc­tionne dans des cadres banals. »

Bien qu’aucune ima­gi­na­tion même exu­bé­rante ne puisse voir en Hit­ch­cock un cinéaste sciem­ment poli­tique, il avait, comme la plu­part des artistes inté­res­sants de l’époque, des contacts avec des idées et des per­son­na­li­tés de gauche. Par­mi ces der­nières il y avait Ivor Mon­ta­gu, Peter Vier­tel, Doro­thy Par­ker, John Hou­se­man, Ben Hecht, John Stein­beck, Jo Swer­ling, Clif­ford Odets et Sean O’Casey.

Le célèbre acteur et pro­duc­teur Hou­se­man obser­vait, au sujet de sa pre­mière ren­contre avec Hit­ch­cock en 1941 : « Je n’étais pas pré­pa­ré à ren­con­trer un homme aux sen­si­bi­li­tés exa­gé­ré­ment déli­cates, mar­qué par une édu­ca­tion catho­lique sévère et les cica­trices infli­gées par un sys­tème social contre lequel il était en révolte per­ma­nente. »

Cet esprit de « révolte », com­bi­né à son réa­lisme méti­cu­leux, appa­raît dans sa repré­sen­ta­tion hos­tile des agents de police et des repré­sen­tants de l’autorité en par­ti­cu­lier. Une bonne par­tie de ses pro­ta­go­nistes sont, d’une manière ou d’une autre, « en cavale » ou injus­te­ment accu­sés d’un crime (The 39 Steps, Sabo­teur, North by Nor­th­west, Fren­zy [1972], etc.). Le coup mon­té contre un homme ou une femme inno­cents (réa­li­sé dans un style presque docu­men­taire dans The Wrong Man (Le faux cou­pable, 1956) est un motif cen­tral, et un motif adé­quat pour une grande par­tie du siècle passé.

Truf­faut, le col­lègue cinéaste, disait d’Hitchcock : « Son œuvre est à la fois com­mer­ciale et expé­ri­men­tale »* et, plus loin, « Le ciné­ma d’Alfred Hit­ch­cock n’est pas tou­jours exal­tant mais tou­jours enri­chis­sant, ne serait-ce que par la luci­di­té effrayante avec laquelle il dénonce les offenses que les hommes font à la beau­té et à la pure­té. » [[(note de la trad. : cita­tion tirée du livre Hit­ch­cock Truf­faut, éd. défi­ni­tive Gal­li­mard 1993)]]

En fin de compte, il semble que seule une petite par­tie des pré­oc­cu­pa­tions ou des carac­té­ris­tiques les plus inté­res­santes du remar­quable cinéaste soit par­ve­nue à trou­ver sa place dans Hitchcock.

Joanne Lau­rier

Article ori­gi­nal, WSWS, paru le 10 jan­vier 2013