Le travelling de Kapo, par Serge Daney. 1992

Nuit et Brouillard, un « beau » film ? Non, un film juste. C'est Kapo qui voulait être un beau film et qui ne l'était pas.

Le tra­vel­ling de Kapo[[Ce texte est le pre­mier cha­pitre ache­vé d’un livre de Serge Daney sur son expé­rience du ciné­ma, com­men­cé à l’au­tomne 1990, et qu’il des­ti­nait à ce numé­ro de la revue.]], par Serge Daney

serge_daney.jpg Au nombre des films que je n’ai jamais vus, il n’y a pas seule­ment Octobre, Le jour se lève ou Bam­bi, il y a l’obs­cur Kapo. Film sur les camps de concen­tra­tion, tour­né en 1960 par l’I­ta­lien de gauche Gil­lo Pon­te­cor­vo, Kapo ne fit pas date dans l’his­toire du ciné­ma. Suis-je le seul, ne l’ayant jamais vu, à ne l’a­voir jamais oublié ? Car je n’ai pas vu Kapo et en même temps je l’ai vu. Je l’ai vu parce que quel­qu’un — avec des mots — me l’a mon­tré. Ce film, dont le titre, tel un mot de passe, accom­pa­gna ma vie de ciné­ma, je ne le connais qu’à tra­vers un court texte : la cri­tique qu’en fit Jacques Rivette en juin 1961 dans les Cahiers du ciné­ma. C’é­tait le numé­ro 120, l’ar­ticle s’ap­pe­lait « De l’ab­jec­tion », Rivette avait trente-trois ans et moi dix-sept. Je ne devais jamais avoir pro­non­cé le mot « abjec­tion » de ma vie.

Dans son article, Rivette ne racon­tait pas le film, il se conten­tait, en une phrase, de décrire un plan. La phrase, qui se gra­va dans ma mémoire, disait ceci : « Voyez cepen­dant, dans Kapo, le plan où Riva se sui­cide, en se jetant sur les bar­be­lés élec­tri­fiés : l’homme qui décide, à ce moment, de faire un tra­vel­ling avant pour reca­drer le cadavre en contre-plon­gée, en pre­nant soin d’ins­crire exac­te­ment la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus pro­fond mépris. » Ain­si, un simple mou­ve­ment de camé­ra pou­vait-il être le mou­ve­ment à ne pas faire. Celui qu’il fal­lait — à l’é­vi­dence — être « abject » pour faire. A peine eus-je lu ces lignes que je sus que leur auteur avait abso­lu­ment raison.

Abrupt et lumi­neux, le texte de Rivette me per­met­tait de mettre des mots sur ce visage-là de l’ab­jec­tion. Ma révolte avait trou­vé des mots pour se dire. Mais il y avait plus. Il y avait que la révolte s’ac­com­pa­gnait d’un sen­ti­ment moins clair et sans doute moins pur : la recon­nais­sance sou­la­gée d’ac­qué­rir ma pre­mière cer­ti­tude de futur cri­tique. Au fil des années, en effet, « le tra­vel­ling de Kapo » fut mon dogme por­ta­tif, l’axiome qui ne se dis­cu­tait pas, le point-limite de tout débat. Avec qui­conque ne res­sen­ti­rait pas immé­dia­te­ment l’ab­jec­tion du « tra­vel­ling de Kapo », je n’au­rais, défi­ni­ti­ve­ment, rien à voir, rien à partager.

Ce genre de refus était d’ailleurs dans l’air du temps. Au vu du style rageur et excé­dé de l’ar­ticle de Rivette, je sen­tais que de furieux débats avaient déjà eu lieu et il me parais­sait logique que le ciné­ma soit la caisse de réso­nance pri­vi­lé­giée de toute polé­mique. La guerre d’Al­gé­rie finis­sait qui, faute d’a­voir été fil­mée, avait soup­çon­né par avance toute repré­sen­ta­tion de l’His­toire. N’importe qui sem­blait com­prendre qu’il puisse y avoir — même et sur­tout au ciné­ma — des figures tabou, des faci­li­tés cri­mi­nelles et des mon­tages inter­dits. La for­mule célèbre de Godard voyant dans les tra­vel­lings « une affaire de morale » était à mes yeux un de ces truismes sur les­quels on ne revien­drait pas. Pas moi, en tout cas.

Cet article avait été publié dans les Cahiers du ciné­ma, trois ans avant la fin de leur période jaune. Eus-je le sen­ti­ment qu’il n’au­rait pu être publié dans aucune autre revue de ciné­ma, qu’il appar­te­nait au fonds Cahiers comme moi, plus tard, je leur appar­tien­drais ? Tou­jours est-il que j’a­vais trou­vé ma famille, moi qui en avais si peu. Ain­si donc, ce n’é­tait pas seule­ment par mimé­tisme snob que j’a­che­tais les Cahiers depuis deux ans et que j’en par­ta­geais le com­men­taire éba­hi avec un cama­rade — Claude D. — du lycée Vol­taire. Ain­si, ce n’é­tait pas pure lubie si, au début de chaque mois, j’al­lais col­ler mon nez à la vitrine d’une modeste librai­rie de l’a­ve­nue de la Répu­blique. Il suf­fi­sait que, sous la bande jaune, la pho­to noir et blanc de la cou­ver­ture des Cahiers ait chan­gé pour que le cœur me batte. Mais je ne vou­lais pas que ce soit le libraire qui me dise si le numé­ro était paru ou non. Je vou­lais le décou­vrir par moi-même et l’a­che­ter froi­de­ment, la voix blanche, comme s’il se fût agi d’un cahier de brouillon. Quant à l’i­dée de m’a­bon­ner, elle ne m’ef­fleu­ra jamais : j’ai­mais cette attente exas­pé­rée. Que ce soit pour les ache­ter, puis pour y écrire et enfin pour les fabri­quer, je pou­vais bien res­ter à la porte des Cahiers puisque, de toute façon, les Cahiers c’é­tait « chez moi ».

Nous étions une poi­gnée, au lycée Vol­taire, à être entrés subrep­ti­ce­ment en ciné­phi­lie. Cela peut se dater : 1959. Le mot « ciné­phile » était encore guille­ret mais déjà avec la conno­ta­tion mala­dive et l’au­ra rance qui le dis­cré­di­te­raient peu à peu. Quant à moi, je dus mépri­ser d’emblée ceux qui, trop nor­ma­le­ment consti­tués, se gaus­saient déjà des « rats de ciné­ma­thèque » que nous allions deve­nir pour quelques années, cou­pables de vivre le ciné­ma comme pas­sion et leur vie par pro­cu­ra­tion. A l’aube des années 60, le ciné-monde était encore un monde enchan­té. D’un côté, il pos­sé­dait tous les charmes d’une contre-culture paral­lèle. De l’autre, il avait cet avan­tage d’être déjà consti­tué, avec une his­toire lourde, des valeurs recon­nues, les coquilles du Sadoul — cette Bible insuf­fi­sante -, une langue de bois et des mythes tenaces, des batailles d’i­dées et des revues en guerre. Les guerres étaient presque finies et nous arri­vions certes un peu tard, mais pas assez pour ne pas nour­rir le pro­jet tacite de nous réap­pro­prier toute cette his­toire qui n’a­vait pas encore l’âge du siècle.

