Le Figaro sur les musulmans : une incitation biaisée à la stigmatisation

Un « sondage » publié dans le Figaro d’où il ressort que « L’image de l’islam se détériore fortement en France ». Un chef-d’œuvre…

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par Blaise Magnin, Hen­ri Maler, le 12 novembre 2012

Source de l’ar­ticle : acri­med

Le 24 octobre 2012, Le Figa­ro publiait un « son­dage de l’Ifop pour Le Figa­ro » d’où il res­sor­ti­rait – c’est le titre de l’article figa­resque – que « L’image de l’islam se dété­riore for­te­ment en France ». Un chef‑d’œuvre…

Le même son­dage, réa­li­sé en décembre 2010, avait été démon­té point par point par Pierre Téva­nian dans un article inti­tu­lé « Pour 100 % des musul­mans, les son­dages sont plu­tôt une menace » publié sur le site Les mots sont impor­tants. Il poin­tait par la même occa­sion ce que les indices son­da­giers d’une défiance envers l’islam devaient à un agen­da poli­ti­co-média­tique qui fait de l’islam et des musul­mans une obses­sion per­ma­nente. Et c’est jus­te­ment ce tin­ta­marre média­tique que le son­deur de l’Ifop et le jour­na­liste du Figa­ro voient, mais refusent d’entendre… Ce qui nous gra­ti­fie d’un article d’« ana­lyse » des résul­tats du son­dage aus­si pitoyable que la métho­do­lo­gie de l’enquête est lamentable…

I. Un son­dage tota­le­ment biaisé

Une métho­do­lo­gie lamen­table, d’abord, en rai­son du conte­nu du questionnaire.

1. À ques­tions tor­dues, réponses faussées

Pré­sen­tée sous le titre « Le juge­ment à l’égard de la pré­sence d’une com­mu­nau­té musul­mane en France », qui enferme d’emblée les musul­mans dans les contours rigides d’une « com­mu­nau­té », la pre­mière ques­tion est amor­cée ain­si : « Diriez-vous que la pré­sence d’une com­mu­nau­té musul­mane en France est… ? » Par­ler d’une « com­mu­nau­té musul­mane » pour­rait signi­fier : les per­sonnes qui ont en com­mun d’être musul­mans ? Forment-ils pour autant une « com­mu­nau­té » ? À sup­po­ser qu’elle existe, tous les musul­mans en font-ils par­tie ou se pensent-ils comme en fai­sant par­tie ? Lais­sons la « com­mu­nau­té ». Que reste-t-il ? La ques­tion telle qu’elle est posée, et qui s’ouvre sur une alter­na­tive. Cette pré­sence est-elle :

- « Plu­tôt une menace pour l’identité de notre pays » ?

- « Plu­tôt un fac­teur d’enrichissement cultu­rel pour notre pays » ?

Une telle alter­na­tive pré­sup­pose que ladite « com­mu­nau­té » pour­rait être un corps étran­ger dans le corps de « notre pays », ou n’en fait pas vrai­ment par­tie, alors même que les membres de la « com­mu­nau­té musul­mane » sont par­tie inté­grante de « notre pays » (jusqu’à déte­nir la natio­na­li­té fran­çaise, pour une immense majo­ri­té d’entre eux !) Qui nous dira ce que les son­dés entendent der­rière « iden­ti­té » et « enri­chis­se­ment cultu­rel » ? Cela revient-il à deman­der si la lec­ture du Coran est com­pa­tible avec celle du Nou­veau Tes­ta­ment ou si le cous­cous et la cal­li­gra­phie sont com­pa­tibles avec le béret et la baguette de pain ?

