“La Désintégration” un film de Philippe Faucon

Olivier Barlet: Contre les stéréotypes, la seule réponse est humaine

par Oli­vier Barlet

L’A­rabe est, dans l’i­ma­gi­naire occi­den­tal issu de l’é­poque colo­niale, un per­son­nage fourbe et mena­çant dont il faut se méfier. Cette image se cris­tal­lise aujourd’­hui face à la menace ter­ro­riste : tout Arabe est un ter­ro­riste en puis­sance. La réa­li­té est bien sûr toute autre mais il est vrai que c’est dans les rangs des inté­gristes isla­mistes que se recrutent les ter­ro­ristes du 11 sep­tembre et autres atten­tats trau­ma­ti­sants. C’est face à cette dua­li­té qu’é­vo­lue le nou­veau film de Phi­lippe Fau­con : démon­ter les sté­réo­types mais aus­si com­prendre la dérive qui mène au terrorisme.

L’exer­cice est dif­fi­cile. Contre les sté­réo­types, la seule réponse est humaine : en per­met­tant à ses per­son­nages d’exis­ter en esprit et en chair, Fau­con démonte les cli­chés comme il ne cesse de le faire dans son ciné­ma. Même issu d’un cas­ting appro­fon­di, on retrouve dans La Dés­in­té­gra­tion l’es­prit de Samia (2000) : un ciné­ma qui sort des per­son­nages plu­tôt que des per­son­nages choi­sis pour mettre en scène une his­toire comme c’é­tait le cas dans La Tra­hi­son (2005) ou Dans la vie (2008). Sans aller jus­qu’à l’ex­trême de la dis­tance mobi­li­sante qu’a­vait choi­si le Tuni­sien Nou­ri Bou­zid dans Making of (2006) où l’ac­teur prin­ci­pal inter­rom­pait trois fois le tour­nage pour se rebel­ler contre le rôle qu’il devait tenir, ce type de ciné­ma est for­cé­ment docu­men­taire : il puise son acui­té dans la spon­ta­néi­té du jeu d’ac­teurs sans grande expé­rience pro­fes­sion­nelle, voire non pro­fes­sion­nels, pla­cés en situa­tions pour réagir.

La Dés­in­té­gra­tion campe ain­si trois jeunes d’une cité de ban­lieue qui se font embo­bi­ner par un inté­griste qui les pousse à deve­nir des bombes humaines. L’ac­cent est mis sur Ali (inter­pré­té avec une grande pré­sence par Rashid Deb­bouze, frère de Dja­mel et dont c’est le pre­mier grand rôle au ciné­ma) et sur sa famille. Les échanges avec sa mère (tou­chante Zah­ra Addioui, non pro­fes­sion­nelle), avec sa sœur, son frère et son père placent peu à peu les causes de sa dérive : dégoû­té par le fait que son nom d’A­rabe lui ferme toutes les portes pour arri­ver socia­le­ment, il com­prend qu’il s’a­git là d’une conti­nui­té avec ce qu’a connu son père ouvrier. Cette exclu­sion mène au déses­poir puis à la colère. C’est sur cette frus­tra­tion que l’in­té­griste Dja­mel bâtit sa mani­pu­la­tion : de vic­times, il pro­pose à ses pro­té­gés de deve­nir les héros d’un islam ven­geur et victorieux. 

Fau­con prend bien soin de fil­mer le prêche d’un imam modé­ré pour y oppo­ser un contre dis­cours, mais il ne s’at­tache pas à la confron­ta­tion : son pro­pos reste com­ment se bâtissent la bles­sure et la soli­tude d’A­li qui va rapi­de­ment, d’el­lipse en ellipse, des­cendre l’é­chelle sociale et se cou­per du monde et de toute joie pour deve­nir le jouet d’un des­tin choi­si pour lui. L’es­pace du film se rétré­cit au fur et à mesure que sa propre pers­pec­tive s’a­me­nuise. L’é­pure de chaque plan concourt à leur inten­si­té et ren­force la pré­sence des per­son­nages tan­dis que la ten­sion aug­mente à la faveur d’un décou­page au cor­deau avec la pré­pa­ra­tion du geste fatal.

Sui­vant ain­si l’im­pla­cable méca­nique avec la pré­ci­sion d’un polar, Fau­con divise son film entre les causes et leur consé­quence. S’il échappe à la démons­tra­tion péda­go­giste, c’est qu’il pré­serve en tout moment la charge humaine. Ali et ses com­pères sont tout le contraire des tueurs à gages ou des monstres qu’on fan­tasme dans les médias : ils conservent leur fai­blesse jus­qu’au bout. Les com­prendre n’im­plique ni de leur par­don­ner ni de les déres­pon­sa­bi­li­ser, mais les stig­ma­ti­ser n’au­rait ser­vi à rien tant il est aujourd’­hui essen­tiel, face à la pen­sée du tout-répres­sif, de démon­ter les condi­tions qui concourent à la violence. 

C’est en s’ins­cri­vant dans ce pro­jet par toute son esthé­tique et son rap­port à ses acteurs que le film de Phi­lippe Fau­con contri­bue avec une impres­sion­nante jus­tesse à pré­ve­nir la dés­in­té­gra­tion de ces hommes de chair et de sang qui consti­tuent notre société.

Oli­vier Barlet

Source : afri­cul­tures