Médias libres au Venezuela : « Nos caméras sont des armes, les reportages, des balles »

Au Venezuela, le secteur des médias alternatifs est très développé : 280 chaînes de télévision et de radio répertoriées par les autorités, plus celles qui ne le sont pas.

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Par Jean-Bap­tiste Mout­tet (17 novembre 2011, source : Bas­ta !)

Au Vene­zue­la, le sec­teur des médias alter­na­tifs est très déve­lop­pé : 280 chaînes de télé­vi­sion et de radio réper­to­riées par les auto­ri­tés, plus celles qui ne le sont pas. Ces médias com­mu­nau­taires, sou­te­nus et ani­més par les habi­tants des quar­tiers défa­vo­ri­sés eux-mêmes, tiennent à leur indé­pen­dance. Cer­tains la consi­dèrent d’ailleurs mena­cée par un pro­jet de loi visant à leur don­ner un sta­tut et à leur appor­ter une aide finan­cière. Plon­gée dans ces médias libres, dans les quar­tiers popu­laires de Cara­cas, loin des oli­gar­chies journalistiques.

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« Ne regar­dez pas la télé­vi­sion, faites-là ! », aver­tit une affiche à l’entrée des stu­dios de Catia TVe, une chaîne de télé­vi­sion véné­zué­lienne. Au pre­mier abord, peu de choses dif­fé­ren­cient ces locaux de ceux d’une chaîne clas­sique : un stu­dio d’enregistrement, une salle de rédac­tion, des bureaux admi­nis­tra­tifs… Le graf­fi­ti d’un gué­rille­ro armé d’un méga­phone met pour­tant la puce à l’oreille.

CatiaTVe, située dans le quar­tier épo­nyme de Cara­cas, au Vene­zue­la, est un média com­mu­nau­taire. Il ne donne pas seule­ment la parole à la popu­la­tion : ce sont les habi­tants des bar­rios, les fave­las véné­zué­liennes, qui l’ont créé et le gèrent. « 70 % de nos pro­grammes pro­viennent des com­mu­nau­tés et 30 % sont réa­li­sés par les sala­riés de la radio », décrit Ligia Ele­na, coor­di­na­trice des infor­ma­tions. Les 28 employés, tous payés à parts égales au salaire mini­mum (envi­ron 254 euros), sont eux-mêmes issus de ces quar­tiers défavorisés.

« Ni capi­tal pri­vé ! Ni État ! »

« Le but des médias pri­vés est de vendre, le nôtre est de per­mettre au peuple de s’exprimer, explique Ligia Ele­na. Ils sata­nisent nos bar­rios en par­lant seule­ment de l’insécurité. Nous, nous mon­trons nos luttes. » Wil­fre­do Vas­quez, un des fon­da­teurs, assure que CatiaTVe par­ti­cipe à une « trans­for­ma­tion socio­cul­tu­relle » : « Nos camé­ras sont des armes, les repor­tages, des balles », dit-il sans concession.

Catia TVe, créée en 2001, est un des médias com­mu­nau­taires les plus impor­tants du Vene­zue­la. Les autres sont, pour la plu­part, de taille plus réduite. C’est le cas de Radio Acti­va, fon­dée en 1997. De ten­dance liber­taire, cette sta­tion appar­tient entiè­re­ment à la com­mu­nau­té de La Vega, autre quar­tier défa­vo­ri­sé de Cara­cas, qui la finance grâce aux dons. « Cette table, c’est une voi­sine qui nous l’a don­née, les micros viennent d’un ami », raconte Fran­cis­co Per­ez, un des fon­da­teurs de la radio, en dési­gnant les objets entre­po­sés sur un toit sur­plom­bant les mai­son­nettes ocres du bar­rio. Une des par­ti­ci­pantes, Aya­ri Per­ez, cri­tique les médias pri­vés mais aus­si les médias d’État, pour qui « tout est tou­jours extrê­me­ment posi­tif ». Des paroles qui font écho à la devise de la radio reprise par Fran­cis­co : « Ni capi­tal pri­vé ! Ni État ! »

Radio Acti­va ne compte aucun sala­rié. Chaque habi­tant de La Vega est libre de venir s’inscrire et de prendre l’antenne quel que soit le sujet. Fran­cis­co et ses amis ont seule­ment res­treint les émis­sions à une heure, car les débor­de­ments sur plu­sieurs heures étaient fré­quents. Les pro­grammes concernent le quar­tier et sont variés : infor­ma­tions locales, musique, poli­tique, sport… L’esprit révo­lu­tion­naire passe aus­si par une orga­ni­sa­tion hori­zon­tale. Ain­si, Catia TVe est une fon­da­tion, sa direc­tion est élue par les membres, cer­taines déci­sions se prennent à l’issue d’assemblées.

S’organiser, se multiplier

Cer­tains médias com­mu­nau­taires forment gra­tui­te­ment les habi­tants des bar­rios. « Nous leurs appre­nons à poser un autre regard sur les médias, à écrire un scé­na­rio, à manier une camé­ra, à mon­ter les vidéos », explique Iris Cas­tillo, direc­trice de la for­ma­tion. Chaque groupe d’apprentissage pour­ra par la suite dif­fu­ser ses réa­li­sa­tions. Catia TVe pro­gramme aus­si des infor­ma­tions natio­nales, des films ou des docu­men­taires indé­pen­dants. Comme Radio Acti­va, les membres de Catia TVe ne connaissent pas leur audience : « Nous sommes dif­fu­sés à peu près sur toute l’agglomération de Cara­cas et à la péri­phé­rie des États voi­sins », explique Ligia Elena.

