Livre : “Habiter la frontière”, un monde de la multi-appartenance

L'auteure, explique qu'il s'agit de mettre en relation toutes les identités qui composent un individu. Elle exhorte aussi l'Afrique à développer une conscience forte d'elle-même, parle du racisme anti-Blanc et du vote des étrangers non communautaires en France.

Le_onora_Miano.pngEntre­tien de Sté­pha­nie Dong­mo avec Léo­no­ra Miano

Quel besoin aviez-vous de ras­sem­bler des confé­rences que vous aviez don­nées entre 2009 et 2011 en un recueil ?

J’ai la chance d’être très lue par des étu­diants de par le monde, qui tra­vaillent sur les lit­té­ra­tures fran­co­phones ou d’A­frique. Ils me posent sou­vent des ques­tions aux­quelles répondent ces confé­rences. Elles ont été don­nées dans des contextes où elles n’é­taient pas acces­sibles à tout le monde, c’é­tait une manière de les par­ta­ger. Ce sont des confé­rences qui, à cer­tains égards, parlent un peu de moi et c’est le bon moment dans mon par­cours pour me dévoi­ler un peu plus, même si je reste pru­dente. Ça reste quelque chose de modeste comme entre­prise mais j’es­père que ce sera utile.

C’est quoi, habi­ter la frontière ?

C’est une manière poé­tique de défi­nir mon iden­ti­té qui est faite d’un assem­blage des choses, puisque je suis en rela­tion avec des mondes dif­fé­rents. Pour les Occi­den­taux, la fron­tière c’est là où la porte se ferme, un lieu de rup­ture, l’en­droit qui pro­tège de l’autre. Pour moi, la fron­tière est un lieu de média­tion, là où on ren­contre l’autre. Le meilleur moyen de l’ha­bi­ter c’est d’ac­cep­ter que ma part euro­péenne et ma part afri­caine soient constam­ment en rela­tion. Quand on vient d’un pays comme le Came­roun qui a été tra­ver­sé par plu­sieurs natio­na­li­tés euro­péennes dif­fé­rentes, qui a deux langues offi­cielles, où le côté dis­pa­rate des popu­la­tions et de leurs cultures est très visible, où il y a tel­le­ment de langues locales dont aucune n’est domi­nante qu’on est obli­gé de par­ler des langues étran­gères pour se faire com­prendre, la logique du mélange pour créer l’i­den­ti­té est plus évi­dente. On est obli­gé d’être dans une démarche qu’É­douard Glis­sant aurait appe­lé de “créo­li­sa­tion”. Je crois que ma sen­si­bi­li­té fron­ta­lière vient de là.

Fina­le­ment, est-ce que tous les hommes n’ha­bitent pas la fron­tière dans le sens où la pure­té cultu­relle n’existe pas ?

Je crois ça. Mais quand on parle d’hy­bri­di­té et d’hé­ri­tage, même cultu­rel, on se rend compte que c’est tou­jours les popu­la­tions non blanches qui le recon­naissent plus faci­le­ment. L’Eu­rope ne recon­naît pas encore qu’elle aus­si a été modi­fiée dans sa ren­contre avec d’autres peuples, même si elle les a domi­nés. Les Euro­péens boivent le café alors que le café ne pousse pas en Europe. Donc, dire que j’ha­bite la fron­tière ne fait pas de moi quel­qu’un de par­ti­cu­lier, on est dans un monde de la multi-appartenance.

Vous écri­vez que l’ur­gence en Afrique n’est pas la poli­tique ou l’é­co­no­mie, mais plu­tôt de déve­lop­per une conscience forte de soi. Mais com­ment le faire lors­qu’on a subi la traite négrière, l’es­cla­vage, la colo­ni­sa­tion et aujourd’­hui encore le néocolonialisme ?

Aux États-Unis aujourd’­hui, on se rend compte que quand on parle des mino­ri­tés, on n’é­voque même pas des Amé­rin­diens qui sont dans leurs réserves. L’A­frique n’en est pas là. Elle a été très bles­sée, elle a elle-même enfan­té cer­tains de ses bour­reaux, mais elle a fait la preuve de sa soli­di­té. Il faut se par­don­ner d’a­voir été défait et prendre conscience de ce qui nous reste de beau. Je ne tais pas cer­taines hor­reurs qui ont pu se jouer dans nos espaces mais l’hor­reur est humaine. C’est très impor­tant de se regar­der avec un peu d’a­mour. J’ai l’im­pres­sion que cer­tains Afri­cains s’i­ma­ginent que l’A­frique est née avec la colo­ni­sa­tion. On n’a pas de mémoire, il faut résoudre ce pro­blème-là. Évi­dem­ment, il ne revient pas aux gens qui essaient de sur­vivre au quo­ti­dien de le faire, mais aux politiques.

