Le président Hugo Chávez dans le labyrinthe colombien

Par Maurice Lemoine

« Le gou­ver­ne­ment de la Répu­blique boli­va­rienne du Venezuela
informe que, le [same­di] 23 avril 2011, a été déte­nu à l’aéroport
inter­na­tio­nal Simón Boli­var de Mai­quetía [Cara­cas], le citoyen de
natio­na­li­té colom­bienne Joa­quín Pérez Becer­ra, carte d’identité 16
610 245, alors qu’il ten­tait d’entrer dans le pays dans un vol
com­mer­cial en pro­ve­nance de la ville de Franc­fort (Alle­magne). »

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Pérez Becer­ra sur lequel, selon la ver­sion offi­cielle, pesait un
man­dat d’arrêt « code rouge » d’Interpol pour « ter­ro­risme », a été
extra­dé dès le lun­di 25 en Colom­bie, à la demande du gouvernement
de ce pays qui sou­haite le juger en tant que res­pon­sable du front
inter­na­tio­nal des Forces armées révo­lu­tion­naires de Colombie
(FARC) en Europe. Le minis­tère de l’intérieur et de la justice
véné­zué­lien a fait savoir que, à tra­vers cette expul­sion, Caracas
« rati­fie son enga­ge­ment inébran­lable dans la lutte contre la
délin­quance et le crime orga­ni­sé, dans le strict accom­plis­se­ment de
ses enga­ge­ments et de la coopé­ra­tion internationale ». 

De son côté,
le pré­sident colom­bien Juan Manuel San­tos, après avoir remercié
publi­que­ment son homo­logue Hugo Chá­vez, a appor­té quelques
pré­ci­sions sur les des­sous de cette arres­ta­tion. D’après son récit, il a,
le same­di matin, pen­dant le vol de Pérez Becer­ra entre l’Allemagne
et le Vene­zue­la, appe­lé M. Chá­vez : « Je lui ai don­né le nom et lui ai
deman­dé de col­la­bo­rer à son arres­ta­tion. Il n’a pas hési­té. C’est une
preuve de plus que notre coopé­ra­tion est effec­tive (1). » Cara­cas n’a pas
démen­ti cette ver­sion des faits. 

Cette opé­ra­tion conjointe de deux pays que tout oppose et dont les
rela­tions tumul­tueuses ont ali­men­té la chro­nique ces der­nières années
pro­voque un fort malaise au sein des orga­ni­sa­tions sociales et des
sec­teurs de gauche lati­no-amé­ri­cains qui, depuis 1998, se sont le plus
mobi­li­sés pour défendre la révo­lu­tion boli­va­rienne face aux attaques
dont elle est l’objet – et en par­ti­cu­lier depuis la Colom­bie. L’attitude
du pré­sident Chá­vez a été ques­tion­née, cri­ti­quée, et par­fois dans les
termes les plus durs, tant au Vene­zue­la qu’à l’étranger. La tona­li­té des
réac­tions pour­rait se résu­mer de la manière sui­vante : « Com­ment un
gou­ver­nant qui se dit révo­lu­tion­naire peut-il col­la­bo­rer avec les
ser­vices secrets colom­biens et américains ? » 

Le sort réser­vé à Pérez Becer­ra sou­lève en effet de nombreuses
questions. 

Né en Colom­bie, il a été membre de l’Union patrio­tique (UP), un
par­ti légal né en 1985, dont les membres, mili­tants et diri­geants ont été
exter­mi­nés (4 000 morts) par les para­mi­li­taires, ins­tru­ments du
ter­ro­risme d’Etat. En 1994, après l’assassinat de son épouse, il a dû
fuir son pays pour sau­ver sa vie et s’est exi­lé à Stock­holm où,
renon­çant à sa natio­na­li­té d’origine, il est deve­nu léga­le­ment Suédois.
Contrai­re­ment à ce que pré­tendent Bogotá et Cara­cas, il n’est donc pas
(plus) colombien. 