Être ciné­phile, c’é­tait sim­ple­ment ingur­gi­ter, paral­lè­le­ment à celui du lycée, un autre pro­gramme sco­laire, cal­qué sur le pre­mier, avec les Cahiers jaunes comme fil rouge et quelques pas­seurs « adultes » qui, avec la dis­cré­tion des conspi­ra­teurs, nous signi­fiaient qu’il y avait bien là un monde à décou­vrir et peut-être rien de moins que le monde à habi­ter. Hen­ri Agel — pro­fes­seur de lettres au lycée Vol­taire- fut un de ces pas­seurs sin­gu­liers. Pour s’é­vi­ter autant qu’à nous la cor­vée des cours de latin, il met­tait aux voix le choix sui­vant : ou pas­ser une heure sur un texte de Tite-Live ou voir des films. La classe, qui votait pour le ciné­ma, sor­tait régu­liè­re­ment pen­sive et pié­gée du vétuste ciné-club. Par sadisme et sans doute parce qu’il en pos­sé­dait les copies, Agel pro­je­tait des petits films propres à sérieu­se­ment déniai­ser les ado­les­cents. C’é­tait Le Sang des bêtes de Fran­ju et sur­tout, Nuit et Brouillard de Resnais. C’é­tait donc par le ciné­ma que je sus que la condi­tion humaine et la bou­che­rie indus­trielle n’é­taient pas incom­pa­tibles et que le pire venait juste d’a­voir lieu.

Je sup­pose aujourd’­hui qu’A­gel, pour qui Mal s’é­cri­vait avec une majus­cule, aimait guet­ter sur le visage des ado­les­cents de la classe de seconde B les effets de cette sin­gu­lière révé­la­tion, car c’en était une. Il devait y avoir une part de voyeu­risme dans cette façon bru­tale de trans­mettre, par le ciné­ma, ce savoir macabre et impa­rable dont nous étions la pre­mière géné­ra­tion à héri­ter abso­lu­ment. Chré­tien guère pro­sé­lyte, mili­tant plu­tôt éli­taire, Agel mon­trait, lui aus­si. Il avait ce talent. Il mon­trait parce qu’il le fal­lait. Et parce que la culture ciné­ma­to­gra­phique au lycée, pour laquelle il mili­tait, pas­sait aus­si par ce tri silen­cieux entre ceux qui n’ou­blie­raient plus Nuit et Brouillard et les autres. Je ne fai­sais pas par­tie des « autres ».

Une fois, deux fois, trois fois, selon les caprices d’A­gel et les cours de latin sacri­fiés, je regar­dai les célèbres empi­le­ments de cadavres, les che­veux, les lunettes et les dents. J’en­ten­dis le com­men­taire déso­lé de Jean Cay­rol dans la voix de Michel Bou­quet et la musique de Hanns Eis­ler qui sem­blait s’en vou­loir d’exis­ter. Etrange bap­tême des images : com­prendre en même temps que les camps étaient vrais et que le film était juste. Et que le ciné­ma — lui seul ? — était capable de cam­per aux limites d’une huma­ni­té déna­tu­rée. Je sen­tais que les dis­tances mises par Resnais entre le sujet fil­mé, le sujet fil­mant et le sujet spec­ta­teur étaient, en 1959 comme en 1955, les seules pos­sibles. Nuit et Brouillard, un « beau » film ? Non, un film juste. C’est Kapo qui vou­lait être un beau film et qui ne l’é­tait pas. Et c’est moi qui ne ferais jamais bien la dif­fé­rence entre le juste et le beau. D’où l’en­nui, pas même « dis­tin­gué », qui fut tou­jours le mien devant les belles images.

Cap­té par le ciné­ma, je n’a­vais pas eu besoin — en plus — d’être séduit. Pas besoin non plus qu’on me parle bébé. Enfant, je n’ai vu aucun film de Walt Dis­ney. De même que j’é­tais direc­te­ment allé à l’é­cole com­mu­nale, j’é­tais fier de m’être vu épar­gner la mater­nelle criarde des séances enfan­tines. Pire : le des­sin ani­mé serait tou­jours pour moi autre chose que le ciné­ma. Pire encore :le des­sin ani­mé serait tou­jours un peu l’en­ne­mi. Aucune « belle image » a for­tio­ri des­si­née, ne me tien­drait quitte de l’é­mo­tion — crainte et trem­ble­ment — devant les choses enre­gis­trées. Et tout cela qui est si simple et qu’il me fal­lut des années pour for­mu­ler sim­ple­ment, devait com­men­cer à sor­tir des limbes devant les images de Resnais et le texte de Rivette. Né en 1944, deux jours avant le débar­que­ment allié, j’a­vais l’âge de décou­vrir en même temps mon ciné­ma et mon his­toire. Drôle d’his­toire que long­temps je ne crus que par­ta­ger avec d’autres avant de réa­li­ser — bien tard — que c’é­tait bel et bien la mienne. nuit_et_brouillard.jpg

Que sait un enfant ? Et cet enfant Serge D. qui vou­lait tout savoir sauf ce qui le regar­dait en propre ? Sur quel fond d’ab­sence au monde la pré­sence aux images du monde sera-t-elle plus tard requise ? Je connais peu d’ex­pres­sions plus belles que celle de Jean Louis Sche­fer quand, dans L’Homme ordi­naire du ciné­ma, il parle des « films qui ont regar­dé notre enfance ». Car une chose est d’ap­prendre à regar­der les films « en pro­fes­sion­nel » — pour véri­fier d’ailleurs que ce sont eux qui nous regardent de moins en moins — et une autre est de vivre avec ceux qui nous ont regar­dés gran­dir et qui nous ont vus, otages pré­coces de notre bio­gra­phie à venir, déjà empê­trés dans les rets de notre his­toire. Psy­chose, La dolce vità, Le Tom­beau hin­dou, Rio Bra­vo, Pick­po­cket, Autop­sie d’un meurtre, Le Héros sacri­lège ou, jus­te­ment, Nuit et Brouillard ne sont pas pour moi des films comme les autres. A la ques­tion bru­tale « est-ce que ça te regarde ? » ils me répondent tous oui.

Les corps de Nuit et Brouillard et, deux ans plus tard, ceux des pre­miers plans d’Hiro­shi­ma mon amour sont de ces « choses » qui m’ont regar­dé plus que je ne les ai vues. Eisen­stein a ten­té de pro­duire de telles images mais Hit­ch­cock, lui, y est par­ve­nu. Com­ment — ce n’est qu’un exemple — oublier la pre­mière ren­contre avec Psy­chose ? Nous étions entrés en fraude au Para­mount Opé­ra et le film nous ter­ro­ri­sait le plus nor­ma­le­ment du monde. Et puis, vers la fin, il y a une scène sur laquelle ma per­cep­tion glisse, un mon­tage « à la six quatre deux » d’où n’é­mergent que des acces­soires gro­tesques :une robe de chambre cubiste, une per­ruque qui tombe, un cou­teau bran­di. A l’ef­froi vécu en com­mun suc­cède alors le calme d’une soli­tude rési­gnée : le cer­veau fonc­tionne comme un appa­reil de pro­jec­tion bis qui lais­se­rait filer l’i­mage, lais­sant le film et le monde conti­nuer sans lui. Je n’i­ma­gine pas d’a­mour du ciné­ma qui ne s’arc-boute sur le pré­sent volé de ce « conti­nuez sans moi »-là.

Cet état, qui ne l’a vécu ? Ces sou­ve­nirs-écrans, qui ne les a connus ? Des images non iden­ti­fiées s’ins­crivent sur la rétine, des évè­ne­ments incon­nus ont fata­le­ment lieu, des mots pro­fé­rés deviennent le chiffre secret d’un impos­sible savoir sur soi. Ces moments de « pas vu pas pris » sont la scène pri­mi­tive de l’a­ma­teur de ciné­ma, celle où il n’é­tait pas alors qu’il ne s’a­gis­sait que de lui. Au sens où Paul­han parle de la lit­té­ra­ture comme d’une expé­rience du monde « quand nous ne sommes pas là » et Lacan de « ce qui manque à sa place ». Le ciné­phile ? Celui qui écar­quille en vain les yeux mais qui ne dira à per­sonne qu’il n’a rien pu voir. Celui qui se pré­pare une vie de « regar­deur » pro­fes­sion­nel. His­toire de faire son retard, de « se refaire » et de se faire. Le plus len­te­ment possible.