La repré­sen­ta­tion du Noir en France est très pré­sente dans vos textes. C’est quoi être noir dans la France d’aujourd’hui ?

Ça dépend pour qui. L’A­frique, en dépit de toutes ses meur­tris­sures, donne une force que ceux qui ont gran­di ici n’ont pas tou­jours eue, parce qu’elle nous per­met de conso­li­der notre indi­vi­dua­li­té de manière plus affir­mée. Quand on gran­dit dans une situa­tion de mino­ri­té et qu’on ne voit jamais le reflet de soi-même nulle part, je crois que ça fra­gi­lise beau­coup. Ce n’est donc pas un hasard que, par exemple, dans le domaine de la lit­té­ra­ture, les voix noires qui émergent soient des gens qui ont gran­di en Afrique ou aux Antilles, mais pas sur le sol hexa­go­nal. Il reste qu’être Noir en France c’est, pour la plu­part, d’être mar­gi­na­li­sé. Il n’y a pas de com­mu­nau­té noire, les Noirs n’ont pas pris l’ha­bi­tude de se fédé­rer pour faire des choses concrètes ensemble.

Quel regard por­tez-vous sur le débat sur le droit de vote des étran­gers non com­mu­nau­taire en France ?

Est-ce que je peux dire ce que je pense vrai­ment ? Si je me pose la ques­tion de savoir si je veux que les Chi­nois votent au Came­roun ? Je dis non. Pour­quoi est-ce que ce que je ne veux pas pour le Came­roun, je le vou­drais pour la France ? J’ai l’im­pres­sion que ce débat est un pis-aller, une manière fina­le­ment de ne pas favo­ri­ser l’ac­qui­si­tion de la natio­na­li­té fran­çaise. Il y a plein de gens qui vivent ici depuis trente ans, qui ont des enfants Fran­çais, qui demandent la natio­na­li­té fran­çaise et ne l’ob­tiennent pas, mais qui vont pou­voir voter aux élec­tions locales. En sim­pli­fiant l’ac­cès à la natio­na­li­té fran­çaise pour des gens qui le veulent, il ne sera plus ques­tion du vote des étrangers.


Et quel regard por­tez-vous sur un autre débat en cours en ce moment, le racisme anti-Blanc ?

C’est une ques­tion inté­res­sante parce que ça nous obli­ger à nous poser la ques­tion c’est quoi le racisme. Le racisme, c’est quelque chose qui est sor­ti de la pen­sée blanche qui a déci­dé un jour qu’elle allait caté­go­ri­ser l’hu­ma­ni­té en races, qu’elle allait même les hié­rar­chi­ser, qu’il allait y avoir des caté­go­ries qui sor­ti­raient du genre humain et ça a été les Noirs. L’Oc­ci­den­tal les a agres­sés en pre­nant pour argu­ment cette dif­fé­rence. Je ne sais pas si les Blancs subissent ça. Quand on parle du racisme anti-Blanc aujourd’­hui, on parle des gens qui vont insul­ter un Blanc dans la rue. Mais est-ce qu’on est dans un pays où un Blanc peut avoir du mal à se loger parce qu’il est Blanc, où il peut avoir du mal à trou­ver un tra­vail parce qu’il est Blanc ? Je ne crois pas.Habiter_la_frontie_re.png

Vous venez jus­te­ment de rece­voir le Prix Selig­mann contre le racisme pour Écrits pour la parole, paru en jan­vier chez L’Arche. Quel sen­ti­ment vous ins­pire cette distinction ?

Ça m’a sur­tout tou­chée pour ce texte-là parce que quand il a été mon­té au théâtre récem­ment, il a été taxé de raciste. Ce prix vient nous mettre du baume au cœur. C’est une parole qui est très libre et sou­vent inha­bi­tuelle. En lisant le com­mu­ni­qué de presse du prix Selig­mann, j’ai eu le sen­ti­ment qu’il y a des gens qui pou­vaient com­prendre ma démarche et l’ob­jec­tif der­rière. Évi­dem­ment, ce n’est pas pour bête­ment agres­ser les gens, c’est pour enta­mer une conver­sa­tion que ce pays n’a pas for­cé­ment envie d’a­voir mais qui me semble nécessaire.

Léo­no­ra Mia­no, Habi­ter la fron­tière, L’Arche Édi­teur, novembre 2012, 144 pages