La France préparait depuis novembre le renversement de Kadhafi

par Franco Bechis

par Fran­co Bechis, Direc­teur adjoint du quo­ti­dien ita­lien Libe­ro

http://fbechis.blogspot.com/

Source : http://www.voltairenet.org/article169058.html#article169058

Selon le jour­na­liste de la droite libé­rale ita­lienne Fran­co Bechis, la révolte de Ben­gha­zi aurait été pré­pa­rée depuis novembre 2010 par les ser­vices secrets fran­çais. Comme le remarque Miguel Mar­ti­nez du site inter­net pro­gres­siste Come­Don­Chis­ciotte (http://www.comedonchisciotte.org/site/index.php), ces révé­la­tions, encou­ra­gées par les ser­vices secrets ita­liens, doivent se com­prendre comme une riva­li­té au sein du capi­ta­lisme euro­péen. Le Réseau Vol­taire pré­cise que Paris a rapi­de­ment asso­cié Londres à son pro­jet de ren­ver­se­ment du colo­nel Kadha­fi (force expé­di­tion­naire fran­co-bri­tan­nique). Ce plan a été modi­fié dans le contexte des révo­lu­tions arabes et pris en main par Washing­ton qui a impo­sé ses propres objec­tifs (contre-révo­lu­tion dans le monde arabe et débar­que­ment de l’Africom sur le conti­nent noir). La coa­li­tion actuelle est donc la résul­tante de ces ambi­tions dis­tinctes, ce qui explique ses contra­dic­tions internes.

24 MARS 2011 

Pre­mière étape du voyage, 20 octobre 2010, Tunis. C’est là qu’est des­cen­du avec toute sa famille d’un avion de Libyan Air­lines, Nou­ri Mes­ma­ri, chef du pro­to­cole de la cour du colo­nel Muha­mar Kadha­fi. C’est un des grands per­ro­quets du régime libyen, depuis tou­jours aux côtés du colo­nel. Le seul ‑com­pre­nons-nous- qui avec le ministre des Affaires étran­gères Mous­sa Kous­sa avait un accès direct à la rési­dence du raïs sans avoir à frap­per (avant d’entrer, NdT). 

Le seul à pou­voir fran­chir le seuil de la suite 204 du vieux cercle offi­ciel de Ben­gha­zi où le colo­nel libyen a accueilli avec tous les hon­neurs le Pre­mier ministre ita­lien Sil­vio Ber­lus­co­ni pen­dant la visite offi­cielle en Libye. Cette visite de Mes­ma­ri à Tunis ne dure que quelques heures. On ne sait pas qui il ren­contre dans la capi­tale où la révolte contre Ben Ali couve sous la cendre. Mais il est désor­mais cer­tain que dans ces heures-là et dans celles qui ont immé­dia­te­ment sui­vi, Mes­ma­ri jette les ponts de ce qui, à la mi-février, allait deve­nir la rébel­lion de la Cyré­naïque. Et pré­pare l’estocade contre Kadha­fi en cher­chant et obte­nant l’alliance sur deux fronts : le pre­mier est celui de la dis­si­dence tuni­sienne. Le second est celui de la France de Nico­las Sar­ko­zy. Et les deux alliances lui réussissent. 

C’est ce dont témoignent des docu­ments de la DGSE, le ser­vice secret fran­çais, et une série de nou­velles fra­cas­santes qui ont cir­cu­lé dans les milieux diplo­ma­tiques fran­çais à par­tir de la lettre confi­den­tielle, Magh­reb Confi­den­tial (dont il existe une ver­sion syn­thé­tique et acces­sible payante). 

Image_2-41.pngL’ex com­pa­gnon de Kadha­fi, Nou­ri Mas­soud El-Mes­ma­ri, a fait défec­tion le 21 octobre 2010. Il vit aujourd’hui sous pro­tec­tion des ser­vices secrets fran­çais. Mes­ma­ri arrive à Paris le len­de­main, 21 octobre. Et il n’en bou­ge­ra plus. En Libye il n’a pas caché son voyage en France, puisqu’il a emme­né avec lui toute sa famille. La ver­sion est qu’à Paris il doit subir un trai­te­ment médi­cal et pro­ba­ble­ment une opé­ra­tion. Mais il ne ver­ra pas l’ombre d’un méde­cin. Ceux qu’il ver­ra seront par contre, tous les jours, des fonc­tion­naires des ser­vices secrets français. 

La réunion. On a vu de façon cer­taine au début du mois de novembre, entrer à
l’Hôtel Concorde Lafayette de Paris, où Mes­ma­ri réside, d’étroits col­la­bo­ra­teurs du
pré­sident fran­çais. Le 16 novembre, une file de voi­tures bleues est devant l’hôtel. Dense et longue réunion dans la suite de Mes­ma­ri. Deux jours plus tard une dense et étrange délé­ga­tion fran­çaise part pour Ben­gha­zi. Avec des fonc­tion­naires du minis­tère de l’Agriculture, des diri­geants de France Export Céréales et de France
Agri­mer, des mana­gers de Souf­flet, de Louis Drey­fus, de Glen­core, de Cani Céréales, Car­gill et Conagra. 

