Leçon de stratégie politique à l’usage de ceux qui veulent changer le monde

Une petite leçon de politique par Pablo Iglesias, citoyen madrilène, professeur de sciences politiques et homme du peuple, devenu en quelques mois le porte-voix de tous ceux que la crise a frappés et que les pouvoirs publics ont abandonnés.

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Par Pablo Igle­sias. Lea­der de Pode­mos, par­ti espa­gnol issu du Mou­ve­ment des Indi­gnés qui, en même pas un an d’exis­tence, est deve­nu la deuxième force poli­tique en Espagne. Les son­dages le donnent même en tête des inten­tions de vote pour les élec­tions géné­rales qui approchent à grands pas.

Une petite leçon de poli­tique par Pablo Igle­sias, citoyen madri­lène, pro­fes­seur de sciences poli­tiques et homme du peuple, deve­nu en quelques mois le porte-voix de tous ceux que la crise a frap­pés et que les pou­voirs publics ont abandonnés.

L’in­ter­ven­tion (tra­duite ci-des­sous) est dis­po­nible en ver­sion ori­gi­nale ici : https://www.youtube.com/watch?v=6‑T5ye_z5i0&feature=youtu.be

Je sais per­ti­nem­ment que la clé pour com­prendre l’his­toire des cinq siècles pas­sés est l’é­mer­gence de caté­go­ries sociales spé­ci­fiques, appe­lées “classes”. Lais­sez-moi vous racon­ter une anec­dote. Quand le mou­ve­ment des Indi­gnés a com­men­cé, sur la place de la Puer­ta del Sol, des étu­diants de mon dépar­te­ment, le dépar­te­ment de sciences poli­tiques de l’U­ni­ver­si­té Com­plu­tense de Madrid, des étu­diants très poli­ti­sés (ils avaient lu Karl Marx et Lénine) se confron­taient pour la pre­mière fois de leur vie à des gens normaux.

Ils étaient déses­pé­rés : “Ils ne com­prennent rien ! On leur dit qu’ils font par­tie de la classe ouvrière, même s’ils ne le savent pas !” Les gens les regar­daient comme s’ils venaient d’une autre pla­nète. Et les étu­diants ren­traient à la mai­son, dépi­tés, se lamen­tant : “ils ne com­prennent rien”.

[A eux je dis], “Ne voyez-vous pas que le pro­blème, c’est vous ? Que la poli­tique n’a rien à voir avec le fait d’a­voir rai­son ?” Vous pou­vez avoir la meilleure ana­lyse du monde, com­prendre les pro­ces­sus poli­tiques qui se sont dérou­lés depuis le sei­zième siècle, savoir que le maté­ria­lisme his­to­rique est la clé de la com­pré­hen­sion des méca­nismes sociaux, et vous allez en faire quoi, le hur­ler aux gens ? “Vous faites par­tie de la classe ouvrière, et vous n’êtes même pas au courant !”

L’en­ne­mi ne cherche rien d’autre qu’à se moquer de vous. Vous pou­vez por­ter un tee-shirt avec la fau­cille et le mar­teau. Vous pou­vez même por­ter un grand dra­peau, puis ren­trer chez vous avec le dra­peau, tout ça pen­dant que l’en­ne­mi se rit de vous. Parce que les gens, les tra­vailleurs, ils pré­fèrent l’en­ne­mi plu­tôt que vous. Ils croient à ce qu’il dit. Ils le com­prennent quand il parle. Ils ne vous com­prennent pas, vous. Et peut-être que c’est vous qui avez rai­son ! Vous pour­rez deman­der à vos enfants d’é­crire ça sur votre tombe : “il a tou­jours eu rai­son – mais per­sonne ne le sut jamais”.

En étu­diant les mou­ve­ments de trans­for­ma­tion qui ont réus­si par le pas­sé, on se rend compte que la clé du suc­cès est l’é­ta­blis­se­ment d’une cer­taine iden­ti­fi­ca­tion entre votre ana­lyse et ce que pense la majo­ri­té. Et c’est très dur. Cela implique de dépas­ser ses contradictions.

Croyez-vous que j’aie un pro­blème idéo­lo­gique avec l’or­ga­ni­sa­tion d’une grève spon­ta­née de 48 ou même de 72 heures ? Pas le moins du monde ! Le pro­blème est que l’or­ga­ni­sa­tion d’une grève n’a rien à voir avec com­bien vous ou moi la vou­lons. Cela a à voir avec la force de l’u­nion, et vous comme moi y sommes insignifiants.

Vous et moi, on peut sou­hai­ter que la terre soit un para­dis pour l’hu­ma­ni­té. On peut sou­hai­ter tout ce qu’on veut, et l’é­crire sur des tee-shirts. Mais la poli­tique a à voir avec la force, pas avec nos sou­haits ni avec ce qu’on dit en assem­blées géné­rales. Dans ce pays il n’y a que deux syn­di­cats qui ont la pos­si­bi­li­té d’or­ga­ni­ser une grève géné­rale : le CCOO et l’UGT. Est-ce que cette idée me plaît ? Non. Mais c’est la réa­li­té, et orga­ni­ser une grève géné­rale, c’est dur.