Pas­sons à la deuxième ques­tion. Pré­sen­tée sous le titre « La per­cep­tion de l’intégration des musul­mans et des per­sonnes d’origine musul­mane », elle assigne les musul­mans aux contours flous d’une confes­sion et d’une « ori­gine »… La voi­ci : « Diriez-vous qu’aujourd’hui les musul­mans et les per­sonnes d’origine musul­mane sont bien inté­grés dans la socié­té fran­çaise ? » « Fine­ment », l’Ifop dis­tingue donc, mais sans livrer aux son­dés, qui l’interpréteront à leur guise, le sens de cette dis­tinc­tion, « les musul­mans » et les « per­sonnes d’origine musul­mane ». Faut-il com­prendre que l’on peut être musul­man sans être d’origine musul­mane ou, inver­se­ment, que l’on peut être « d’origine musul­mane » sans être musul­man ? Que signi­fie donc cette « ori­gine » ? Un pas­sé fami­lial, natio­nal, tri­bal, géné­tique ? De quoi parle-ton ? D’une confes­sion reli­gieuse ou d’une ori­gine natio­nale ? La ques­tion, certes, n’évoque pas une natio­na­li­té. Mais les son­dés répondent-ils à la ques­tion mal posée, telle qu’elle est posée, ou au sous-enten­du qui vise les des­cen­dants des immi­grés d’Afrique du Nord et de l’Ouest ?

Enfin, qui nous dira alors ce que signi­fie être « inté­gré » à la socié­té fran­çaise lorsqu’on en fait par­tie ? Et ce que signi­fie être « bien » inté­gré ? La notion « d’intégration » (dont on nous rebat les oreilles) ren­voie à des normes domi­nantes, mais impli­cites et, en véri­té, dis­pa­rates. La « liber­té » lais­sée aux son­dés de com­prendre ce qu’ils veulent hypo­thèque lour­de­ment le sens de leurs réponses, sur­tout quand, en les addi­tion­nant, on pré­tend décou­vrir une « opi­nion publique », selon laquelle 67 % de les musul­mans ne seraient « pas du tout » ou « plu­tôt pas » bien intégrés.

La ques­tion sui­vante per­met de mesu­rer com­bien il est absurde d’agréger ain­si les réponses des son­dés. Les 67 % (et eux seuls) aux­quels cette ques­tion s’adresse semblent très divi­sés. Le son­dage leur demande de pré­ci­ser les rai­sons qui « expliquent le plus que les musul­mans et les per­sonnes d’origine musul­mane [com­prendre « étran­gère » ?] sont mal inté­grées dans la socié­té fran­çaise ? ». « Mal » = « pas du tout » + « plu­tôt pas » ! Or les réponses tra­duisent des juge­ments qui peuvent être tout à fait contra­dic­toires. Certes, plus de la moi­tié des 67 % choi­sissent des réponses qui attri­buent aux inté­res­sés les causes de leur mau­vaise inté­gra­tion sup­po­sée (« leur refus de s’intégrer à la socié­té fran­çaise », « les trop fortes dif­fé­rences cultu­relles »). Mais entre un quart et la moi­tié choi­sissent aus­si des réponses qui dis­culpent, peu ou prou, les musul­mans ou les « per­sonnes d’origine musul­mane » de cette inté­gra­tion pré­ten­du­ment défi­ci­taire (« Le fait que les per­sonnes d’origine musul­mane soient regrou­pées dans cer­tains quar­tiers et cer­taines écoles », « Les dif­fi­cul­tés éco­no­miques et le manque de tra­vail », « Le racisme et le manque d’ouverture de cer­tains Fran­çais »). On remar­que­ra au pas­sage que la ségré­ga­tion, la stig­ma­ti­sa­tion, le chô­mage et la misère ne figurent pas dans le voca­bu­laire de l’Ifop – Le Figaro.

