Les forces internes du cinéma

Par Gerar­do Tuduri

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Cine­si­nau­tor


Tra­duc­tion : Zin TV

Cher­cheur, écri­vain et illus­tra­teur uru­guayen qui a déve­lop­pé un tra­vail intense dans le domaine social et artis­tique en Uru­guay, au Gua­te­ma­la, en Espagne, en France et en Ita­lie pen­dant trois décennies.
Fon­da­teur de Cine sin Autor et de La Clí­ni­ca Ima­gi­na­ria.
Ces blogs ras­semble ses écrits sur le champ ima­gi­naire et la pro­duc­tion de fiction.

EN LIEN :

Les struc­tures de contrôle et les struc­tures de libé­ra­tion du cinéma

Il est peut-être dif­fi­cile de diag­nos­ti­quer son époque et d’y réagir effi­ca­ce­ment. Aujourd’­hui, des struc­tures pour le contrôle de la pro­duc­tion, de la cir­cu­la­tion en réseau sont ouver­te­ment créées et face à une ingé­rable culture émer­gente de pro­duc­tion sociale de la culture, c’est alors que les his­toires du pas­sé du ciné­ma nous viennent à l’esprit.

Lu en dia­go­nale, cette his­toire res­semble à une boucle, mar­quée par la for­ma­tion de struc­tures de contrôle esthé­tique-com­mer­ciales très puis­santes et non moins puis­santes par périodes de faible inten­si­té ou de trans­gres­sion de ces struc­tures. Voi­ci quelques exemples de leur histoire.

La nais­sance offi­cielle du ciné­ma elle-même connut un court règne des frères Lumière qui ont été les pre­miers à créer une struc­ture d’en­tre­prise flexible et expan­sive. Ils ont ten­té d’obtenir un cer­tain mono­pole sur cette nou­velle forme de spec­tacle avec une cer­taine incré­du­li­té. Ils vendent des répliques du ciné­ma­to­graphe, leur contrôle est rapi­de­ment dépas­sé par l’ex­pan­sion et l’in­té­rêt pour le ciné­ma émergent, au point qu’en quelques mois d’autres noms ont pris de l’im­por­tance dans cette nou­velle acti­vi­té, fabri­quant leurs propres appareils.

C’est dans la pre­mière décen­nie, vers 1910, que “le ciné­ma a été une acti­vi­té de libre concur­rence dans les États-Unis”, explique Dou­glas Gome­ry. En 1908 com­mence l’in­fluence infer­nale de Tho­mas Alva Edi­son pour le contrôle du ciné­ma. Entre 1909 et 1915, il crée la Motion Pic­ture Patents Com­pa­ny (un Trust), ain­si, il “alté­ra, trans­for­ma et uni­fia l’in­dus­trie ciné­ma­to­gra­phique” qui depuis, ne sera plus jamais la même…

Les méthodes et les normes peuvent nous sem­bler connues : créa­tion d’un car­tel for­mé par les prin­ci­paux pro­duc­teurs, fabri­cants de camé­ras et des pro­jec­teurs qui se lient dans le but de fixer les prix des maté­riaux qui sont exclu­si­ve­ment entre leurs mains. Kodak East­man (plus connu sous le nom de Kodak) ne four­nit que la pel­li­cule aux membres et alliés de la Motion Pic­tures Patents Company.

Le contrat était clair, ou bien on devient un allié du sys­tème Edi­son, ou bien la jus­tice s’occupe de toi. Si une entre­prise veut fabri­quer des pro­jec­teurs, il doit payer au Trust cinq dol­lars par semaine. Les dif­fu­seurs payent deux dol­lars par semaine s’ils dési­rent uti­li­ser léga­le­ment les pro­jec­teurs. Ceux qui veulent faire un film doivent eux aus­si payer pour chaque mètre de film homologué.

Un tel contrôle oli­go­po­lis­tique était si puis­sant qu’il s’est appro­prié de toutes les socié­tés de dis­tri­bu­tion. Toutes, sauf celles de New York, la ville la plus impor­tante des États-Unis géré par William Fox, qui non seule­ment refu­sa de vendre son entre­prise, mais il lan­çait une pour­suite contre le Trust. En 1912, le gou­ver­ne­ment fédé­ral pro­cé­de­ra à une action anti­trust. En 1913, un tri­bu­nal de Penn­syl­va­nie dicte l’illé­ga­li­té du Trust et, enfin, en 1915, la Cour suprême des états-Unis met­tait fin au pre­mier oli­go­pole ciné­ma­to­gra­phique qui n’ad­mit pas le recours contre la déci­sion judi­ciaire. Le contrôle abso­lu du mar­ché n’é­tait pas viable, et pas pour de nobles rai­sons, mais uni­que­ment com­mer­ciales. Le Ciné­ma devait pour­suivre son pro­grès … indépendant.