C’est ain­si que ma vie eut son point zéro, seconde nais­sance vécue comme telle et immé­dia­te­ment com­mé­mo­rée. La date est connue, et c’est tou­jours 1959. C’est — coïn­ci­dence ? — l’an­née du célèbre « Tu n’as rien vu à Hiro­shi­ma » de Duras. Nous sor­tons d’Hiro­shi­ma mon amour, ma mère et moi, sidé­rés l’un et l’autre – nous n’é­tions pas les seuls — parce que nous n’a­vions jamais pen­sé que le ciné­ma était capable de « cela ». Et sur le quai du métro, je réa­lise enfin que face à la ques­tion fas­ti­dieuse à laquelle je ne sais plus quoi répondre — « Qu’est-ce que tu vas faire dans la vie ? » — je dis­pose depuis quelques minutes d’une réponse. « Plus tard », d’une façon ou d’une autre, ce serait le ciné­ma. Aus­si n’ai-je jamais été avare de détails sur cette ciné-nais­sance à moi-même. Hiro­shi­ma, le quai du métro, ma mère, feu le stu­dio des Agri­cul­teurs et ses fau­teuils club seront plus d’une fois évo­qués comme le décor légen­daire de la bonne ori­gine, celle qu’on se choisit.

Resnais est, je le vois bien, le nom qui relie cette scène pri­mi­tive en deux ans et trois actes. C’est parce que Nuit et Brouillard avait été pos­sible que Kapo nais­sait péri­mé et que Rivette pou­vait écrire son article. Pour­tant, avant d’être le pro­to­type du cinéaste « moderne », Resnais fut pour moi un pas­seur de plus. S’il révo­lu­tion­nait, comme on disait alors, le « lan­gage ciné­ma­to­gra­phique », c’est qu’il se conten­tait de prendre son sujet au sérieux et qu’il avait eu l’in­tui­tion, presque la chance, de recon­naître ce sujet au milieu de tous les autres : rien de moins que l’es­pèce humaine telle qu’elle était sor­tie des camps nazis et du trau­ma ato­mique : abî­mée et défi­gu­rée. Aus­si y eut-il tou­jours quelque chose d’é­trange dans la façon dont je devins par la suite le spec­ta­teur un peu ennuyé des « autres » films de Resnais. Il me sem­blait que ses ten­ta­tives de revi­ta­li­ser un monde, dont lui seul avait enre­gis­tré à temps la mala­die, étaient vouées à ne pro­duire que du malaise.

Ce n’est donc pas avec Resnais que je ferai le voyage du ciné­ma « moderne » et son deve­nir, plu­tôt avec Ros­sel­li­ni. Pas avec Resnais que les leçons de choses et de morale seront apprises par cœur et décli­nées, tou­jours avec Godard. Pour­quoi ? D’a­bord, parce que Godard et Ros­sel­li­ni ont par­lé, écrit, réflé­chi à voix haute et que, à l’in­verse, l’i­mage de Resnais-sta­tue du Com­man­deur, tran­si dans ses ano­raks et deman­dant — à juste titre mais en vain — qu’on le croie quand il décla­rait ne pas être un intel­lec­tuel, finit par m’a­ga­cer. Me suis-je ain­si « ven­gé » du rôle que deux de ses films avaient joué en « lever de rideau » de ma vie ? Resnais était le cinéaste qui m’a­vait enle­vé à l’en­fance ou qui, plu­tôt, avait fait de moi et pour trois décen­nies, un enfant sérieux. Et c’é­tait jus­te­ment celui avec lequel, adulte, je n’é­chan­ge­rais jamais rien. Je me sou­viens qu’au terme d’un entre­tien — c’é­tait pour la sor­tie de La vie est un roman -, je crus bon de lui par­ler du choc d’Hiro­shi­ma mon amour dans ma vie, ce dont il me remer­cia avec un air pin­cé et loin­tain, comme si j’a­vais dit du bien de son der­nier imper­méable. Je fus vexé mais j’a­vais tort : les films « qui ont regar­dé notre enfance » ne sont pas par­ta­geables, même avec leur auteur.

Main­te­nant que cette his­toire est bou­clée et que j’ai eu plus que ma part du « rien » qu’il y avait à voir à Hiro­shi­ma, je me pose fata­le­ment la ques­tion : pou­vait-il en être autre­ment ? Y avait-il, face aux camps, une autre jus­tesse pos­sible que celle de l’an­ti-spec­tacle de Nuit et Brouillard ? Une amie évo­quait récem­ment le docu­men­taire de George Ste­vens, réa­li­sé à la fin de la guerre, enter­ré, exhu­mé, puis récem­ment mon­tré à la télé­vi­sion fran­çaise. Pre­mier film qui ait enre­gis­tré l’ou­ver­ture des camps en cou­leurs et que ses cou­leurs mêmes font bas­cu­ler — sans abjec­tion aucune — dans l’art. Pour­quoi ? La dif­fé­rence entre les cou­leurs et le noir et blanc ?

Hiroshima.jpg Entre l’A­mé­rique et l’Eu­rope ? Entre Ste­vens et Resnais ? Ce qui est magni­fique dans le film de Ste­vens, c’est qu’il s’a­git encore d’un récit de voyage : la pro­gres­sion au quo­ti­dien d’un petit groupe de sol­dats fil­meurs et de cinéastes flâ­neurs à tra­vers l’Eu­rope détruite, de Saint-Lô rasé à Ausch­witz que nul n’a pré­vu et qui bou­le­verse l’é­quipe. Et puis, me dit mon amie, les empi­le­ments de cadavres y ont une beau­té étrange qui fait pen­ser à la grande pein­ture de ce siècle. Comme tou­jours, Syl­vie P. avait raison.

Ce que je com­prends aujourd’­hui, c’est que la beau­té du film de Ste­vens est moins le fait de la jus­tesse de la dis­tance trou­vée que de l’in­no­cence du regard por­té. La jus­tesse est le far­deau de celui qui vient « après » ; l’in­no­cence, la grâce ter­rible accor­dée au pre­mier venu. Au pre­mier qui exé­cute sim­ple­ment les gestes du ciné­ma. Il me fau­drait le milieu des années 70 pour recon­naître dans le Salo de Paso­li­ni ou même le Hit­ler de Syber­berg l’autre sens du mot « inno­cent ». Moins le non-cou­pable que celui qui, fil­mant le Mal, ne pense pas à mal. En 1959, j’é­tais déjà pris, petit juste rai­di dans sa décou­verte, dans le par­tage de la culpa­bi­li­té de tous. Mais en 1945, il suf­fi­sait peut-être d’être amé­ri­cain et d’as­sis­ter, comme George Ste­vens ou le capo­ral Samuel Ful­ler à Fal­ke­nau, à l’ou­ver­ture des vraies portes de la nuit, camé­ra à la main. Il fal­lait être amé­ri­cain — c’est-à-dire croire à l’in­no­cence fon­cière du spec­tacle — pour faire défi­ler la popu­la­tion alle­mande devant les tombes ouvertes, pour lui mon­trer ce à côté de quoi elle avait vécu, si bien et si mal. Il fal­lait que ce soit dix ans avant que Resnais ne se mette à sa table de mon­tage et quinze ans avant que Pon­te­cor­vo n’y ajoute ce petit mou­ve­ment de trop qui nous révol­ta, Rivette et moi. La nécro­phi­lie était donc le prix de ce « retard » et la dou­blure éro­tique du regard « juste », celui de l’Eu­rope cou­pable, celui de Resnais : et par voie de consé­quence, le mien.