S’il a refait sa vie et fon­dé une famille, ce sur­vi­vant de la guerre
sale n’a pas aban­don­né pour autant le com­bat poli­tique et est devenu
direc­teur de l’Agence d’information nou­velle Colom­bie (Ann­col),
créée en 1996 par des jour­na­listes lati­no-amé­ri­cains et euro­péens. Très
cri­tique à l’égard du palais de Nariño (2), dénon­çant sans conces­sions la
col­lu­sion entre para­mi­li­ta­risme et sphères gou­ver­ne­men­tales, les
scan­dales des « chu­za­das » et des « faux posi­tifs » (3), Ann­col publie
éga­le­ment, entre de nom­breuses autres sources, des com­mu­ni­qués des
FARC. Cela ne fait pas du direc­teur de ce média alter­na­tif un
« ter­ro­riste », haut res­pon­sable de l’organisation d’opposition armée
sur le conti­nent européen. 

Com­ment se fait-il par ailleurs que ce citoyen – prétendument
recher­ché par Inter­pol en « alerte rouge » – n’ait jamais été inquié­té en
Suède, pays dans lequel il vit depuis presque vingt ans ? Com­ment se
fait-il qu’il ait pu abor­der sans pro­blèmes un avion à Francfort,
aéro­port euro­péen dont on peine à ima­gi­ner une telle négli­gence en
matière de sécu­ri­té ? Cara­cas et Bogotá seraient-elles les seules
capi­tales au monde à rece­voir les avis d’Interpol ? En l’état actuel des
infor­ma­tions dis­po­nibles, on peut émettre une pre­mière hypo­thèse : un
tel man­dat d’arrêt n’existait pas. 

Orga­nisme inter­na­tio­nal, Inter­pol ne mène pas d’enquêtes
cri­mi­nelles et ne pos­sède pas de « ser­vice action ». Il centralise
sim­ple­ment les avis de recherche émis par les polices des pays
membres – cha­cun pos­sé­dant un Bureau cen­tral natio­nal (BCN) – et,
dans le cadre de la coopé­ra­tion trans­fron­ta­lière, les réper­cute à tous
ses cor­res­pon­dants. Il est donc par­fai­te­ment pos­sible – sauf démentis,
dans les jours qui viennent, des gou­ver­ne­ments sué­dois et/ou allemand
– que le man­dat d’arrêt inter­na­tio­nal pesant sur Pérez Becer­ra ait été
émis et trans­mis au BCN de Bogotá par la police colom­bienne lorsque
celle-ci a su, grâce à ses ser­vices de ren­sei­gne­ment, qu’il se trouvait
déjà dans l’avion où, dès lors, il était pié­gé. Il ne res­tait au président
San­tos, deux heures avant l’atterrissage, qu’à appe­ler M. Chá­vez – qui
est tom­bé dans la machi­na­tion, tête baissée. 

Seule autre expli­ca­tion pos­sible, au cas où ce man­dat d’arrêt aurait
exis­té anté­rieu­re­ment : les charges invo­quées étaient trop
incon­sis­tantes pour que la police et le gou­ver­ne­ment sué­dois aient
envi­sa­gé d’interpeller et d’extrader leur citoyen. Ou alors, il faut faire
sienne la thèse (qui laisse per­plexe, mais est évo­quée par M. Chávez)
d’une conspi­ra­tion (Stock­holm ?)-Washing­ton-Bogotá-Inter­pol-CIA
qui aurait patiem­ment atten­du un voyage de M. Pérez Becer­ra au
Vene­zue­la pour sor­tir le man­dat de sous la table et mettre Caracas
dans l’embarras : « Si je l’extrade, je suis le mau­vais, si je ne l’extrade
pas, je suis le mau­vais aus­si (4). »

Néan­moins… Pérez Becer­ra a été « expé­dié » en quarante-huit
heures en Colom­bie, sans que la jus­tice véné­zué­lienne n’ait eu à
exa­mi­ner son cas. Une telle pré­ci­pi­ta­tion fait-elle par­tie des usages ?
Depuis 2005, Cara­cas réclame à Bogotá l’extradition de M. Pedro
Car­mo­na Estan­ga, ex-patron des patrons recher­ché pour avoir pris le
pou­voir illé­ga­le­ment et dis­sous tous les pou­voirs publics, lors du coup
d’Etat d’avril 2002 ; il sem­ble­rait que la jus­tice colom­bienne prend
davan­tage de temps pour « réflé­chir » avant de prendre une décision.
Durant sa déten­tion dans les locaux du Ser­vice boli­va­rien du
ren­sei­gne­ment natio­nal (Sebin), Pérez Becer­ra a été sou­mis à un total
iso­le­ment ; aucun de ses inter­lo­cu­teurs n’a accep­té de tenir compte de
ses docu­ments d’identité sué­dois ; il n’a pas eu droit à une assistance
juri­dique ni à prendre contact avec un fonc­tion­naire de l’ambassade de
Suède. Dans ces condi­tions, son affaire s’apparente de fait à
l’enlèvement par un com­man­do colom­bien béné­fi­ciant de complicités
locales, le 13 décembre 2004, en plein Cara­cas, de M. Rodri­go Granda
– qui lui était réel­le­ment membre de la Com­mis­sion inter­na­tio­nale des
FARC –, affaire qui avait pro­vo­qué à l’époque une réaction
vigou­reuse (et jus­ti­fiée) du pré­sident Chávez. 