Dans les mêmes années où le contrôle per­vers de la MPPC s’est affir­mé, les indé­pen­dants allaient déve­lop­per une contre-pres­sion qui lui per­met­tra de deve­nir un empire plus grand (et pire) en puis­sance que le Trust. Cer­tains d’entre eux, Mar­cus Loew qui avait fon­dé le Loew’s Incor­po­ra­ted et sa filiale, Metro-Godwyn Mayer ; William Fox, qui a fon­dé son empire connue jus­qu’à aujourd’­hui, et Carl Laemmle, fon­da­teur de ce qui est connu comme les stu­dios Uni­ver­sal. C’est donc la nais­sance d’Hollywood.

Disons que même dans les cas pas trop com­mer­ciaux, le ciné­ma est lais­sé mono­po­li­ser de manière abso­lue pour un bon bout de temps.

Nous avons donc Hol­ly­wood, une nou­velle struc­ture mon­tée. Pre­mière magnats. Le sys­tème de Stu­dios et le star-sys­tem qui allait deve­nir le cœur du mar­ché. Un sys­tème de Stu­dio de tour­nage com­mence à se conso­li­der avec une hié­rar­chie dans la répar­ti­tion des res­pon­sa­bi­li­tés : entre un conseil d’administration et un pré­sident qui décident de la stra­té­gie glo­bale de la pro­duc­tion et qui octroient les bud­gets, et une équipe de pro­duc­tion subor­don­née ayant une orga­ni­sa­tion rigou­reuse de la production.

Adolph Zukor et sa for­mule d’entreprise trans­forme son entre­prise, la Famous Players-Las­ky, dans la machine, la plus puis­sante du monde, à tirer un maxi­mum béné­fice : le Star Sys­tem atteint sa splen­deur avec l’ex­ploi­ta­tion des longs-métrages avec des vedettes célèbres.

La Pre­mière Guerre mon­diale impose le sys­tème d’hollywoodien comme struc­ture impé­riale qui pré­tends désor­mais contrô­ler tout ce qui lui a échap­pé jusqu’à pré­sent : le contrôle total du ciné­ma.

Son apo­gée sera atteint dans les années 30 et 1946, dési­gné par­fois, comme le point culmi­nant des béné­fices décou­lant du ciné­ma. Un deuxième point culmi­nant vient lors de la Seconde Guerre mon­diale, et plus tard encore. Les pro­chaines décen­nies seront sis­miques pour la struc­ture impé­riale, mal­gré toute sa puis­sance, elle s’use et assiste, en même temps à l’émergence de dif­fé­rents mou­ve­ments et dérives du ciné­ma menées par des cinéastes et des groupes qui com­mencent à trou­ver de nou­veaux moyens de réa­li­sa­tion. Le néo­réa­lisme ita­lien fera des ruines du pays une marque de fabrique ori­gi­nale qui mar­que­ra dura­ble­ment et se répli­que­ra dans les décen­nies qui vien­dront, à la suite d’une fusion de toutes les rup­tures au sys­tème hol­ly­woo­dien et l’ex­pan­sion d’une insur­rec­tion d’au­teurs qui éla­borent une vision et une nou­velle manière de faire du cinéma.

Les deux der­nières décen­nies sui­vantes marquent à nou­veau une ten­dance pour les ciné­mas péri­phé­riques qui n’émergent plus de l’intérieur des ten­dances habi­tuelles du ciné­ma et des classes pro­duc­trices. Un exemple : le mou­ve­ment indi­gènes d’A­mé­rique Latine des années quatre-vingt, n’ont plus le pro­fil d’un mou­ve­ment né au sein du ciné­ma occi­den­tal. Il se déve­loppe à par­tir de l’u­ti­li­sa­tion des nou­velles tech­no­lo­gies audio­vi­suelles, sans lien direct avec la connais­sance occi­den­tale, c’est un ciné­ma ori­gi­nal avec une forte posi­tion de reven­di­ca­tion de son image comme pro­prié­té cultu­relle qui doit se déve­lop­per de manière audio­vi­suelle, par eux, comme peuple. Dif­fé­rents lieux de pro­duc­tion de divers types et tailles ont su en même temps créer une struc­ture de coor­di­na­tion CLAPCI (Ciné­ma d’A­mé­rique cen­trale et de la com­mu­ni­ca­tion des peuples autoch­tones). Ce mou­ve­ment a déve­lop­pé ses propres cir­cuits d’en­sei­gne­ment de l’au­dio­vi­suel et ses propres réseaux de fes­ti­val et diffusion.