Telle fut l’en­tame de mon his­toire. L’es­pace ouvert par la phrase de Rivette était bien le mien, comme était déjà mienne la famille intel­lec­tuelle des Cahiers du ciné­ma. Mais cet espace était, je devais m’en rendre compte, moins un vaste champ qu’une porte étroite. Avec, du côté noble, cette jouis­sance de la dis­tance juste et son envers de nécro­phi­lie sublime ou subli­mée. Et du côté non noble, la pos­si­bi­li­té d’une jouis­sance tout autre et in-subli­mable. C’est Godard qui, me mon­trant quelques cas­settes de « por­no concen­tra­tion­naire » ser­rées dans un coin de sa vidéo­thèque de Rolle, s’é­ton­na un jour qu’à l’en­contre de tels films aucun dis­cours n’ait été tenu ni aucune inter­dic­tion pro­non­cée. Comme si la bas­sesse d’in­ten­tions de leurs fabri­cants et la tri­via­li­té des fan­tasmes de leurs consom­ma­teurs les « pro­té­geaient » en quelque sorte de la cen­sure et de l’in­di­gna­tion. Preuve que du côté de la sous-culture, per­du­rait la sourde reven­di­ca­tion d’un entre­la­ce­ment obli­ga­toire entre les bour­reaux et les vic­times. L’exis­tence de ces films ne m’a­vait effec­ti­ve­ment jamais trou­blé. J’a­vais envers eux — comme envers tout ciné­ma ouver­te­ment por­no­gra­phique – la tolé­rance presque polie que l’on porte à l’ex­pres­sion du fan­tasme lorsque celui-ci est si nu qu’il ne reven­dique que la triste mono­to­nie de sa néces­saire répétition.

C’est l’autre por­no­gra­phie — celle, « artis­tique », de Kapo, comme plus tard celle de Por­tier de nuit et autres pro­duits « rétro » des années 70 — qui tou­jours me révol­te­rait. A l’es­thé­ti­sa­tion consen­suelle de l’a­près-coup, je pré­fé­re­rais le retour obs­ti­né des non-images de Nuit et Brouillard, voire le défer­le­ment pul­sion­nel d’un quel­conque Louve chez les S.S. que je ne ver­rais pas. Ces films-là avaient au moins l’hon­nê­te­té de prendre acte d’une même impos­si­bi­li­té de racon­ter, d’un même cran d’ar­rêt dans le dérou­lé de l’His­toire, quand le récit se fige ou s’emballe à vide. Aus­si n’est-ce même pas d’a­mné­sie ou de refou­le­ment qu’il fau­drait par­ler mais de for­clu­sion. For­clu­sion dont j’ap­pren­drai plus tard la défi­ni­tion laca­nienne : retour hal­lu­ci­na­toire dans le réel de ce sur quoi il n’a pas été pos­sible de por­ter un « juge­ment de réa­li­té ». Autre­ment dit : puisque les cinéastes n’ont pas fil­mé en son temps la poli­tique de Vichy, leur devoir, cin­quante ans plus tard, n’est pas de se rache­ter ima­gi­nai­re­ment à coups d’Au revoir les enfants mais de tirer le por­trait actuel de ce bon peuple de France qui, de 1940 à 1942, rafle du Vel’ d’Hiv com­prise, n’a pas bron­ché. Le ciné­ma étant l’art du pré­sent, ses remords sont sans intérêt.

C’est pour­quoi le spec­ta­teur que je fus devant Nuit et Brouillard et le cinéaste qui, avec ce film, ten­ta de mon­trer l’ir­re­pré­sen­table, étaient liés par une symé­trie com­plice. Soit c’est le spec­ta­teur qui sou­dain « manque à sa place » et s’ar­rête alors que le film, lui, conti­nue. Soit c’est le film qui, au lieu de « conti­nuer », se replie sur lui-même et sur une « image » pro­vi­soi­re­ment défi­ni­tive qui per­mette au sujet-spec­ta­teur de conti­nuer à croire au ciné­ma et au sujet-citoyen à vivre sa vie. Arrêt sur le spec­ta­teur, arrêt sur l’i­mage : le ciné­ma est entré dans son âge adulte. La sphère du visible a ces­sé d’être tout entière dis­po­nible : il y a des absences et des trous, des creux néces­saires et des pleins super­flus, des images à jamais man­quantes et des regards pour tou­jours défaillants. Spec­tacle et spec­ta­teur cessent de se ren­voyer toutes les balles. C’est ain­si qu’ayant choi­si le ciné­ma, répu­té « art de l’i­mage en mou­ve­ment », je com­men­çai ma vie de ciné­phage sous l’é­gide para­doxale d’un pre­mier arrêt sur l’image.

Cet arrêt me pro­té­gea de la stricte nécro­phi­lie et je ne vis aucun des rares films ou docu­men­taires « sur les camps » qui sui­virent Kapo. L’af­faire pour moi était réglée par Nuit et Brouillard et l’ar­ticle de Rivette. Je fus long­temps comme les auto­ri­tés fran­çaises qui, aujourd’­hui encore, face à tout fait divers anti­sé­mite, dif­fusent en catas­trophe le film de Resnais comme s’il fai­sait par­tie d’un arse­nal secret qui, à la récur­rence du Mal, pour­rait indé­fi­ni­ment oppo­ser ses ver­tus d’exor­cisme. Mais si je n’ap­pli­quai pas l’axiome du « tra­vel­ling de Kapo » aux seuls films que leur sujet expo­sait à l’ab­jec­tion, c’est que j’é­tais ten­té de l’ap­pli­quer à tous les films. « Il est des choses, avait écrit Rivette, qui doivent être abor­dées dans la crainte et le trem­ble­ment ; la mort en est une, sans doute ; et com­ment, au moment de fil­mer une chose aus­si mys­té­rieuse, ne pas se sen­tir un impos­teur ? » J’é­tais d’accord.

Et comme rares sont les films où l’on ne meurt pas, peu ou prou, nom­breuses étaient les occa­sions de craindre et de trem­bler. Cer­tains cinéastes, en effet, n’é­taient pas des impos­teurs. C’est ain­si que, tou­jours en 1959, la mort de Miya­gi dans Les Contes de la lune vague me cloua, déchi­ré, sur un siège du stu­dio Ber­trand. Car Mizo­gu­chi avait fil­mé la mort comme une fata­li­té vague dont on voyait bien qu’elle pou­vait et ne pou­vait pas ne pas se pro­duire. On se sou­vient de la scène : dans la cam­pagne japo­naise, des voya­geurs sont atta­qués par des ban­dits affa­més et l’un de ceux-ci trans­perce Miya­gi d’un coup de lance. Mais il le fait presque par inad­ver­tance, en titu­bant, mû par un reste de vio­lence ou par un réflexe idiot. Cet évè­ne­ment pose si peu pour la camé­ra que celle-ci est à deux doigts de « pas­ser à côté » et je suis per­sua­dé que tout spec­ta­teur des Contes de la lune vague est alors effleu­ré par la même idée folle et qua­si super­sti­tieuse : si le mou­ve­ment de la camé­ra n’a­vait pas été aus­si lent, l’évènement se serait pro­duit « hors champ » ou – qui sait ? — ne se serait pas pro­duit du tout. Les_Contes_de_la_lune_vague.jpg