Les réponses aux ques­tions sui­vantes (sur « l’ouverture de la socié­té fran­çaise aux musul­mans », sur les termes qui per­mettent de qua­li­fier l’islam, sur « la visi­bi­li­té de l’islam », sur la construc­tion de mos­quées ou sur le port du voile) livrent sans doute les indices d’un rejet impor­tant. Mais elles sont par­tiel­le­ment induites par ces pre­mières ques­tions qui pro­duisent ce que l’on appelle un effet « de halo » et « de cadrage ». Poser d’emblée que l’islam pour­rait être « une menace pour notre pays » sème le doute et incite à l’inquiétude, tout en leur don­nant une consis­tance et une cré­di­bi­li­té qu’entretient la suite du ques­tion­naire qui ali­mente une confu­sion per­ma­nente entre natio­na­li­té et confes­sion, ain­si qu’une oppo­si­tion, vir­tuelle ou irré­duc­tible, entre « eux » et « nous » [[Un seul exemple avec la ques­tion sui­vante : « Entre les mots sui­vants, quels sont les trois qui cor­res­pondent le mieux à l’idée que vous vous faites de l’islam ? » Pour répondre, les son­dés ont le choix pres­crit entre des termes néga­tifs (« rejet des valeurs occi­den­tales », « fana­tisme », « sou­mis­sion » et « vio­lence ») et des termes posi­tifs (« tolé­rance », « liber­té », « jus­tice », « pro­tec­tion de la femme » et « démo­cra­tie ») qui mettent en balance des valeurs cou­ram­ment asso­ciés à la Répu­blique fran­çaise… et les sté­réo­types com­mu­né­ment asso­ciés à l’islam. Que dirait-on si Le Figa­ro avait pro­po­sé, pour qua­li­fier le judaïsme, « finance », « lob­by », « avi­di­té », « impérialisme » ?]].

2. Misères de la sondologie

Si ce son­dage sur « l’image de l’islam en France » construit l’opinion publique pour son­deurs que ceux-ci pré­tendent enre­gis­trer, ce n’est pas seule­ment parce que les ques­tions qu’il pose sont biai­sées, c’est aus­si parce qu’il souffre d’une tare inhé­rente à toutes les « enquêtes d’opinion », une tare inlas­sa­ble­ment dénon­cée depuis plus de trente ans par de nom­breux socio­logues [Pour une syn­thèse de cette cri­tique des son­dages, voir par exemple, ici-même, la pré­sen­ta­tion du livre de Patrick Lehingue, [Subun­da. Coups de sonde dans l’océan des son­dages.]] : c’est le son­dage qui sus­cite des « opi­nions » qui n’existent pas, sous la forme que le son­dage leur donne, indé­pen­dam­ment de lui. Il amal­game des opi­nions d’inégale valeur et d’inégale intensité.

En effet, à sup­po­ser que le mode d’administration du ques­tion­naire ne l’adresse pas prio­ri­tai­re­ment à ceux qui sont mobi­li­sés sur le pro­blème posé, il s’adresse à des enquê­tés pour qui le pro­blème ne prend l’importance que le son­dage lui donne qu’au moment où le son­dage le pose. Ain­si en va-t-il du son­dage sur l’islam et les musul­mans[À titre d’indice sérieux – car les son­dages four­nissent des indices… –, lorsque l’on demande à un échan­tillon de Fran­çais, non pas ce qu’ils pensent de tel ou tel grand sujet d’actualité, mais ce qui les pré­oc­cupe per­son­nel­le­ment, viennent en tête inva­ria­ble­ment les mêmes thèmes : le chô­mage, le pou­voir d’achat, les inéga­li­tés sociales, l’école, les retraites et le sys­tème de san­té, comme per­mettent de le consta­ter les « baro­mètres » [TNS-Sofres régu­liè­re­ment publiés. L’« immi­gra­tion » et « l’intégration et les rela­tions entre les groupes sociaux » étant relé­guées loin dans le clas­se­ment…]]. Dès lors, les opi­nions émises appa­raissent lar­ge­ment arti­fi­cielles, car pro­vo­quées, voire extor­quées par la situa­tion d’enquête, et en quelque sorte impro­vi­sées par les enquê­tés, du moins quand leur convic­tion n’était pas déjà arrê­tée avant l’administration du sondage.