Nul ne peut sérieu­se­ment contes­ter que le rap­pro­che­ment entre la
Colom­bie et le Vene­zue­la, depuis l’arrivée au pou­voir de M. Santos,
le 7 août 2010, consti­tue une évo­lu­tion posi­tive, tant la liste a été
longue des inci­dents qui, durant la pré­si­dence de M. Álva­ro Uribe, ont
culmi­né avec la rup­ture des rela­tions diplo­ma­tiques entre les deux
pays, en novembre 2007 et juillet 2010. Une trêve s’est ins­tau­rée. Pour
des rai­sons éco­no­miques, Bogotá a besoin d’une nor­ma­li­sa­tion : en
rai­son de la fer­me­ture épi­so­dique des fron­tières, les exportations
colom­biennes au Vene­zue­la sont pas­sées de 6 mil­liards de dol­lars en
2008 à 1,4 mil­liard en 2010. 

De son côté, la Répu­blique boli­va­rienne, à qui ces impor­ta­tions font
défaut, a éga­le­ment tout inté­rêt à ce que son voi­sin mette un terme à la
cam­pagne qui, en par­faite syn­to­nie avec Washing­ton, a ten­du à faire
du Vene­zue­la un « com­plice du ter­ro­risme » et un « nar­co-Etat ». Dès
lors, cha­cun y trou­vant avan­tage, c’est à celui des deux pré­si­dents qui
don­ne­ra – en appa­rence ! – le plus de signes de bonne volon­té. Et c’est
au nom de la rai­son d’Etat qu’il a sem­blé dif­fi­cile – voire impossible
– à M. Chá­vez de refu­ser l’extradition deman­dée alors que M. Santos
venait de lui en accor­der une de toute pre­mière impor­tance, celle du
nar­co­tra­fi­quant véné­zué­lien (pré­su­mé) Walid Makled. 

A l’époque de sa gloire, M. Mak­led, richis­sime homme d’affaires, a
été pro­prié­taire de la com­pa­gnie aérienne Aero­pos­tal et a contrô­lé plus
d’un tiers des ports et aéro­ports véné­zué­liens. En 2008, ses deux frères
Alex et Abdalá ayant été arrê­tés en pos­ses­sion de 400 kilos de
cocaïne, il s’est enfui pour échap­per au man­dat d’arrêt émis contre lui,
avant d’être fina­le­ment arrê­té, le 18 août 2010, à Cúcu­ta, en
Colom­bie. Son extra­di­tion a été récla­mée par le Vene­zue­la dès le 26
août (outre le tra­fic de drogue, on lui impute dans ce pays trois
assas­si­nats) et, le 6 octobre, par les Etats-Unis qui le considèrent
comme un « capo » par­ti­cu­liè­re­ment important. 

Avec la com­pli­ci­té des auto­ri­tés colom­biennes, M. Mak­led a,
depuis une pri­son de « haute sécu­ri­té » par­ti­cu­liè­re­ment permissive,
pas­sé son temps à accor­der des inter­views aux médias colom­biens et
véné­zué­liens (d’opposition – pour ne pas dire « uribistes »),
expli­quant qu’il a béné­fi­cié de com­pli­ci­tés au plus haut niveau, civil et
mili­taire, de la Répu­blique boli­va­rienne, et par­ti­ci­pé au financement
de telle ou telle cam­pagne élec­to­rale, à l’occasion. Il a également
pré­ci­sé qu’il pré­fé­rait être extra­dé aux Etats-Unis et qu’il était prêt à
« négo­cier à 100 % avec la jus­tice américaine ». 