La faute à la camé­ra ? En dis­so­ciant celle-ci des ges­ti­cu­la­tions des acteurs, Mizo­gu­chi pro­cé­dait exac­te­ment à l’in­verse de Kapo. Au lieu du coup d’œil enjo­li­veur de plus, un regard qui « fait sem­blant de ne rien voir » qui pré­fé­re­rait n’a­voir rien vu et qui, de ce fait, montre l’évènement en train de se pro­duire comme évè­ne­ment, c’est-à-dire iné­luc­ta­ble­ment et de biais. Un évè­ne­ment absurde et nul, absurde comme tout fait divers qui tourne mal et nul comme la guerre, cala­mi­té que Mizo­gu­chi n’ai­ma jamais. Un évè­ne­ment qui ne nous concerne pas assez pour qu’on ne passe pas son che­min, hon­teux. Car je gage qu’à cet ins­tant pré­cis, tout spec­ta­teur des Contes … sait abso­lu­ment ce qu’il en est de l’ab­sur­di­té de la guerre. Qu’im­porte que le spec­ta­teur soit occi­den­tal, le film japo­nais et la guerre médié­vale : il suf­fit de pas­ser de l’acte de mon­trer du doigt à l’art de dési­gner du regard pour que ce savoir, aus­si fur­tif qu’u­ni­ver­sel, le seul dont le ciné­ma soit capable, nous soit donné.

Optant si tôt pour le pano­ra­mique des Contes … contre le tra­vel­ling de Kapo, je fais un choix dont je ne mesu­re­rai la gra­vi­té que dix ans plus tard, dans le feu aus­si radi­cal que tar­dif de la poli­ti­sa­tion post-soixante-hui­tarde des Cahiers. Car si Pon­te­cor­vo, futur auteur de La Bataille d’Al­ger, est un cinéaste cou­ra­geux dont je par­tage en gros les croyances poli­tiques, Mizo­gu­chi ne semble avoir vécu que pour son art et avoir été, poli­ti­que­ment, un oppor­tu­niste. Où est la dif­fé­rence, alors ? Dans « la crainte et le trem­ble­ment », jus­te­ment. Mizo­gu­chi a peur de la guerre parce qu’à la dif­fé­rence de son cadet Kuro­sa­wa, les petits bons­hommes s’entre-tran­chant des caro­tides sur fond de viri­li­té féo­dale l’ac­cablent. C’est de cette peur, envie de vomir et de fuir, que vient le pano­ra­mique hébé­té. C’est cette peur qui fait de ce moment un moment juste, c’est-à-dire par­ta­geable. Pon­te­cor­vo, lui, ne tremble ni ne craint : les camps ne le révoltent qu’i­déo­lo­gi­que­ment. C’est pour­quoi il s’ins­crit « en rab » dans la scène sous les espèces gou­gna­fières d’un tra­vel­ling joli.

Le ciné­ma — je m’en ren­dais compte — oscil­lait le plus sou­vent entre ces deux pôles. Et chez des cinéastes autre­ment consis­tants que Pon­te­cor­vo, je butai plus d’une fois sur cette façon contre­ban­dière — une sorte de pra­tique sainte-nitouche et géné­ra­li­sée du clin d’œil — de « rajou­ter » une beau­té para­site ou une infor­ma­tion com­plice à des scènes qui n’en pou­vaient mais. C’est ain­si que le coup de vent qui rabat, tel un lin­ceul, la blan­cheur d’un para­chute sur un sol­dat mort du Merrill’s Marau­ders de Ful­ler me gêna pen­dant des années. Moins pour­tant que les jupes rele­vées sur le cadavre d’An­na Magna­ni, fau­chée par une rafale dans un épi­sode de Rome ville ouverte. Ros­sel­li­ni, lui aus­si, frap­pait « au-des­sous de la cein­ture » mais d’une façon si nou­velle qu’il fau­drait des années pour com­prendre vers quel abîme elle nous menait. Où finit l’évènement Où est la cruau­té ? Où com­mence l’obs­cé­ni­té et où finit la por­no­gra­phie ? Je sen­tais bien qu’il s’a­gis­sait là, tarau­dantes, des ques­tions inhé­rentes au ciné­ma d’« après les camps ». Ciné­ma que je me mis, pour moi seul et parce que j’a­vais son âge, à appe­ler « moderne ».

Ce ciné­ma moderne avait une carac­té­ris­tique : il était cruel, et nous en avions une autre : nous accep­tions cette cruau­té. La cruau­té était « du bon côté ». C’est elle qui disait non à l’« illus­tra­tion » aca­dé­mique et qui rui­nait le sen­ti­men­ta­lisme faux-jeton d’un « huma­nisme » alors très bavard. La cruau­té de Mizo­gu­chi, par exemple, consis­tait à mon­ter ensemble deux mou­ve­ments irré­con­ci­liables et à pro­duire un sen­ti­ment déchi­rant de « non-assis­tance à per­sonne en dan­ger ». Sen­ti­ment moderne par excel­lence, pré­cé­dant de quinze ans seule­ment les grands tra­vel­lings impa­vides de Week-End. Sen­ti­ment archaïque aus­si car cette cruau­té était aus­si vieille que le ciné­ma lui-même, comme un indice de ce qui était fon­da­men­ta­le­ment moderne en lui, du der­nier plan des Lumières de la ville à L’In­con­nu de Brow­ning en pas­sant par la fin de Nana. Com­ment oublier le lent tra­vel­ling trem­blé que lance le jeune Renoir au-devant de Nana sur son lit, ago­ni­sante et véro­lée ? Com­ment a‑t-on fait — s’in­sur­geaient les rats de ciné­ma­thèque que nous étions deve­nus — pour voir en Renoir un chantre de la vie béate, alors qu’il fut l’un des rares cinéastes capable, dès ses débuts, d’a­che­ver un per­son­nage à coups de travelling ?

En fait, la cruau­té était dans la logique de mon par­cours du com­bat­tant Cahiers. André Bazin, qui en avait déjà fait la théo­rie, l’a­vait trou­vée si étroi­te­ment liée à l’es­sence du ciné­ma qu’il en avait presque fait « sa chose », Bazin, ce saint laïc, aimait Loui­sia­na Sto­ry parce qu’on y voyait un oiseau man­gé par un cro­co­dile en temps réel et en un seul plan : preuve par le ciné­ma et mon­tage inter­dit. Choi­sir les Cahiers, c’é­tait choi­sir le réa­lisme et, comme je fini­rais par le décou­vrir, un cer­tain mépris pour l’i­ma­gi­na­tion. Au « Tu veux regar­der ? Eh bien, vois cela » de Lacan répon­dait par avance un « Cela a été enre­gis­tré ? Eh bien, je dois regar­der ». Même et sur­tout quand « cela » était pénible, into­lé­rable, ou car­ré­ment invisible.

Car ce réa­lisme était biface. Si c’est par le réa­lisme que les modernes mon­traient un monde res­ca­pé, c’est par un tout autre réa­lisme — plu­tôt une « réa­lis­tique » — que les pro­pa­gandes fil­mées des années 40 avaient col­la­bo­ré au men­songe et pré­fi­gu­ré la mort. C’est pour­quoi il était juste, mal­gré tout, d’ap­pe­ler le pre­mier des deux, né en Ita­lie, « néo ». Impos­sible d’ai­mer « l’art du siècle » sans voir cet art tra­vaillant à la folie du siècle et tra­vaillé par elle. Contrai­re­ment au théâtre — crise et cure col­lec­tives -, le ciné­ma — infor­ma­tion et deuil per­son­nels — avait inti­me­ment à voir avec l’hor­reur dont il se rele­vait à peine. J’hé­ri­tais d’un conva­les­cent cou­pable, d’un enfant vieilli, d’une hypo­thèse ténue. Nous vieilli­rions ensemble, mais pas éternellement.