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Dans tout le pays, il y a 280 chaînes de télé­vi­sion et de radio comme Catia TVe et Radio Acti­va, habi­li­tées par la Com­mis­sion natio­nale des télé­com­mu­ni­ca­tions (Cona­tel). Mais ce chiffre est sans doute en deçà de la réa­li­té, car cer­tains médias ne sont pas homo­lo­gués. Le sec­teur conti­nue de pro­gres­ser, pro­té­gé par un État bien­veillant. Les radios, au nombre de 244, dominent ce pay­sage média­tique alter­na­tif. « Le maté­riel télé­vi­suel est beau­coup plus coû­teux et néces­site beau­coup plus d’espace », note Andres Cañi­za­lez, pro­fes­seur et cher­cheur en com­mu­ni­ca­tion. Et les sites web « com­mu­nau­taires » sont rares : « Inter­net est encore un média de classes moyennes. Dans les bar­rios, les ordi­na­teurs ne sont pas si répan­dus, et le réseau fait par­fois défaut. »

Un nou­veau cadre légal

Un pro­jet de loi sur la « com­mu­ni­ca­tion pour le pou­voir popu­laire » est en cours d’approbation à l’Assemblée natio­nale. Il pour­rait impul­ser un nou­vel élan. Il vise à don­ner un sta­tut aux médias com­mu­nau­taires, pour les sou­te­nir finan­ciè­re­ment. L’espace radio­pho­nique devrait être divi­sé en trois parts égales entre l’État, les radios « com­mu­nau­taires » et les radios privées.

Pour Wil­fre­do Vàs­quez, le pro­jet est une avan­cée, car il per­met de « don­ner une dura­bi­li­té ». La créa­tion d’un fond devrait, selon le pro­jet de loi, « pour­voir aux coûts opé­ra­tion­nels de main­te­nance, d’investissement, de for­ma­tion et de pro­duc­tion de conte­nus ». Les médias pri­vés devront four­nir 2 % de leurs béné­fices à la « com­mu­ni­ca­tion popu­laire ». Ligia Ele­na compte sur ces nou­velles res­sources pour répa­rer des camé­ras et ache­ter du maté­riel neuf. De son côté, Fran­cis­co sait que sa radio n’obtiendra rien. Comme le sti­pule le pro­jet de loi, il faut être enre­gis­tré auprès de la Cona­tel : « Ils trouvent tou­jours quelque chose pour refu­ser notre homo­lo­ga­tion. Notre fré­quence serait déjà prise… Ce qui est faux ! », dit-il en évo­quant l’hypothèse que son quar­tier serait mal vu par le gou­ver­ne­ment d’Hugo Chavez.

Vers une perte d’indépendance ?

Le pro­jet est cri­ti­qué. L’ONG de défense de la liber­té d’expression Espa­cio publi­co estime que la loi va à l’encontre de la liber­té d’expression et ne res­pecte pas le prin­cipe de non-dis­cri­mi­na­tion. L’article 1 sti­pule ain­si que le média « se base sur un modèle anti-hégé­mo­nique, anti-impé­ria­liste, anti-oli­gar­chique » ou que la défense de « la sou­ve­rai­ne­té » et de « l’identité natio­nale » est nécessaire.

Selon le pro­fes­seur Andres Cañi­za­lez, il ne fait aucun doute « que le gou­ver­ne­ment cherche par cette loi à éta­ti­ser les médias com­mu­nau­taires ». Le fond spé­cial créé dépen­dra de la vice-pré­si­dence et non d’un orga­nisme indé­pen­dant. Catia TVe balaye cet argu­ment : « Nous avons dif­fu­sé des publi­ci­tés et pour­tant nous avons conser­vé notre auto­no­mie. La loi n’aura pas de consé­quences sur notre indé­pen­dance », assure José Luis, coor­di­na­teur de la production.

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Catia TVe fonc­tionne grâce à des dons de la com­mu­nau­té, mais aus­si par la dif­fu­sion de publi­ci­tés d’entreprises et d’institutions natio­nales, ou encore la vente de pro­duc­tions publi­ci­taires. « Si cer­taines demandes de dif­fu­sion de publi­ci­té ou de col­la­bo­ra­tion ne cor­res­pondent pas à nos idées, nous les refu­sons », ajoute José Luis. Ligia Ele­na désigne aus­si une dizaine d’ordinateurs payés grâce à une aide gouvernementale.

Dans un pays où la poli­tique est extrê­me­ment pola­ri­sée entre pro et anti-Chá­vez, dif­fi­cile d’échapper à un camp ou à l’autre. Les médias com­mu­nau­taires ne dérogent pas à la règle. Ils ont aus­si été garants de la démo­cra­tie, à l’image de membres de Catia TVe, qui, lors du coup d’État contre Hugo Chá­vez en avril 2002, sont par­ve­nus à prendre pos­ses­sion de la chaîne publique VTV et à dif­fu­ser des pro­grammes, afin de contre­car­rer les infor­ma­tions des putschistes.

Jean-Bap­tiste Mouttet

Pho­tos : © Jean-Bap­tiste Mouttet

JoseLuis2-4ad69.jpgstudio-068d8.jpgDans les stu­dios de Catia TVe