C’est que peut-être le ciné­ma est une acti­vi­té indomp­table. Elle est tou­jours le résul­tat de la ten­sion entre les grandes struc­tures de contrôle et les mou­ve­ments de libé­ra­tion. Peut-être que ce sont ces deux ten­dances insa­tiables que l’on devrait tou­jours tenir en compte, selon les périodes clefs où la lutte pour le contrôle de la pro­duc­tion cultu­relle et audio­vi­suelle est en forte hausse. Et que sa forte émer­gence en tant que pro­duc­tion libre, sou­vent gérés en dehors des struc­tures de contrôle, fait que c’est un thème très actuel.

Bien enten­du, cette dicho­to­mie, comme toutes les autres, sert à défi­nir d’une cer­taine manière la com­pré­hen­sion de la réa­li­té, mais elle ne l’explique pas com­plè­te­ment. Quoi qu’il en soit, ces forces si pro­fondes peuvent être retra­cé dans l’histoire du ciné­ma, elles devraient nous aider à mûrir et à pen­ser les struc­tures que nous vou­lons géné­rer en tant que créa­teurs, en tant que cinéastes. Pour nous, un siècle plus tard, depuis que cer­tains ont com­men­cé à fuir le contrôle impla­cable et Mafieux d’E­di­son, pour com­men­cer à construire un empire encore plus grand qu’Hollywood, cela nous a fait ima­gi­ner un mou­ve­ment pos­sible en accord à sa seconde histoire.

Il nous semble urgent et néces­saire de conci­lier ces deux forces de ciné­ma sous-ter­rain que semble bou­ger ce qui ciné­ma­to­gra­phique vers toute action visant à rendre l’u­ti­li­sa­tion du film comme un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion sociale : des struc­tures de force pro­duc­tive au ser­vice de per­sonnes ne fai­sant pas de pro­duc­tion audio­vi­suel, des méthodes fermes et pré­cises qui conduisent non pas vers des gains finan­ciers comme seule mesure, mais plu­tôt vers une orga­ni­sa­tion sociale autour de la repré­sen­ta­tion ciné­ma­to­gra­phique elle-même.

Il semble urgent et néces­saire que nous com­men­cions à conce­voir d’autres approches sur d’autres manières de faire des films qui dépassent le mili­tan­tisme acci­den­tel du volon­ta­riat et de pro­mou­voir ses plates-formes de pro­duc­tion plus lourdes conçues comme des struc­tures de la libé­ra­tion sociale, par­ti­ci­pa­tives, exploi­tées et gérées par dif­fé­rents groupes de per­sonnes d’une localité.

En bref, s’il s’agit « d’u­to­pie », nous pen­sons qu’il faut s’engager dans la créa­tion de pla­te­formes ciné­ma­to­gra­phiques dont la puis­sance de pro­duc­tion est pro­gres­si­ve­ment occu­pé par des collectivités.

Un siècle après que les grands stu­dios ont com­men­cé à être consi­dé­rés comme un mons­trueux mar­ché cultu­rel du ving­tième siècle, nous vou­lons construire des grands stu­dios (ouverts) où nos méthodes fer­reux conduisent direc­te­ment à la pro­duc­tion et à la ges­tion popu­laire des films.

Eh bien, oui … qu’est-ce que nous avons en notre faveur pour un tel exploit ? La même chose qu’avaient les Lumière en décembre 1895, lors de la pre­mière pro­jec­tion, avec un échec appa­rent du public, une petite camé­ra, un pro­jec­teur (le ciné­ma­to­graphe), beau­coup de doutes et une grande capa­ci­té travail.

Alors, pour­quoi ne pas mettre le mot “uto­pie”, là où nous avons dû écrire « décision » ?