J’ai tenu des piquets de grève devant des sta­tions d’au­to­bus à Madrid. Les gens qui pas­saient là-bas, à l’aube, vous savez où ils allaient ? Au bou­lot. C’é­taient pas des jaunes. Mais ils se seraient faits virer de leur tra­vail, parce qu’à leur tra­vail il n’y avait pas de syn­di­cat pour les défendre.Parce que les tra­vailleurs qui peuvent se défendre ont des syn­di­cats puis­sants. Mais les jeunes qui tra­vaillent dans des centres d’ap­pel, ou comme livreurs de piz­zas, ou dans la vente, eux ne peuvent pas se défendre.

Ils vont se faire virer le jour qui sui­vra la fin de la grève, et ni vous ni moi ne serons là, et aucun syn­di­cat ne pour­ra garan­tir qu’ils pour­ront par­ler en tête-à-tête avec le patron et dire : “vous feriez mieux de ne pas virer cet employé pour avoir exer­cé son droit de grève, parce que vous allez le payer”. Ce genre de choses n’existe pas, peu importe notre enthousiasme.

La poli­tique, ça n’est pas ce que vous ou moi vou­drions qu’elle soit. Elle est ce qu’elle est, ter­rible. Ter­rible. Et c’est pour­quoi nous devons par­ler d’u­ni­té popu­laire, et faire preuve d’hu­mi­li­té. Par­fois il faut par­ler à des gens qui n’aiment pas notre façon de par­ler, chez qui les concepts qu’on uti­lise d’ha­bi­tude ne résonnent pas. Qu’est-ce que cela nous apprend ? Que nous nous fai­sons avoir depuis des années. Le fait qu’on perde, à chaque fois, implique une seule chose : que le “sens com­mun” des gens est dif­fé­rent de ce que nous pen­sons être juste. Mais ça n’est pas nou­veau. Les révo­lu­tion­naires l’ont tou­jours su. La clé est de réus­sir à faire aller le “sens com­mun” vers le changement.

César Ren­dueles, un mec très intel­li­gent, dit que la plu­part des gens sont contre le capi­ta­lisme, mais ne le savent pas. La plu­part des gens sont fémi­nistes et n’ont pas lu Judith But­ler ni Simone de Beau­voir. Il y a plus de poten­tiel de trans­for­ma­tion sociale chez un papa qui fait la vais­selle ou qui joue avec sa fille, ou chez un grand-père qui explique à son petit-fils qu’il faut par­ta­ger les jouets, que dans tous les dra­peaux rouges que vous pou­vez appor­ter à une manif. Et si nous ne par­ve­nons pas à com­prendre que toutes ces choses peuvent ser­vir de trait d’u­nion, l’en­ne­mi conti­nue­ra à se moquer de nous.

C’est comme ça que l’en­ne­mi nous veut : petits, par­lant une langue que per­sonne ne com­prend, mino­ri­taires, cachés der­rière nos sym­boles habi­tuels. Ca lui fait plai­sir, à l’en­ne­mi, car il sait qu’aus­si long­temps que nous res­sem­ble­rons à cela, nous ne repré­sen­te­rons aucun danger.

Nous pou­vons avoir un dis­cours très radi­cal, dire que nous vou­lons faire une grève géné­rale spon­ta­née, par­ler de prendre les armes, bran­dir des sym­boles, tenir haut des por­traits de grands révo­lu­tion­naires à nos mani­fes­ta­tions – ça fait plai­sir à l’en­ne­mi ! Il se moque de nous ! Mais quand on com­mence à ras­sem­bler des cen­taines, des mil­liers de per­sonnes, quand on com­mence à convaincre la majo­ri­té, même ceux qui ont voté pour l’en­ne­mi avant, c’est là qu’ils com­mencent à avoir peur. Et c’est ça qu’on appelle la poli­tique. C’est ce que nous devons apprendre.

Il y avait un gars qui par­lait de Soviets en 1905. Il y avait ce chauve, là. Un génie. Il com­prit l’a­na­lyse concrète de la situa­tion. En temps de guerre, en 1917, en Rus­sie, quand le régime s’ef­fon­dra, il dit une chose très simple aux Russes, qu’ils soient sol­dats, pay­sans ou tra­vailleurs. Il leur dit “pain et paix”.

Et quand il dit ces mots, “pain et paix”, qui était ce que tout le monde vou­lait (la fin de la guerre et de quoi man­ger), de nom­breux Russes qui ne savaient plus s’ils étaient “de gauche” ou “de droite”, mais qui savaient qu’ils avaient faim, dirent : “le chauve a rai­son”. Et le chauve fit très bien. Il ne par­la pas au peuple de “maté­ria­lisme dia­lec­tique”, il leur par­la de “pain et de paix”. Voi­là l’une des prin­ci­pales leçons du XXème siècle.

Il est ridi­cule de vou­loir trans­for­mer la socié­té en imi­tant l’his­toire, en imi­tant des sym­boles. Les expé­riences d’autres pays, les évé­ne­ments qui appar­tiennent à l’his­toire ne se répètent pas. La clé c’est d’a­na­ly­ser les pro­ces­sus, de tirer les leçons de l’his­toire. Et de com­prendre qu’à chaque moment de l’his­toire, si le “pain et paix” que l’on pro­nonce n’est pas connec­té avec les sen­ti­ments et les pen­sées des gens, on ne fera que répé­ter, comme une farce, une tra­gique vic­toire du passé.

Source de l’ar­ticle : Le blog de Tatia­na Ven­tôse (media­part)