Expé­di­tion com­mer­ciale, sur le papier, pour essayer d’obtenir à Ben­gha­zi jus­te­ment de riches com­mandes libyennes. Mais se trouvent aus­si dans le groupe des mili­taires fran­çais, dégui­sés en hommes d’affaire.

À Ben­ga­zi ils vont ren­con­trer un colo­nel de l’aéronautique libyenne indi­qué par Mes­ma­ri : Abdal­lah Geha­ni. Il est au-des­sus de tout soup­çon, mais l’ex-chef du pro­to­cole de Kadha­fi a révé­lé qu’il était prêt à déser­ter et qu’il a aus­si de bons contacts avec la dis­si­dence tunisienne. 

L’opération est menée en grand secret, mais quelque chose filtre jusqu’aux hommes les plus proches de Kadha­fi. Le colo­nel se doute de quelque chose. Le 28 novembre, il signe un man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal à l’encontre de Mes­ma­ri. L’ordre arrive aus­si en France à tra­vers les canaux pro­to­co­laires. Les Fran­çais s’alarment et décident de suivre l’arrêt de façon formelle. 

Quatre jours plus tard, le 2 décembre, la nou­velle filtre jus­te­ment depuis Paris. On ne donne pas de nom mais on révèle que la police fran­çaise a arrê­té un des prin­ci­paux col­la­bo­ra­teurs de Kadha­fi. La Libye, au pre­mier abord, retrouve son calme. Puis apprend que Mes­ma­ri est en réa­li­té aux arrêts domi­ci­liaires dans
la suite du Concorde Lafayette. Et le raïs com­mence à s’agiter.

La colère du raïs. Quand arrive la nou­velle que Mes­ma­ri a deman­dé offi­ciel­le­ment l’asile poli­tique à la France, la colère de Kadha­fi éclate, il fait reti­rer son pas­se­port même au ministre des Affaires étran­gères, Mous­sa Kous­sa, accu­sé de res­pon­sa­bi­li­té dans la défec­tion de Mes­ma­ri. Il essaie ensuite d’envoyer ses
hommes à Paris avec des mes­sages pour le traître : « Reviens, tu seras par­don­né ». Le 16 décembre, c’est Abdal­lah Man­sour, chef de la télé­vi­sion libyenne, qui essaie. Les Fran­çais l’arrêtent à l’entrée de l’hôtel. Le 23 décembre d’autres Libyens arrivent à Paris. Ce sont Farj Char­rant, Fathi Bou­kh­ris et All Ounes
Mansouri. 

Nous les connaî­trons d’avantage après le 17 février : parce que ce sont jus­te­ment eux, avec Al Had­ji, qui vont mener la révolte de Ben­gha­zi contre les mili­ciens du colo­nel. Les trois sont auto­ri­sés par les Fran­çais à sor­tir dîner avec Mes­ma­ri dans un élé­gant res­tau­rant des Champs-Ély­sée. Il y a aus­si là des fonc­tion­naires de l’Élysée et quelques diri­geants des ser­vices secrets fran­çais. Entre Noël et le Jour de l’an paraît dans Magh­reb Confi­den­tial, la nou­velle que Ben­gha­zi est en ébul­li­tion (à ce moment-là per­sonne ne le sait encore), et aus­si quelques indis­cré­tions sur cer­taines aides logis­tiques et mili­taires qui seraient arri­vées dans la seconde ville libyenne, en pro­ve­nance jus­te­ment de la France. Il est désor­mais clair que Mes­ma­ri est deve­nu un levier aux mains de Sar­ko­zy pour faire sau­ter Kadha­fi en Libye. La lettre confi­den­tielle sur le Magh­reb com­mence à faire fil­trer les conte­nus de cette collaboration. 

Mes­ma­ri est nom­mé « Libyan Wiki­leak », parce qu’il révèle un après l’autre les secrets de la défense mili­taire du colo­nel et raconte tous les détails des alliances diplo­ma­tiques et finan­cières du régime, en décri­vant même la carte du désac­cord et les forces qui sont sur le ter­rain. À la mi-jan­vier, la France a dans les mains
toutes les clés pour ten­ter de ren­ver­ser le colo­nel. Mais il y a une fuite. Le 22 jan­vier, le chef des ser­vices secrets de Cyré­naïque, un fidèle du colo­nel, le géné­ral Aoudh Saai­ti, arrête le colo­nel d’aviation Geha­ni, réfé­rant secret des Fran­çais depuis le 18 novembre. 

Le 24 jan­vier, il est trans­fé­ré dans une pri­son de Tri­po­li, accu­sé d’avoir créé un réseau social en Cyré­naïque, qui fai­sait les louanges de la contes­ta­tion tuni­sienne contre Ben Ali. Mais c’est trop tard : Geha­ni a déjà pré­pa­ré la révolte de Ben­gha­zi, avec les Français. 

Fran­co Bechis 

Direc­teur adjoint du quo­ti­dien ita­lien Libero. 

Tra­duc­tion Marie-Ange Patrizio 

Source : http://www.voltairenet.org/article169058.html#article169058