L’enquête s’appuie, nous dit-on sur un « échan­tillon de 1 736 per­sonnes repré­sen­ta­tif de la popu­la­tion fran­çaise âgée de 18 ans et plus » ; « Les inter­views ont eu lieu par ques­tion­naire auto-admi­nis­tré en ligne (Assis­ted Web Inter­vie­wing). » Ce que l’Ifop ne nous dit pas, c’est dans quelle mesure ce mode de ques­tion­ne­ment et de recru­te­ment des enquê­tés peut affec­ter la repré­sen­ta­ti­vi­té de l’échantillon. Et pour le peu que l’on en sait[Et que l’on doit essen­tiel­le­ment aux tra­vaux d’Alain Gar­ri­gou et de l’[Observatoire des son­dages. Voir notam­ment le Manuel anti-son­dages, et l’article « Son­dages en ligne : où est le pro­blème ?]], ces son­dages en ligne sont un défi per­ma­nent à la rigueur scien­ti­fique et la trans­pa­rence démo­cra­tique ! Ne serait-ce que parce qu’on n’en sait jus­te­ment presque rien…

Et le son­dage sur l’islam ne fait pas excep­tion à la règle. Est-on d’abord bien cer­tain que les inter­nautes sont repré­sen­ta­tifs de l’ensemble de la popu­la­tion ? Rien n’indique ensuite com­ment a été consti­tué l’échantillon repré­sen­ta­tif qui s’est « auto-admi­nis­tré » le ques­tion­naire. Les son­dés ont-ils été sol­li­ci­tés préa­la­ble­ment par porte-à-porte, par télé­phone, ou direc­te­ment sur inter­net, par mail, sur des réseaux sociaux, etc. ? Dans ce cas, est-il pos­sible de contrô­ler leurs auto-décla­ra­tions sur des cri­tères aus­si élé­men­taires que l’âge, le sexe ou la com­mune de rési­dence ? Ont-ils été recru­tés pour ce son­dage uni­que­ment ou font-ils par­tie d’un vaste réser­voir dans lequel puise l’Ifop au gré de ses « enquêtes » ? Leur par­ti­ci­pa­tion, comme c’est le cas pour nombre de son­dages en ligne, a‑t-elle été encou­ra­gée par des cadeaux ou la par­ti­ci­pa­tion à des lote­ries lucra­tives ? Le cas échéant, « l’auto-administration » du ques­tion­naire ne pré­sente-t-elle pas le risque que les répon­dants expé­dient l’exercice en répon­dant au plus vite et au hasard ? Pis : est-on assu­ré que le thème du son­dage ne sus­cite pas prio­ri­tai­re­ment la volon­té de répondre de ceux qui se sentent concer­nés – voire que des mili­tants poli­tiques ne s’organisent pas pour par­ti­ci­per sys­té­ma­ti­que­ment à ce type d’enquêtes ? En clair : rien n’assure que ce son­dage n’a pas mobi­li­sé prio­ri­tai­re­ment ceux qui, pré­ci­sé­ment, sont mobi­li­sés contre l’islam et les musulmans.

Mais, puisque comme l’Ifop l’annonce triom­pha­le­ment, cette métho­do­lo­gie des son­dages en ligne res­pecte (on ne sou­rit pas) « fidè­le­ment les prin­cipes scien­ti­fiques et déon­to­lo­giques de l’enquête par son­dage », peu importe que sa fia­bi­li­té soit gre­vée d’un cor­tège de doutes et d’interrogations…

II. Un son­dage instrumentalisé

Mal­gré tous ces biais, et même si le ques­tion­naire l’a bien aidée, il reste qu’une part impor­tante des son­dés se déclare fran­che­ment hos­tile à toute mani­fes­ta­tion visible de l’islam. Mais pour­quoi ? Com­ment expli­quer les réponses ? Il appar­te­nait évi­dem­ment à un plu­mi­tif du Figa­ro et à un expert de l’Ifop de nous le dire et de tirer de ce son­dage les conclu­sions qui s’imposent…