Héri­tier conscien­cieux, ciné-fils modèle, avec « le tra­vel­ling de Kapo » comme gri­gri pro­tec­teur, je ne lais­sai pas filer les années sans une sourde appré­hen­sion : et si le gri­gri per­dait son effi­cace ? Je me sou­viens, char­gé de cours exploi­té de Cen­sier-Paris-III, avoir pho­to­co­pié le texte de Rivette, l’a­voir dis­tri­bué à mes élèves et leur avoir deman­dé leur sen­ti­ment. C’é­tait une époque encore « rouge » où quelques élèves essayaient de grap­piller à tra­vers leurs ensei­gnants un peu de la radi­ca­li­té poli­tique de 68. Il me sem­bla que, par égard pour moi, les plus moti­vés d’entre eux consen­taient à voir dans « De l’ab­jec­tion » un docu­ment his­to­rique inté­res­sant mais déjà daté. Je ne leur en tins pas rigueur et si d’a­ven­ture je répé­tais l’ex­pé­rience avec des étu­diants d’au­jourd’­hui, je ne m’in­quié­te­rais pas de savoir si c’est sur le tra­vel­ling qu’ils butent, mais j’au­rais à cœur de savoir s’il existe pour eux un indice quel­conque d’ab­jec­tion. Pour tout dire, j’au­rais peur qu’il n’y en ait pas. Signe que non seule­ment les tra­vel­lings n’ont plus rien à voir avec la morale, mais que le ciné­ma est trop affai­bli pour héber­ger une telle question.

C’est que, trente ans après les pro­jec­tions répé­tées de Nuit et Brouillard au lycée Vol­taire, les camps de concen­tra­tion — qui m’a­vaient ser­vi de scène pri­mi­tive – ont ces­sé d’être figés dans le res­pect sacré où les main­te­naient Resnais, Cay­rol et beau­coup d’autres. Ren­due aux his­to­riens et aux curieux, la ques­tion des camps épouse désor­mais leurs tra­vaux, leurs diver­gences et leurs folies. Le désir for­clos qui revient « de façon hal­lu­ci­na­toire dans le réel » est évi­dem­ment celui qui n’au­rait jamais dû reve­nir. Désir qu’il n’y ait pas eu de chambres à gaz, pas de solu­tion finale et, à la limite, pas de camps : révi­sion­nisme, fau­ris­son­nisme, néga­tion­nisme, sinistres et der­niers ‑ismes. Ce n’est pas seule­ment du « tra­vel­ling de Kapo » qu’un étu­diant de ciné­ma héri­te­rait aujourd’­hui mais d’une trans­mis­sion mal assu­rée, d’un tabou mal levé, bref d’un nou­veau tour de piste dans l’his­toire nulle de la tri­ba­li­sa­tion du même et de la pho­bie de l’autre. L’ar­rêt sur l’i­mage a ces­sé d’o­pé­rer, la bana­li­té du mal peut en ani­mer de nou­velles, électroniques.

De la France récente, il sourd désor­mais assez de symp­tômes pour que, fai­sant retour sur ce qui lui a été don­né de vivre comme His­toire, quel­qu’un de ma géné­ra­tion ait à prendre conscience du pay­sage dans lequel il a gran­di. Pay­sage tra­gique et, en même temps, confor­table. Deux rêves poli­tiques — l’a­mé­ri­cain et le com­mu­niste — bali­sés par Yal­ta. Der­rière nous : un point de non-retour moral sym­bo­li­sé par Ausch­witz et le concept nou­veau de « crime contre l’humanité ».

Devant nous : cet impen­sable presque ras­su­rant qu’est l’a­po­ca­lypse nucléaire. Cela, qui vient de finir, a duré plus de qua­rante ans. J’ap­par­tiens en fait à la pre­mière géné­ra­tion pour qui racisme et anti-sémi­tisme étaient défi­ni­ti­ve­ment tom­bés dans les « pou­belles de l’his­toire ». La pre­mière — et la seule ? La seule, en tout cas, qui ne cria si faci­le­ment au loup du fas­cisme — « le fas­cis­meu-ne-pass’­ra-pas ! » — que parce qu’il sem­blait chose du pas­sé, nulle et, une fois pour toutes, adve­nue. Erreur, bien sûr. Erreur qui n’empêcha pas de bien vivre ses « trente glo­rieuses », mais comme entre guille­mets. Naï­ve­té, bien sûr, et naï­ve­té aus­si de faire comme si, dans le champ dit esthé­tique, la nécro­phi­lie élé­gante de Resnais tien­drait éter­nel­le­ment « à dis­tance » toute intru­sion indélicate.

« Pas de poé­sie après Ausch­witz », décla­ra Ador­no, puis il revint sur cette for­mule demeu­rée célèbre. « Pas de fic­tion après Resnais » aurais-je pu dire en écho, avant d’a­ban­don­ner, moi aus­si, cette idée un brin exces­sive. « Pro­té­gés » par l’onde de choc pro­duite par la décou­verte des camps, avons-nous donc cru que l’hu­ma­ni­té avait bas­cu­lé — une seule fois, mais on ne l’y repren­drait plus — dans le non-humain ? Avons-nous vrai­ment fait le pari que, pour une fois, « le pire serait sûr » ? Avons-nous à ce point espé­ré que ce qu’on n’ap­pe­lait pas encore la Shoah était l’évènement his­to­rique unique « grâce » auquel l’hu­ma­ni­té entière « sor­tait » de l’his­toire pour la sur­plom­ber un ins­tant et y recon­naître, évi­table, le pire visage de son pos­sible des­tin ? Il semble que oui.

Mais si « unique » et « entier » étaient encore de trop et si l’hu­ma­ni­té n’hé­ri­tait pas de la Shoah comme de la méta­phore de ce dont elle fut et reste capable, l’ex­ter­mi­na­tion des Juifs res­te­rait une his­toire juive, puis — par ordre décrois­sant de culpa­bi­li­té, par méto­ny­mie — une his­toire très alle­mande, pas mal fran­çaise, arabe seule­ment par rico­chet, très peu danoise et presque pas bul­gare. C’est à la pos­si­bi­li­té de la méta­phore que répon­dait, au ciné­ma, l’im­pé­ra­tif « moderne » de pro­non­cer l’ar­rêt sur l’i­mage et l’embargo sur la fic­tion. His­toire d’ap­prendre à racon­ter autre­ment une autre his­toire dont l’ « espèce humaine » serait le seul per­son­nage et la pre­mière anti-star. His­toire d’ac­cou­cher d’un autre ciné­ma, un ciné­ma « qui sau­rait » que rendre trop tôt l’évènement à la fic­tion, c’est lui ôter son uni­ci­té, parce que la fic­tion est cette liber­té qui émiette et qui s’ouvre, par avance, à l’in­fi­ni de la variante et à la séduc­tion du mentir-vrai.

