Le Kerala, de Van der Keuken

Par Cathe­rine Humblot

Un film sur les tra­vaux et les jours, les cycles de la vie, la culture, la reli­gion, l‘apprentissage des gestes, la valeur d’une civilisation.

Le cinéaste hol­lan­dais pour­suit son voyage contem­pla­tif à tra­vers le monde. Cette fois, I’Inde.

IL y a des fana­tiques de Van der Keu­ken. Les autres s’en­dorment. Les images de ce cinéaste hol­lan­dais, qui est aus­si pho­to­graphe — c’est impor­tant -, sont autant de tableaux, de visions envoû­tantes. Mou­ve­ment lent de la camé­ra qui s’é­coule comme un fleuve sans remords ni fin. Les plans s’a­joutent aux plans, exigent une patience inusable, un regard tour­né vers l’in­té­rieur des choses, leur mys­tère et essence.

Voir un film de Johan Van der Keu­ken, c’est un peu comme s’ins­tal­ler devant un feu et regar­der les flammes qui dansent. Une flamme, une autre, pareille, dif­fé­rente. Le regard, hyp­no­ti­sé, suit le moindre méandre, le chan­ge­ment dans la fixi­té, l’é­vo­lu­tion iri­sée de la lumière dans la végé­ta­tion, le silence d’une barque sur l’eau, le fré­mis­se­ment d’un doigt dans une main-oiseau, les gestes minu­tieux, col­lec­tifs et rituels, on s’as­sou­pit au milieu de la grâce du monde. A la télé­vi­sion, si peu de récit est une provocation.

Les fana­tiques de Van der Keu­ken peuvent par­ler des heures de la façon dont le cinéaste approche les êtres, la lumière, le mou­ve­ment. De sa concep­tion du temps. Il n’est pas de fes­ti­val docu­men­taire impor­tant sans un film de Keu­ken. VDK comme disent les ini­tiés, fait par­tie des grands docu­men­ta­ristes, avec une place à part. C’est un contem­pla­tif Une sorte d’eth­no­logue qui regarde, regarde, regarde… La qua­li­té de son approche fait que sa camé­ra, qui reste exté­rieure, réus­sit à évi­ter l’é­cueil du voyeu­risme. Van der Keu­ken a le sens du sacré.

On a par­lé de chef-d’œuvre avec l’Œil au-des­sus du puits, tour­né avec sa femme, Nos­kha Van der Lely, au sud de l’lnde, au Kera­la, et mon­tré au Ciné­ma du réel en 1989 (le Monde du 10 mars 1989). Un film sur les tra­vaux et les jours, les cycles de la vie, la culture, la reli­gion, l‘apprentissage des gestes, la valeur d’une civi­li­sa­tion. « A par­tir de I Love Dol­lar, écrit-il, le centre de mon atten­tion s’est dépla­cé du simple besoin de chan­ge­ment à la résis­tance au chan­ge­ment, qui semble ancrée dans la struc­ture même des socié­tés humaines. L’é­du­ca­tion, préa­lable indis­pen­sable au chan­ge­ment, sert aus­si à ini­tier chaque nou­velle géné­ra­tion à une échelle de valeurs acquises et ren­force la résis­tance à l’é­vo­lu­tion. Ce para­doxe est au cœur même de mon der­nier film. »

Van der Keu­ken n’est pas un révol­té, il ne voit dans le monde que sa beauté.
Il scrute avec fas­ci­na­tion les corps qui dansent, se plient, s’é­tirent, les petits métiers de la rue, l’ac­ti­vi­té des vil­lages, les volets rou­lants ornés de superbes pein­tures, le bric-à-brac des échoppes, le rituel de la prière, des ablu­tions. L’ap­pren­tis­sage. Familles pra­ti­quant les arts mar­tiaux, enfants qui chantent les ver­sets sacrés, la tête mani­pu­lée à droite, à gauche, par le maître (extra­or­di­naire séquence !).Gestes col­lec­tifs sai­sis dans leur quo­ti­dien­ne­té et durée. En plans très cadrés.

L’op­pres­sion, la misère, ne semblent pas le déran­ger. S’il les ren­contre (com­ment faire en Inde pour les évi­ter), il les fixe avec la même inten­si­té. Image très dure des culs-de-jatte mon­trés sans gêne par le cinéaste : misé­rables petits tas com­pacts, réduits, vivants, sur les trot­toirs. Van der Keu­ken filme comme on prend des pho­tos. On prend, on part. Chaque image est unique, magique, tra­duit une volon­té de mise en ordre du monde esthé­tique, sans conscience poli­tique. (…) L’Inde de Van der Keu­ken est d’une beau­té folle et sai­sis­sante, très loin des Nili­ta Vacha­ni, Man­ji­ra Dat­ta, Dee­pa Dhan­raj, San­jiv Shah, toute cette géné­ra­tion de docu­men­ta­ristes indiens indé­pen­dants qui veulent chan­ger la socié­té en en dénon­çant les injustices (…).