1. Com­men­taires figaresques

Que montre ce son­dage ? Le cha­peau de l’article du Figa­ro l’annonce d’emblée : « Une étude de l’Ifop pour Le Figa­ro montre que la mon­tée du com­mu­nau­ta­risme des musul­mans accen­tue leur rejet par l’opinion. » Comme on pou­vait le redou­ter, « com­mu­nau­té » implique « com­mu­nau­ta­risme ». La réponse, pour Le Figa­ro, était donc dans la ques­tion. Évi­dem­ment, le son­dage ne « montre » rien de tel – ni « mon­tée » ni « com­mu­nau­ta­risme » –, l’explication figa­resque est une créa­tion du cer­veau fer­tile du jour­na­liste qui com­mente le sondage.

Ce der­nier, par­ti­cu­liè­re­ment créa­tif pour mettre en scène cette expli­ca­tion, dis­serte dans un pro­logue sur l’inquiétante étran­ge­té des musul­mans de France et d’ailleurs : « La com­mu­nau­té musul­mane de France s’apprête à fêter, ven­dre­di, sa plus grande fête de l’année, Aïd-el-Kébir, éga­le­ment dénom­mée Aïd-el-Adha, fête du sacri­fice. Elle inter­vient au len­de­main du ras­sem­ble­ment de mil­lions de pèle­rins, jeu­di, sur le mont Ara­fat, près de La Mecque. Cette fête com­mé­more l’acte de sacri­fice, inter­rom­pu par l’ange, du fils d’Ibrahim (Abra­ham, dans la tra­di­tion juive). Elle voit donc les familles musul­manes immo­ler, après le ser­mon de l’aïd, un mou­ton ou un bélier, par­fois un bovin ou une chèvre, cou­ché sur le flanc gauche et la tête tour­née vers La Mecque. » Cela n’a aucun rap­port avec le son­dage lui-même ? Qu’importe !

Et pour sou­li­gner l’angoisse qui l’étreint, notre plu­mi­tif pour­suit immé­dia­te­ment : « Une fête qui tombe dans une France qui conteste de plus en plus cette reli­gion, comme le démontre un son­dage exclu­sif de l’Ifop pour Le Figa­ro […] ». Autre­ment dit : cette fête tombe bien pour ali­men­ter les fan­tasmes du pur Fran­çais de ser­vice… qui s’appuie non seule­ment sur le son­dage pour éla­bo­rer ses « ana­lyses », mais lui amal­game l’action des purs Fran­çais de souche qui ont vou­lu arrê­ter les Arabes à Poi­tiers : « […] comme le démontre un son­dage exclu­sif de l’Ifop pour Le Figa­ro, mais aus­si des faits spec­ta­cu­laires comme l’occupation sym­bo­lique, same­di der­nier, de la mos­quée de Poi­tiers. » Pour Le Figa­ro, qu’on a connu plus véhé­ment contre des modes d’action moins mal­séants, Géné­ra­tion iden­ti­taire, puisque c’est le nom du sym­pa­thique grou­pus­cule qui a mené cette « spec­ta­cu­laire occu­pa­tion », serait donc l’avant-garde agis­sante de tous les son­dés et des purs Fran­çais outra­gés par l’islam triom­phant… Sans doute est-ce la rai­son pour laquelle le « résu­mé » des résul­tats du son­dage le « résume »… à sens unique, avant que les autres médias ne résument ce résu­mé [[Ain­si, le gra­phique-illus­tra­tion du son­dage qui l’accompagne omet la pre­mière ques­tion (« Diriez-vous qu’aujourd’hui les musul­mans et les per­sonnes d’origine musul­mane sont bien inté­grés dans la socié­té fran­çaise ? ») pour immé­dia­te­ment pro­po­ser la deuxième (« Quelles sont les deux causes qui, selon vous, expliquent le plus que les musul­mans et les per­sonnes d’origine musul­mane sont mal inté­grés dans la socié­té fran­çaise ? »), indi­quant à peine dans une note que cette ques­tion s’adresse exclu­si­ve­ment à 67 % des sondés.]].