En 1989, me pro­me­nant pour Libé­ra­tion à Phnom Penh et dans la cam­pagne cam­bod­gienne, j’en­tre­vis à quoi « res­sem­blait » un géno­cide — et même un auto-géno­cide — res­té sans images et presque sans traces. La preuve que le ciné­ma n’é­tait plus inti­me­ment lié à l’his­toire des hommes, fût-ce sur son ver­sant d’in­hu­ma­ni­té, je la voyais iro­ni­que­ment dans le fait qu’à la dif­fé­rence des bour­reaux nazis qui avaient fil­mé leurs vic­times, les Khmers rouges n’a­vaient lais­sé der­rière eux que des pho­tos et des char­niers. Or, c’est dans la mesure où un autre géno­cide, comme le cam­bod­gien, res­tait à la fois sans images et impu­ni que, par un effet de conta­gion rétro­ac­tif, la Shoah elle-même était ren­due au règne du rela­tif. Retour de la méta­phore blo­quée à la méto­ny­mie active, de l’ar­rêt sur l’i­mage à la vira­li­té ana­lo­gique. Cela est allé très vite : dès 1990, la « révo­lu­tion rou­maine » incul­pait des tueurs indis­cu­tables sous des chefs aus­si fri­voles que « déten­tion illé­gale d’armes à feu et géno­cide »· Tout était donc à refaire ? Oui, tout, mais cette fois-ci, c’est sans le ciné­ma. D’où le deuil. Car nous avons, c’est indu­bi­table, cru au ciné­ma. C’est-à-dire que nous avons tout fait pour ne pas y croire. C’est toute l’his­toire des Cahiers post-68 et de leur impos­sible rejet du bazi­nisme. Bien sûr qu’il n’é­tait pas ques­tion de « dor­mir dans le plan lit » ou de déso­ler Barthes en confon­dant le réel et le repré­sen­té. Nous étions évi­dem­ment trop savants pour ne pas ins­crire la place du spec­ta­teur dans la conca­té­na­tion signi­fiante ou pour ne pas repé­rer l’i­déo­lo­gie tenace sous la fausse neu­tra­li­té de la tech­nique. Nous étions même cou­ra­geux, Pas­cal B. et moi, lorsque face à un amphi­théâtre bon­dé de gau­chistes rigo­lards, nous hur­lions d’une voix bri­sée qu’un film ne « se voyait pas », qu’un film « se lisait ». Louables efforts pour être du côté des non-dupes. Louables et, pour ce qui est de moi, vains. Vient tou­jours le moment où il faut, mal­gré tout, payer son dû à la caisse de la croyance can­dide et oser croire à ce qu’on voit.

Certes, on n’est pas obli­gé de croire ce qu’on voit — c’est même dan­ge­reux — mais on n’est pas obli­gé non plus de tenir au ciné­ma. Il faut bien qu’il y ait du risque et de la ver­tu — bref, de la valeur — au fait de mon­trer quelque chose à quel­qu’un capable de regar­der ce quelque chose-là. A quoi cela ser­vi­rait-il d’ap­prendre à « lire » le visuel et à « déco­der » les mes­sages si ne demeu­rait, mini­male, la plus indé­ra­ci­nable des convic­tions : que voir est quand même supé­rieur à ne pas voir. Et que ce qui n’est pas vu « à temps » ne le sera plus jamais vrai­ment. Le ciné­ma est l’art du pré­sent. Et si la nos­tal­gie ne lui sied guère, c’est que la mélan­co­lie est sa dou­blure instantanée.

Je me sou­viens de la véhé­mence avec laquelle je tins ce dis­cours pour la pre­mière et la der­nière fois. C’é­tait à Téhé­ran, dans une école de ciné­ma. Face aux jour­na­listes invi­tés, Khe­maïs K. et moi, il y avait des tra­vées de gar­çons aux barbes nais­santes et des tra­vées de sacs noirs — sans doute des filles. Les gar­çons à gauche et les filles à droite, selon l’a­par­theid en vigueur là-bas. Les ques­tions les plus inté­res­santes — celles des filles — nous par­ve­naient sous forme de petits papiers fur­tifs. Et c’est en les voyant si atten­tives et si stu­pi­de­ment voi­lées que je me lais­sai aller à une colère sans objet qui les visait moins, elles, que tous les gens de pou­voir pour qui le visible était d’a­bord ce qui devait être lu, c’est-à-dire soup­çon­né de tra­hi­son et réduit à l’aide d’un tcha­dor ou d’une police des signes. Enhar­di par l’é­tran­ge­té du moment et du lieu, je me livrai à un prêche en faveur du visuel pour un public voi­lé qui opi­nait du chef.

Colère tar­dive. Colère ter­mi­nale. Car l’ère du soup­çon est bel et bien finie. On ne soup­çonne que là où une cer­taine idée de la véri­té est en jeu. Plus rien de tel aujourd’­hui, sinon chez les inté­gristes et les bigots, ceux qui cherchent des noises au Christ de Scor­sese et à la Marie de Godard. Les images ne sont plus du côté de la véri­té dia­lec­tique du « voir » et du « mon­trer », elles sont entiè­re­ment pas­sées du côté de la pro­mo­tion, de la publi­ci­té, c’est-à-dire du pou­voir. Il est donc trop tard pour ne pas com­men­cer à tra­vailler à ce qui reste, à savoir la légende post­hume et dorée de ce que fut le ciné­ma. De ce qu’il fut et de ce qu’il aurait pu être. « Notre tra­vail sera de mon­trer com­ment les indi­vi­dus, réunis en peuples dans le noir, fai­saient brû­ler leur ima­gi­naire pour réchauf­fer leur réel — c’é­tait le ciné­ma muet. Et com­ment ils ont fini par lais­ser la flamme s’é­teindre au rythme des conquêtes sociales, se conten­tant de l’en­tre­te­nir à petit feu — et c’est le par­lant, et la télé­vi­sion dans un coin de la pièce. » Lors­qu’il se fixe ce pro­gramme ‑c’é­tait hier, en 1989 — l’his­to­rien Godard pour­rait ajou­ter : « Enfin seul ! »

Holocauste.jpg Quant à moi, je me sou­viens du moment pré­cis où je sus que l’axiome « tra­vel­ling de Kapo » devrait être revi­si­té, et révi­sé le concept mai­son de « ciné­ma moderne ». En 1979, la télé­vi­sion fran­çaise dif­fu­sa à son tour le feuille­ton amé­ri­cain de Mar­vin Chom­sky, Holo­causte. Une boucle se bou­clait, me ren­voyant à toutes les cases départ. Car, si les Amé­ri­cains avaient per­mis à George Ste­vens de réa­li­ser en 1945 l’é­ton­nant docu­men­taire cité plus haut, ils ne l’a­vaient, pour cause de guerre froide, jamais dif­fu­sé. Inca­pables de « trai­ter » cette his­toire qui, après tout, n’é­tait pas la leur, les entre­pre­neurs de spec­tacles amé­ri­cains l’a­vaient pro­vi­soi­re­ment aban­don­née aux artistes euro­péens. Mais ils avaient sur elle, comme sur toute his­toire, un droit de pré­emp­tion et tôt ou tard, la machine télé-hol­ly­woo­dienne ose­rait racon­ter « notre » his­toire. Elle le ferait avec tous les égards du monde mais elle ne pour­rait pas ne pas nous la vendre comme une his­toire amé­ri­caine de plus. Holo­causte serait donc le mal­heur qui arrive à une famille juive, qui la sépare et qui l’a­néan­tit : il y aurait des figu­rants trop gras, des per­for­mances d’ac­teur, un huma­nisme à tout crin, des scènes d’ac­tion et du mélo. Et l’on compatirait.