On connaît le fonc­tion­ne­ment de celle-ci dans ce genre de cas. En
échange de « révé­la­tions » réelles et/ou fabri­quées qui servent la
poli­tique de Washing­ton (et pas uni­que­ment en matière de
nar­co­tra­fic !), le pré­ve­nu peut se voir offrir des remises de peine
par­ti­cu­liè­re­ment allé­chantes. Ce qu’a par­fai­te­ment sai­si le président
Chá­vez quand il a décla­ré : « Le jeu de l’Empire est d’offrir à cet
homme va savoir com­bien de faci­li­tés, et y com­pris sa protection,
pour qu’il com­mence à vomir tout ce qu’il veut contre le Vene­zue­la et
son pré­sident (5). » D’où l’intérêt de le juger à Cara­cas et – beaucoup
l’espèrent en tout cas au sein de la base « cha­viste » – de mettre à jour,
si son pro­cès en confirme l’existence, les réseaux de cor­rup­tion qui, à
tous les niveaux, gan­grènent le Vene­zue­la. C’est donc un cadeau royal
qu’a fait M. San­tos au gou­ver­ne­ment boli­va­rien lorsque, mal­gré les
intenses pres­sions des Etats-Unis, il a annon­cé, le 13 avril, que M.
Mak­led serait extra­dé au Vene­zue­la (à l’heure où nous rédi­geons ce
texte, ce der­nier se trouve néan­moins tou­jours en Colombie !).
Rai­son d’Etat, donc. Cruelle mais néces­saire, selon la formule
consa­crée. Mais le bât blesse – et dou­ble­ment. Car à pragmatique,
prag­ma­tique et demi. 

M. San­tos ne sort pas du néant. Ministre de la défense du président
Uribe, il a acti­ve­ment par­ti­ci­pé à la mise en œuvre de sa meurtrière
poli­tique de « sécu­ri­té démo­cra­tique » et est direc­te­ment impliqué
dans le scan­dale des « faux posi­tifs ». Depuis son arri­vée au pouvoir,
il a pris ses dis­tances et ne manque pas une occa­sion de se démarquer
de son pré­dé­ces­seur (qui le lui rend bien), s’offrant à peu de frais une
image de « modé­ré ». Enfin, beau­coup plus sub­til que M. Uribe, il
« joue » (dans tous les sens du mot) l’apaisement avec le Venezuela.
En est-il pour autant un nou­vel « ami » ? Ce pays va-t-il voir se
réduire le niveau d’agression auquel il a été jusque-là sou­mis ? On
peut en dou­ter sérieusement. 

Certes, la Colom­bie annonce l’extradition de M. Mak­led à
Cara­cas. Mais ses auto­ri­tés ont fait savoir que, aupa­ra­vant, des
fonc­tion­naires amé­ri­cains seraient auto­ri­sés à l’interroger. On peut
donc s’attendre à ce que pro­chai­ne­ment (c’est-à-dire avant l’élection
pré­si­den­tielle véné­zué­lienne de 2012), des « révélations
fra­cas­santes », qu’elles cor­ro­borent ou non celles que le trafiquant
fera à la jus­tice de son pays, ali­mentent les médias et la
« com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » d’un déli­cieux venin made in USA.
En un mot : la bombe à retar­de­ment que sou­hai­tait neutraliser
Cara­cas n’a nul­le­ment été désamorcée.

Elle l’est d’autant moins que, par ailleurs, à Londres,
l’International Ins­ti­tute for Sta­te­gic Stu­dies (IISS) annonce la
pré­sen­ta­tion publique, le 10 mai, d’un ouvrage inti­tu­lé The FARC
Files : Vene­zue­la, Ecua­dor and the Secret Archive of Raúl Reyes
(Les dos­siers des FARC : le Vene­zue­la, l’Equateur et les archives
secrètes de Raúl Reyes). Le livre contien­dra, est-il annon­cé, une
ana­lyse du maté­riel conte­nu dans les trois clés USB et les disques
durs des deux ordi­na­teurs trou­vés près du corps du res­pon­sable des
rela­tions inter­na­tio­nales des FARC, Raúl Reyes, lors de sa mort sous
un bom­bar­de­ment, en ter­ri­toire équa­to­rien, le 1er mars 2008. Sujets à
cau­tion, indé­fen­dables sur le plan juri­dique, les mil­liers de
docu­ments en ques­tion, cen­sé­ment cer­ti­fiés par Inter­pol, ont déjà
ample­ment ser­vi, par le biais de médias acquis à « la cause », à
accré­di­ter la thèse selon laquelle Cara­cas (de même que Quito)
apporte un sou­tien finan­cier, poli­tique et mili­taire mas­sif à la
gué­rilla (6).