2. Com­men­taires savants

Et comme si tout ceci ne suf­fi­sait pas, la mani­pu­la­tion du son­dage est déon­to­lo­gi­que­ment requise. Le son­do­logue de l’Ifop ayant diag­nos­ti­qué « un dur­cis­se­ment sup­plé­men­taire des Fran­çais » vis-à-vis de l’islam, le son­do­ma­niaque du Figa­ro l’illustre par un chiffre : 43 % des son­dés consi­dèrent l’islam comme une « menace », alors qu’en 2010, ils n’étaient que… 42 %. Pas de chance ! Compte tenu de la marge d’erreur, ce petit point sup­plé­men­taire ne veut stric­te­ment rien dire – et il se pour­rait même, sans qu’il soit pos­sible de tran­cher, que les Fran­çais se sen­tant « mena­cés » soient en réa­li­té moins nom­breux cette année qu’il y a deux ans ! Mais que devien­drait la son­do­lo­gie, si elle ne per­met­tait pas à ses zéla­teurs de trou­ver un « mou­ve­ment d’opinion » sur lequel glo­ser doctement ?

Le son­do­ma­niaque du Figa­ro s’appuie alors sur des cita­tions du son­do­logue de l’Ifop, en mêlant ses propres élu­cu­bra­tions aux com­men­taire savants de l’expert char­gé, lui aus­si, de lire dans les entrailles du son­dage les expli­ca­tions qui jaillissent de son seul cer­veau. Voi­ci com­ment ce der­nier explique le « dur­cis­se­ment » de l’opinion : « Ces der­nières années, il n’est pas une semaine sans que l’islam, pour des ques­tions socié­tales, voile, nour­ri­ture halal, ou pour une actua­li­té dra­ma­tique, atten­tats, ou géo­po­li­tique, n’ait été au cœur de l’actualité ». Mais comme ladite actua­li­té n’est pas indé­pen­dante de sa média­ti­sa­tion, peut-être l’expert de l’Ifop pour­rait-il jus­te­ment en tou­cher un mot à ses clients et amis qui fabriquent chaque semaine une actua­li­té satu­rée d’islam mena­çant et de musul­mans fana­tiques… Avec le concours régu­lier des ins­ti­tuts de son­dage, qui plus est.

De sur­croît, pour­suit l’expert, « la polé­mique sur le fast-food halal à Rou­baix – certes lar­ge­ment ins­tru­men­ta­li­sée poli­ti­que­ment – ou cer­taines publi­ci­tés halal, ont eu plus d’effets que n’importe quel dis­cours poli­tique. » Des polé­miques qui seraient nées sans le concours des médias et qui auraient été ins­tru­men­ta­li­sées sans eux ? Pour l’affirmer, il aurait fal­lu cra­cher dans la soupe… du Figa­ro. « Cer­taines publi­ci­tés halal » ? De quoi parle-t-on ? Qu’importe au bavard ! « Ces faits, pour­suit-il, confirment dans l’opinion l’irréversibilité de l’enracinement de l’islam en France, qui n’est plus per­çu comme un pro­blème pas­sa­ger. » Et de conclure… « Voi­là une clé d’interprétation de ce son­dage : cette caisse de réso­nance per­ma­nente conduit à une prise de conscience très forte qui n’a peut-être jamais été atteinte à ce point ». Si la prise de conscience de la pré­sence de l’islam en France doit tant à une mys­té­rieuse « caisse de réso­nance » – qui res­semble à s’y méprendre à l’orchestration média­tique et son­da­gière –, pour­quoi ne pas lui attri­buer le « rejet » que le son­dage pré­tend enre­gis­trer, alors qu’il n’en four­nit, au mieux que des indices plus ou moins frelatés ?