C’est donc uni­que­ment sous la forme du docu­drame à l’a­mé­ri­caine que cette his­toire pour­rait sor­tir des ciné-clubs et, via la télé­vi­sion, concer­ner cette ver­sion asser­vie de l’ « huma­ni­té entière » qu’est le public de la mon­do­vi­sion. Certes, la simu­la­tion-Holo­causte ne butait plus sur l’é­tran­ge­té d’une huma­ni­té capable de crime contre elle-même, mais elle demeu­rait obs­ti­né­ment inca­pable de faire resur­gir de cette his­toire les êtres sin­gu­liers que furent un à un, cha­cun avec une his­toire, un visage et un nom, les Juifs exter­mi­nés. C’est d’ailleurs le des­sin — celui du Spie­gel­man de Maus — qui ose­rait, plus tard, cet acte salu­taire de re-sin­gu­la­ri­sa­tion. Le des­sin, pas le ciné­ma, tant il est vrai que le ciné­ma amé­ri­cain déteste la sin­gu­la­ri­té. Avec Holo­causte, Mar­vin Chom­sky fai­sait reve­nir, modeste et triom­phal, notre enne­mi esthé­tique de tou­jours : le bon gros pos­ter socio­lo­gique, avec son cas­ting bien étu­dié de spé­ci­mens souf­frants et son son et lumière de por­traits-robots ani­més. La preuve ? C’est vers cette époque que com­men­cèrent à cir­cu­ler — et à indi­gner — les écrits faurissoniens.

Il m’a­vait donc fal­lu vingt ans pour pas­ser de mon « tra­vel­ling de Kapo », à cet Holo­causte irré­pro­chable. J’a­vais pris mon temps. La « ques­tion » des camps, la ques­tion même de ma pré­his­toire, me serait encore et tou­jours posée, mais plus vrai­ment à tra­vers le ciné­ma. Or, c’est par le ciné­ma que j’a­vais com­pris en quoi cette his­toire me concer­nait, par quel bout elle me tenait et sous quelle forme — un léger tra­vel­ling de trop — elle m’é­tait appa­rue. ll faut être loyal envers le visage de ce qui, un jour, nous a tran­si. Et toute « forme » est un visage qui nous regarde. C’est pour­quoi, je n’ai jamais cru — même si je les ai craints — ceux qui, dès le ciné-club du lycée, pour­fen­daient avec une voix pleine de condes­cen­dance ces pauvres fous — et folles — de « for­ma­listes », cou­pables de pré­fé­rer au « conte­nu », des films la jouis­sance per­son­nelle de leur « forme ». Seul celui qui a buté assez tôt sur la vio­lence for­melle fini­ra par savoir — mais il y faut une vie, la sienne — en quoi cette vio­lence, aus­si, a un « fond ». Et le moment vien­dra tou­jours assez tôt pour lui de mou­rir gué­ri, ayant tro­qué l’é­nigme des figures sin­gu­lières de son his­toire pour les bana­li­tés du « ciné­ma-reflet-de-la-socié­té » et autres ques­tions graves et néces­sai­re­ment sans réponses. La forme est désir, le fond n’est que la toile quand nous n’y sommes plus.

C’est ce que je me disais en regar­dant, il y a quelques jours, un petit clip télé qui entre­la­çait, lan­gou­reu­se­ment, des images de chan­teurs tout à fait célèbres et d’en­fants afri­cains tout à fait famé­liques. Les chan­teurs riches — « We are the chil­dren, we are the world ! » — mêlaient leur image à celle des affa­més. En fait, ils pre­naient leur place, les rem­pla­çaient, les effa­çaient. Fon­dant et enchaî­nant stars et sque­lettes dans un cli­gno­te­ment figu­ra­tif où deux images essaient de n’en faire qu’une, le clip exé­cu­tait avec élé­gance cette com­mu­nion élec­tro­nique entre Nord et Sud. Voi­ci donc, me dis-je, le visage actuel de l’ab­jec­tion et la forme amé­lio­rée de mon tra­vel­ling de Kapo. Ceux dont j’ai­me­rais bien qu’elles dégoûtent ne serait-ce qu’un ado­les­cent d’au­jourd’­hui ou qu’au moins elles lui fassent honte. Pas seule­ment honte d’être nour­ri et nan­ti, mais honte d’être consi­dé­ré comme avoir à être esthé­ti­que­ment séduit là où rien ne relève que de la conscience — même mau­vaise — d’être un homme et rien de plus.

Et pour­tant, finis-je par me dire, toute mon his­toire est là. En 1961, un mou­ve­ment de camé­ra esthé­ti­sait un cadavre et, trente ans plus tard, un fon­du enchaî­né fait dan­ser les mou­rants et les repus. Rien n’a chan­gé. Ni moi, à jamais inca­pable de voir là-dedans le car­na­va­lesque d’une danse de mort à la fois médié­vale et ultra­mo­derne. Ni les concep­tions domi­nantes du chro­mo bien-pen­sant de la « beau­té » consen­suelle. La forme, elle, a un peu chan­gé. Dans Kapo, il était encore pos­sible d’en vou­loir à Pon­te­cor­vo d’a­bo­lir à la légère une dis­tance qu’il aurait fal­lu « gar­der ». Le tra­vel­ling était immo­ral pour la bonne rai­son qu’il nous met­tait, lui cinéaste et moi spec­ta­teur, là où nous n’é­tions pas. Là où moi, en tout cas, je ne pou­vais ni ne vou­lais être. Parce qu’il me « dépor­tait » de ma situa­tion réelle de spec­ta­teur pris à témoin pour m’in­clure de force dans le tableau. Or, quel sens pou­vait avoir la for­mule de Godard, sinon qu’il ne faut jamais se mettre là où on n’est pas, ni par­ler à la place des autres.

Ima­gi­nant les gestes de Pon­te­cor­vo déci­dant du tra­vel­ling et le mimant avec ses mains, je lui en veux d’au­tant plus qu’en 1961, un tra­vel­ling repré­sente encore des rails, des machi­nos, bref un effort phy­sique. Mais, j’i­ma­gine moins faci­le­ment les gestes du res­pon­sable du fon­du-enchaî­né élec­tro­nique de « We are the chil­dren ». Je le devine pous­sant des bou­tons sur une console, l’i­mage au bout des doigts, défi­ni­ti­ve­ment cou­pé de ce — et de ceux — qu’elle repré­sente, inca­pable de soup­çon­ner qu’on puisse lui en vou­loir d’être un esclave aux gestes auto­ma­tiques. C’est qu’il appar­tient à un monde — la télé­vi­sion — où l’al­té­ri­té ayant à peu près dis­pa­ru, il n’est plus de bonnes ni de mau­vaises pro­cé­dures quant à la mani­pu­la­tion de l’i­mage. Celle-ci n’est plus jamais « image de l’autre » mais image par­mi d’autres sur le mar­ché des images de marque. Et ce monde qui ne me révolte plus, qui ne pro­voque en moi que las­si­tude et inquié­tude, est très exac­te­ment le monde « sans le ciné­ma ». C’est-à-dire sans ce sen­ti­ment d’ap­par­te­nance à l’hu­ma­ni­té à tra­vers un pays sup­plé­men­taire, appe­lé ciné­ma. Et le ciné­ma, je vois bien pour­quoi je l’ai adop­té : pour qu’il m’a­dopte en retour. Pour qu’il m’ap­prenne à tou­cher inlas­sa­ble­ment du regard à quelle dis­tance de moi com­mence l’autre.

Cette his­toire, bien sûr, com­mence et finit par les camps parce qu’ils sont le cas-limite qui m’at­ten­dait au début de la vie et à la sor­tie de l’en­fance. L’en­fance, il m’au­ra fal­lu une vie pour la recon­qué­rir. C’est pour­quoi — mes­sage à Jean Louis S. — je fini­rai bien par voir Bam­bi.

par Serge Daney

Publié dans la revue TRAFIC n°4, édi­tions P.O.L.