Les Nouveaux chiens de garde et les aboiements de Laurent Joffrin

Laurent Jof­frin est un expert, non seule­ment en refon­da­tion per­ma­nente de la gauche, mais aus­si en cri­tique de la cri­tique des médias. Il a même écrit un livre. Mais si !

Laurent Jof­frin

 

« Laurent Jof­frin : “Les nou­veaux chiens de garde ? Une opé­ra­tion poli­tique” » : tel est le titre de l’entretien que Laurent Jof­frin a accor­dé à Renaud Revel, pour L’Expess.fr, le 16 jan­vier 2001. Par­lant du film en effet, Laurent Jof­frin affirme : « on voit bien qu’il par­ti­cipe d’une opé­ra­tion poli­tique menée par un petit groupe venu de l’extrême gauche. » Que voit-il exactement ?

Depuis près de trente ans au moins, depuis la dif­fu­sion de la mémo­rable émis­sion « Vive la crise », le 22 février 1984, Laurent Jof­frin moder­nise et refonde la gauche : c’est son droit, c’est même son job ! C’est, du même coup, l’une de ses prin­ci­pales occu­pa­tions de… jour­na­liste. Alors, vous pen­sez bien qu’en matière d’opération poli­tique, c’est un connais­seur ! Et il a failli devi­ner que la ques­tion des médias est une ques­tion démo­cra­tique, et donc une ques­tion poli­tique… mais pas au point de com­prendre que l’est, par­ti­cu­liè­re­ment, la ques­tion du rôle des patrons de presse, des émi­nences du jour­na­lisme de com­men­taire et des experts en exper­tises. Un petit monde dont Laurent Jof­frin fait par­tie et dont il tente de se faire le porte-voix.

Laurent Jof­frin lui-même est un expert : un expert, non seule­ment en refon­da­tion per­ma­nente de la gauche, mais aus­si en cri­tique de la cri­tique des médias. Il a même écrit un livre. Mais si ! Son titre ? Média para­noïa. Son conte­nu ? Nous en avons extrait la sub­stance sous le titre « Laurent Jof­frin, polé­miste et psy­chiatre : San­cho Pan­za contre les mou­lins à vent ». Média para­noïa est un chef d’œuvre mécon­nu. L’entretien avec Renaud Revel est une réédi­tion abré­gée de ce chef d’œuvre, pour celles et ceux qui n’ont pas per­du leur temps à le lire. Que trouve – t‑on dans cet abré­gé ? Que « Tout cela n’a aucun fon­de­ment ». Quoi donc ?

Mépri­sables méprises

« Cela » désigne, pour reprendre les termes du sujet de dis­ser­ta­tion pro­po­sé par Renaud Revel, « les com­pro­mis­sions et la col­lu­sion d’une série de jour­na­listes et de patrons de presse, dont vous-même, avec les élites poli­tiques ou éco­no­miques. » Ce qui, somme toute, ne concerne qu’un tiers du film. Passons.

La preuve que « cela » n’existe pas ? Appren­ti pres­ti­di­gi­ta­teur, Laurent Jof­frin trans­forme la « col­lu­sion » en « assi­mi­la­tion » et, contrai­re­ment au film, entre­tient la confu­sion entre l’escouade des média­crates et l’ensemble des jour­na­listes : « Faut-il assi­mi­ler les jour­na­listes et les patrons de presse aux diri­geants qu’ils inter­viewent ou qu’ils fré­quentent ? C’est absurde ! ». De qui parle-t-il et que font-ils ? « Ce n’est pas parce que des jour­na­listes côtoient, ren­contrent, fré­quentent, dans le cadre de leur tra­vail quo­ti­dien, des indus­triels ou des diri­geants poli­tiques, qu’ils sont pour autant inféo­dés à ces der­niers. » Qu’importe si ce jour­na­lisme de fré­quen­ta­tion ins­crit ses béné­fi­ciaires dans un cercle étroit où se cultivent des dif­fé­rences qui ne touchent pas à l’essentiel ! Qu’importe si ce jour­na­lisme de fré­quen­ta­tion pré­tend se confondre avec le jour­na­lisme d’information ! Qu’importe si se trouvent ain­si amal­ga­més les pré­po­sés aux com­men­taires et des jour­na­listes poli­tiques qui, quoi que l’on pense de leur tra­vail, sont spé­cia­li­sés dans le « sui­vi » d’institutions et de for­ma­tions poli­tiques par­ti­cu­lières : Laurent Jof­frin, refon­da­teur de la gauche, parle pour tous !