Au plu­mi­tif du Figa­ro de reprendre la main, de glis­ser de la pré­sence de l’islam à celle du com­mu­nau­ta­risme et de conclure par où il avait com­men­cé ; « Tout se passe comme si les mar­queurs du com­mu­nau­ta­risme étaient deve­nus insup­por­tables aux Fran­çais », CQFD.

***

Ce son­dage sur « l’image de l’islam » et son com­men­taire par­ti­cipent plei­ne­ment de ce qu’ils pré­tendent enre­gis­trer et mesu­rer… En pré­ten­dant pho­to­gra­phier la peur, ils l’entretiennent. Ce ne sont pas des enre­gis­tre­ments mais des actes : ils font ce qu’ils disent. Ils sont donc, pour employer un terme en usage chez les ana­lystes du lan­gage, performatifs.

La dif­fu­sion de ces actes en ampli­fie le rôle. Ain­si, sans se poser de ques­tions, des médias en grand nombre ont gros­siè­re­ment repris ce son­dage, sur la foi, non de son exa­men, mais de dépêches d’agence (Reu­ters, Sipa) : « Les Fran­çais jugent “trop impor­tante” la place de l’islam » (Lemonde.fr), « Les Fran­çais estiment que l’islam est trop impor­tant » (Le Point), « La méfiance envers les musul­mans grimpe, selon un son­dage Ifop pour Le Figa­ro » (Atlan­ti­co), « Les Fran­çais jugent que l’islam est trop influent » (Le Nou­vel Obser­va­teur, Chal­lenges, RMC, 20minutes.fr, Yahoo Actua­li­tés). Sauf omis­sion, nous n’avons rele­vé qu’une seule excep­tion cri­tique, publiée sur Rue89, mais sous la forme d’une tri­bune : « Le grand malaise des son­dages sur l’islam et les musul­mans » signée par Mar­wan Muham­mad, porte-parole du Col­lec­tif contre l’islamophobie en France (CCIF).

De la même façon que le thème de « l’insécurité » est pério­di­que­ment l’objet (comme il le fut par­ti­cu­liè­re­ment entre 2001 et 2007) d’une sorte de bulle média­tique dont les son­dages sont une jus­ti­fi­ca­tion et un moteur, l’islam et les musul­mans four­nissent depuis quelques années la matière d’une même cir­cu­la­tion cir­cu­laire, non pas de l’information, mais de la stig­ma­ti­sa­tion (et de l’angoisse persécutive).

Les médias se sai­sissent de la moindre saillie poli­tique contre l’islam, montent en épingle le moindre fait divers où inter­vient un musul­man, se foca­lisent sur l’actualité du monde ara­bo-musul­man sous le seul prisme de la reli­gion et de la vio­lence, mul­ti­plient les « dos­siers » à charge et les « unes » raco­leuses, et font mine de consta­ter ensuite, sous cou­vert de mesure scien­ti­fique et objec­tive, ce qu’ils ont acti­ve­ment contri­bué à pro­duire. Les son­deurs, eux, accom­pagnent le mou­ve­ment et font leur chiffre d’affaires en pon­ti­fiant déon­to­lo­gi­que­ment. Quant à la Com­mis­sion des son­dages, elle contemple tout cet éche­veau benoî­te­ment… Tout ceci serait fina­le­ment assez bur­lesque si à la clé n’étaient pas stig­ma­ti­sées et offertes à la vin­dicte publique des franges entières de la popu­la­tion : hier, les jeunes des quar­tiers popu­laires, aujourd’hui, et se sont sou­vent les mêmes, les « musul­mans » réels ou putatifs…

Blaise Magnin et Hen­ri Maler (avec Léandri)

- Un post-scrip­tum du Point

Une semaine après la publi­ca­tion du son­dage Ifop – Le Figa­ro, Le Point, sans gêne, met­tait à la « une » sa contri­bu­tion à un pro­chain sondage.
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Notes