Quelque peu oubliés ces der­niers temps, les « ordinateurs
magiques » vont donc resur­gir fort à pro­pos. Le dos­sier sera
accom­pa­gné, pré­cise l’IISS, d’un CD-Rom conte­nant leurs e‑mails
les plus impor­tants. For­mi­dable ! Il s’agit de docu­ments on ne peut
plus inédits ! Ils sur­pren­dront sans doute le capi­taine Ronald Ayden
Coy Ortiz, rédac­teur du rap­port de la divi­sion anti­ter­ro­riste de la
Direc­tion des enquêtes cri­mi­nelles (Dijin) de la police colombienne
sur le maté­riel infor­ma­tique « appar­te­nant à l’ex-guérillero ». Dès la
fin 2008, enten­du par la jus­tice colom­bienne à la demande de son
homo­logue équa­to­rienne, il a révé­lé sous ser­ment que
l’« ordi­na­teur » de Reyes ne conte­nait « aucun courrier
élec­tro­nique ». On n’y a trou­vé que des fichiers Word et Microsoft,
avec des « copies de cour­riers » (7) – que n’importe qui, dès lors, a pu
intro­duire : le rap­port d’Interpol consa­cré à ce maté­riel pré­cise que
des mil­liers de ces fichiers ont été créés, modi­fiés ou sup­pri­més après
qu’ils soient tom­bés entre les mains de l’armée, puis de la police
colom­biennes (8).

Bien enten­du, quand se réac­ti­ve­ra cette « cam­pagne » dont on peut
pré­voir qu’elle sera fort média­ti­sée – et fera pas­ser au second plan les
avan­cées sociales du gou­ver­ne­ment boli­va­rien –, M. San­tos pourra
tou­jours objec­ter à « son ami Chá­vez » qu’il n’est pas responsable
des publi­ca­tions de l’IISS. Mais c’est bien lui qui, ministre de la
Défense et aux ordres de ses patrons Uribe et George W. Bush, a, en
2008, orga­ni­sé cette mani­pu­la­tion et dif­fu­sé les « archives de Raúl
Reyes » aux quatre vents. 

Le chef de l’Etat colom­bien gagne donc sur tous les tableaux. Ni
« l’Empire » ni la droite véné­zué­lienne ne sau­ront gré au président
Chá­vez d’avoir agi dans le sens de leurs inté­rêts. Comble de l’ironie
et du cynisme, on a même pu entendre M. Rafael Uzcátegui,
secré­taire géné­ral du par­ti d’opposition Patrie pour tous (PPT ; deux
dépu­tés) s’inquiéter : « Le pays se demande qui est pré­sident du
Vene­zue­la : Hugo Chá­vez ou Juan Manuel San­tos (9) ? » A gauche, en
revanche, une frac­ture appa­raît – impli­quant les plus fidèles soutiens
de la révo­lu­tion boli­va­rienne, qui s’estiment tra­his dans leurs idéaux,
leur inter­na­tio­na­lisme et leur soli­da­ri­té à l’égard de Pérez Becerra.
Nul ne peut décem­ment deman­der à Cara­cas de prendre fait et
cause pour les gué­rillas. Le conflit colom­bien doit se régler en
Colom­bie, entre colom­biens (avec une média­tion accep­tée par tous
les bel­li­gé­rants, le cas échéant). Le Vene­zue­la, de son côté, peut
légi­ti­me­ment esti­mer ne pas avoir à pâtir de la guerre interne qui – et
il n’en est pas res­pon­sable – déchire son voi­sin. Mais le temps n’est
pas si loin (en jan­vier 2008) où, l’analysant dans sa réa­li­té profonde,
le pré­sident Chá­vez invi­tait la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale à ces­ser de
consi­dé­rer les FARC (et l’Ar­mée de libé­ra­tion natio­nale ; ELN)
comme des « groupes ter­ro­ristes » et à recon­naître les raisons
poli­tiques de leur lutte armée. Qui aurait pu ima­gi­ner alors la Patrie
de Boli­var extra­dant un jour­na­liste, exi­lé en Europe, dont le seul tort
est de déchi­rer le voile de silence qui, pour une grande part, recouvre
la Colombie ? 