La « série de jour­na­listes » devient peu à peu « les » jour­na­listes, et ce n’est pas fini. Car Laurent court après son idée comme un chiot après un os qu’il aurait lui-même lan­cé. Il finit par englo­ber toutes les rédac­tions, pour les pro­té­ger d’une cri­tique qui vise les hauts digni­taires dont il fait par­tie. « Il est idiot de pen­ser qu’ une pro­fes­sion est aux ordres quand elle ne fait que son tra­vail. » Ce qui est idiot, c’est tout sim­ple­ment de nous prendre pour des idiots. Mais ce qui est idiot n’en fini jamais de l’être : « Que de cli­chés et d’amalgames… C’est mécon­naître les fon­da­men­taux de ce métier. Et c’est sur­tout mépri­ser des rédac­tions entières […] » De sa « réfu­ta­tion » de la cri­tique sans mépris du petit monde de quelques digni­taires, Laurent Jof­frin, qui ne veut rien en savoir, est pas­sé à celle du pré­ten­du mépris des « rédac­tions entières » : ce qui est mépri­sable, c’est d’imputer ce mépris à un film qui est consa­cré exclu­si­ve­ment aux chiens de garde de l’ordre média­tique et social exis­tant… qui pré­tendent du même coup au rôle de chiens de garde de « la profession ».

Mépri­sables mépris

Mais qu’ont-elles fait, ces « rédac­tions entières » dont Laurent Jof­frin se pro­clame le défen­seur ? Elles « ont acquis au fil des décen­nies leur auto­no­mie et leur indé­pen­dance ». Leur indé­pen­dance face à des patrons de presse qui ont pri­vé les socié­tés de rédac­teurs (au Monde, à Libé­ra­tion, par exemple) de tout pou­voir sur leur entre­prise ? Leur indé­pen­dance face à des res­pon­sables de la pro­gram­ma­tion audio­vi­suelle dont les jour­na­listes dépendent indi­rec­te­ment ? Leur indé­pen­dance face à des chef­fe­ries édi­to­riales qui vident les confé­rences de rédac­tion de tout pou­voir sur l’orientation glo­bale de l’information, comme on peut le véri­fier à TF1 et à France 2 ? On se demande bien alors pour­quoi, par exemple, les syn­di­cats de jour­na­listes exigent que les rédac­tions soient dotées d’un sta­tut juridique.

Mépri­sable mépris de Laurent Jof­frin pour des rédac­tions qui résistent encore pour main­te­nir une très rela­tive indé­pen­dance et pour les syn­di­cats de jour­na­listes qui, jour après jour, s’efforcent d’obtenir de nou­veaux droits. Mépri­sables mépris de Laurent Jof­frin, non seule­ment pour les réa­li­sa­teurs du film, mais sur­tout pour les dizaines de mil­liers de spec­ta­teurs qui l’ont vu et aux­quels il s’adresse en ces termes : « Vous aurez tou­jours des gens pour fan­tas­mer. Pour vous expli­quer que le monde des médias est une pla­nète opaque, avec sa boîte noire et ses com­plots sous-jacents. Et que les patrons de presse consti­tuent une oli­gar­chie à la botte des puis­sants. Bref, que tout est pipé, que tout n’est que com­plot. » Il ne man­quait plus que cette la mépri­sable accu­sa­tion de com­plo­tisme : Jof­frin, à court d’idées, ne pou­vait pas man­quer celle-là…

… Avant de s’offusquer, en guise de conclu­sion : « Tout cela est insul­tant pour la pro­fes­sion de jour­na­listes et ne mérite pas que l’on s’appesantisse, car c’est là le signe d’une mécon­nais­sance totale de ce métier et de ses rouages. Ont-ils mis une fois le pied dans une rédac­tion, les auteurs de ce brû­lot, qui font le pro­cès de celles et ceux qui tra­vaillent chaque jour à la fabri­ca­tion de l’information ? » Ce qui est mépri­sable, c’est le mépris que Laurent Jof­frin affiche pour les auteurs, qui sont tous jour­na­listes, et pour l’un des réa­li­sa­teurs, ancien jour­na­liste lui-même.

Ce qui est insul­tant pour la pro­fes­sion, c’est de s’abriter der­rière le simu­lacre de sa défense contre un pro­cès ima­gi­naire pour ne rien répondre aux cri­tiques bien réelle contre ses hauts digni­taires. Insul­tant pour la pro­fes­sion, et pour les spectateurs.

par Hen­ri Maler, (ACRIMED) le 30 jan­vier 2012

Nota bene. Les vitu­pé­ra­tions de notre expert en opé­ra­tions poli­tiques per­mettent une petite véri­fi­ca­tion qua­si-expé­ri­men­tale de l’étroitesse du cercle. Renaud Revel, de L’Express, n’a pas appré­cié le film et l’a dit haut et fort. Et que croyez-vous qu’il fit ? Il invi­ta Laurent Jof­frin à par­ta­ger le même point de vue. en l’interrogeant pour L’Express.fr. Eric Met­tout, rédac­teur en chef de L’Express.fr, n’a pas non plus appré­cié le film. Et il l’a dit haut et fort. Et que croyez-vous qu’il fit ? Il écri­vit qu’il était tota­le­ment d’accord avec le point de vue de Laurent Jof­frin. Une pro­chaine fois, Le Nou­vel Obser­va­teur, invi­te­ra Chris­tophe Bar­bier, direc­teur de la rédac­tion de L’Express… Les rumeurs de fusion entre les deux heb­do­ma­daires sont tota­le­ment infondées.