Homais et Mozart

EN LIEN :

Faut-il rappeler aussi que l’art et la civilisation ne sont pas le tour de France cycliste

Image_6-36.pngpar Odile Tob­ner, 3 mars

En affir­mant publi­que­ment la supé­rio­ri­té de notre civi­li­sa­tion, l’inénarrable Guéant a ouvert les vannes à un flot inin­ter­rom­pu de stu­pi­di­tés, ce qui était pro­ba­ble­ment le but pour­sui­vi. Ain­si Bru­no Goll­nisch, le pen­seur du Front natio­nal, et Luc Fer­ry, célèbre confé­ren­cier mon­dain, ont sou­te­nu cette âne­rie en com­pa­rant Mozart et le tam tam.

C’est là une vieille ficelle de la rhé­to­rique raciste, que celle qui consiste à com­pa­rer les pro­duc­tions les plus sophis­ti­quées d’une culture don­née avec le folk­lore d’une autre. Ces deux Homais mani­festent sur­tout par là leur mécon­nais­sance crasse de l’art musi­cal, qui se réduit pour eux aux cli­chés les plus écu­lés. Il faut être un véri­table esthète pour être en mesure d’apprécier les pro­duc­tions artis­tiques des cultures éloi­gnées, qui res­tent impé­né­trables aux philistins.

Ain­si Gide, dont le goût musi­cal dépas­sait de cent cou­dées celui de tous les Goll­nisch et Fer­ry réunis, décrit, dans le Voyage au Congo, ce qu’il a enten­du dans un vil­lage d’Afrique centrale :

« Un chant extrê­me­ment bizarre (chœur des enfants sur­tout) avec l’emploi d’un quart de ton, d’autant plus sen­sible que les voix sont très justes, qui fait un effet déchi­rant presque into­lé­rable », et encore : « Cette poly­pho­nie par élar­gis­se­ment et écra­se­ment du son est si déso­rien­tante pour nos oreilles sep­ten­trio­nales que je doute qu’on la puisse noter avec nos moyens gra­phiques […] L’attaque du refrain se fait à la fois sur plu­sieurs notes. Cer­taines voix montent, d’autres des­cendent. On dirait des lianes autour de la tige prin­ci­pale, épou­sant sa courbe mais sans la suivre exac­te­ment. »

Les stu­pi­di­tés sur cer­taines pro­duc­tions de l’art plas­tique de l’antiquité afri­caine ne manquent pas non plus, sur­tout chez les eth­no­logues, qui leur appliquent les pon­cifs sur « l’âme noire », son ins­tinct, sa spon­ta­néi­té, pour expli­quer le carac­tère sty­li­sé des formes. Le choc que subirent les artistes euro­péens au début du XXème siècle au contact de ces œuvres, « qui aban­donnent les don­nées sen­sibles au pro­fit des don­nées concep­tuelles », selon la pro­fonde remarque d’Emmanuel Berl, fait jus­tice du pré­ju­gé. Derain et Picas­so admi­raient « avec quel art les indi­gènes de la Gui­née et du Congo arri­vaient à repro­duire la figure humaine en n’utilisant aucun élé­ment emprun­té à la vision directe ». Cet art de l’essentiel, qui marque un moment spé­ci­fique de l’art en Afrique, lequel se trouve être pos­té­rieur à la sta­tuaire d’Ifé, d’un minu­tieux réa­lisme, est tout sauf un « art pre­mier », comme une vision pri­maire l’a dénommé.

Faut-il rap­pe­ler aus­si que l’art et la civi­li­sa­tion ne sont pas le tour de France cycliste et que les dif­fé­rentes formes qu’ils prennent dans les socié­tés humaines sont incom­men­su­rables. Faut-il rap­pe­ler enfin que, quelles que soient les formes, les lieux et les époques, il y a des génies qui émergent de la masse de l’expression banale des peuples.

Bau­de­laire, si mécon­nu de l’« élite » bour­geoise de son temps – cet oxy­more est tou­jours d’actualité -– a défi­ni la connais­sance du beau, à la fois uni­ver­sel et varié, par ce qu’il appelle « cette grâce divine du cos­mo­po­li­tisme », étran­gère à l’idée toute faite pro­fé­rée par « l’insensé doc­tri­naire du beau » qui pré­tend « défendre […] de jouir de rêver ou de pen­ser par d’autres pro­cé­dés que les siens propres – science bar­bouillée d’encre, goût bâtard, plus bar­bare que les bar­bares » et il ajoute : « tout peuple est bar­bare quand il est jugé ».

L’introduction à L’exposition uni­ver­selle de 1855 est la plus spi­ri­tuelle réfu­ta­tion aux dis­cours des Fer­ry, Goll­nisch, Bru­ck­ner, Fin­kiel­kraut, et autres Guai­no, Guéant et Sar­ko­zy. Cela récon­forte d’être fran­çais. Reli­sons éga­le­ment Mon­taigne, ce génial « rela­ti­viste », qui, comme Sha­kes­peare, retrouve en lui-même la nature humaine et parle à cha­cun sa langue. Cela nous conso­le­ra des pré­ten­tions de Guéant à rame­ner la France à son aune déri­soire. La France selon Guéant c’est celle d’Arthur, comte de Gobi­neau. Cet astre de la pen­sée, que le monde entier nous envie, écri­vit De l’inégalité des races humaines, dont le rayon­ne­ment civi­li­sa­teur est bien connu pour avoir ins­pi­ré l’idéologie aryenne.

Par ailleurs, comme Guéant confond civi­li­sa­tion et « droits de l’homme et démo­cra­tie », il faut lui rap­pe­ler qu’au temps de Mozart les pays d’Europe pra­ti­quaient la tor­ture judi­ciaire et les exé­cu­tions les plus cruelles : sup­plice de la roue, écar­tè­le­ment, ne par­lons pas des trai­te­ments infli­gés aux “infé­rieurs” qu’ils ont décou­verts sur les autres conti­nents et qu’ils ont entre­pris d’exterminer, comme Césaire le rap­pelle dans son Dis­cours sur le colo­nia­lisme : “L’Occident est juché sur le plus haut tas de cadavres de l’histoire de l’humanité “.

Flau­bert aurait sûre­ment ins­crit dans son Dic­tion­naire des idées reçues l’axiome sui­vant : « Civi­li­sa­tion occi­den­tale : com­mence avec la nais­sance de Claude Guéant et se borne aux fron­tières du VIIIe arron­dis­se­ment de Paris » pour illus­trer la bêtise, telle qu’il l’a incar­née dans le per­son­nage de Homais de Madame Bova­ry : un notable rai­son­neur et pré­ten­tieux, enfer­mé dans ses sen­tences de bas étage et dévot de ce qu’il appelle le Pro­grès, « cette idée gro­tesque », selon Bau­de­laire, qui ajoute cruel­le­ment « Cette infa­tua­tion est le diag­nos­tic d’une déca­dence déjà trop visible ».

Source de l’ar­ticle : Les mots sont importants