Enfin, le Vene­zue­la n’est pas le seul à devoir être interpellé… 

Cette pénible affaire n’aurait pas lieu d’être si, dès avant son départ
de Suède, le voyage de Pérez Becer­ra n’avait été détec­té et signalé.
Depuis 2010, la Colom­bie a déployé, on le sait, dans le cadre d’une
cam­pagne d’intimidation – l’Opération Europe –, ses ser­vices de
ren­sei­gne­ment sur le vieux conti­nent. Non seule­ment ceux-ci
sur­veillent les Colom­biens exi­lés, leurs amis lati­no-amé­ri­cains ou
autres, les jour­na­listes « mal pen­sants », mais ils ont été jusqu’à
espion­ner, pour ten­ter d’en neu­tra­li­ser l’influence ou les discréditer,
la Com­mis­sion des droits de l’homme du Par­le­ment euro­péen, les
euro­dé­pu­tés « non sym­pa­thi­sants » (du gou­ver­ne­ment colombien),
les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme, etc.

Le 25 octobre 2010, à Madrid, une ving­taine de membres
d’organisations non gou­ver­ne­men­tales (ONG) espa­gnoles ont porté
plainte contre l’ancien pré­sident Uribe pour avoir été espionnés,
écou­tés sur leurs lignes télé­pho­niques, pour­sui­vis et mena­cés. Cinq
jours plus tard, c’est à Bruxelles, et pour les mêmes motifs –
fila­tures, prises de pho­tos et de vidéos, vols de docu­ments et de
disques durs d’ordinateurs, menaces lors de voyages effec­tués en
Colom­bie dans le cadre de pro­jets de coopé­ra­tion euro­péenne – que
les vic­times de ce type de pra­tiques ont éga­le­ment sai­si la justice. 

A ce jour, pas plus l’Union euro­péenne que son Par­le­ment – qui ne
rêve que de fina­li­ser la négo­cia­tion d’un Trai­té de libre-commerce
avec le pays andin – n’ont enquê­té ou agi contre ces actions illégales
de Bogotá. Si, comme c’est leur devoir, ils l’avaient fait, Pérez
Becer­ra ne serait sans doute pas enfer­mé aujourd’hui, comme tant
d’autres pri­son­niers poli­tiques, dans une geôle de Colom­bie. Il ne
peut désor­mais espé­rer qu’une action vigou­reuse de la Suède qui, le
27 avril, a deman­dé des expli­ca­tions au Vene­zue­la pour ne pas avoir
été infor­mée de la déten­tion de son res­sor­tis­sant et de son extradition.
De l’ « affaire Pérez Becer­ra », il reste, pour l’instant : une droite
véné­zué­lienne qui s’amuse et compte les points, une gauche
boli­va­rienne trou­blée et divi­sée, donc affai­blie, un sur­vi­vant de l’UP
retom­bé entre les mains de ses bour­reaux et un San­tos qui mène le
bal au niveau régio­nal… Le bilan n’a rien de satisfaisant. 

NOTES

1
El Tiem­po, Bogo­ta, 25 avril 2010. 

2
Le palais pré­si­den­tiel colombien. 

3
Chu­za­das : écoutes télé­pho­niques orga­ni­sées au plus haut niveau de l’Etat ; « faux posi­tifs » : assas­si­nats par l’armée colom­bienne de citoyens lamb­das qu’on fait ensuite pas­ser pour des gué­rille­ros morts au com­bat (la jus­tice a entre les mains plus de 3 000 cas). 

4
Radio Nacio­nal de Vene­zue­la, Cara­cas, 30 avril 2011. 

5
El Nacio­nal, Cara­cas, 8 novembre 2010. 

6
Lire « La Colom­bie, Inter­pol et le cyber­gué­rille­ro » et « Emis­saire fran­çais en Colom­bie », Le
Monde diplo­ma­tique, res­pec­ti­ve­ment juillet 2008 et mai 2009. 

7
Canal Uno (Bogotá) et El Nue­vo Herald (Mia­mi), res­pec­ti­ve­ment le 1er novembre et le 5
décembre 2008. 

8
Informe forense de Inter­pol sobre los orde­na­dores y equi­pos informá­ti­cos de las FARC
déco­mi­sa­dos por Colom­bia, OIPC-Inter­pol, Lyon, mai 2008, pages 31 à 35. 

9
El Nue­vo Herald, 30 avril 2011.