“Printemps” arabes ? Hivers islamiques ?

Paul Delmotte : Le Libyen verra chuter son niveau de vie qui, jusqu’au conflit représentait, on l’oublie trop souvent, trois fois celui de l’Égyptien et deux fois celui du Tunisien

par Paul Delmotte

Source de l’ar­ticle : CETRI

C’est Zhou En-Laï qui, lorsque qu’on lui deman­da un jour quel bilan il tirait de la Révo­lu­tion fran­çaise, avait répon­du : « il est encore trop tôt»…

Voi­là qui vaut cer­tai­ne­ment pour les dites « révo­lu­tions arabes ». Il est néan­moins per­mis de faire cer­tains constats, de poser cer­taines ques­tions. Sur les évè­ne­ments eux-mêmes comme sur notre façon de les voir.

Révo­lu­tions arabes, Prin­temps arabe… Ce n’est pas le lieu d’entamer des débats séman­tiques, quant à savoir si le terme de révo­lu­tion – pas­sa­ble­ment gal­vau­dé depuis la chute de Ceau­ces­cu et les révo­lu­tions colo­rées ou flo­rales – s’applique aux sou­lè­ve­ments popu­laires tuni­sien, égyp­tien, libyen. Dans ces trois pays, le bou­le­ver­se­ment s’est bor­né au ren­ver­se­ment d’un des­pote et d’une par­tie de son entou­rage. Ce qui n’est, certes, pas peu de chose. Pour ce qui est de l’ordre socio-éco­no­mique, rien n’autorise à par­ler de révolution.

Vous avez dit « révolution » ?

Au contraire. Au Caire, la junte mili­taire au pou­voir – le Conseil supé­rieur des forces armées (CSFA) – prend de plus en plus des allures dic­ta­to­riales et peut légi­ti­me­ment être soup­çon­née d’attiser les ten­sions inter­con­fes­sion­nelles en vue, pré­ci­sé­ment, de main­te­nir l’ordre social ancien, natio­nal et inter­na­tio­nal, e. a. face à un mou­ve­ment ouvrier déjà remar­qua­ble­ment com­ba­tif bien avant la chute de Mou­ba­rak. En Tuni­sie, suite à des élec­tions qua­si­ment irré­pro­chables, il n’apparaît pas non plus que cet ordre socio-éco­no­mique soit mena­cé, le grand vain­queur du scru­tin, Ennah­da, ayant lui-même pour mot d’ordre la sta­bi­li­té et l’appel aux inves­tis­se­ments étran­gers. Même si cer­tains déçus des élec­tions, en Tuni­sie comme chez nous, semblent regret­ter, comme hier en Algé­rie, de ne pou­voir « chan­ger de peuple ». Par ailleurs, une admi­nis­tra­tion lar­ge­ment com­pro­mise avec l’ancien régime reste en place. De même qu’un fort mécon­ten­te­ment social dans un pays comp­tant 800.000 sans-emploi et un taux de chô­mage de 30% dans cer­taines régions. Enfin, en Libye, les suites d’une révolte qui s’est rapi­de­ment muée en guerre civile, semblent auto­ri­ser bien des craintes. Et le pou­voir mis en place grâce à l’intervention occi­den­tale pour­rait bien augu­rer, en matière d’autonomie finan­cière et éco­no­mique, non pas d’une révo­lu­tion, mais d’une qua­si contre-révolution.

Trois cas à eux seuls fort dis­sem­blables. Sans par­ler des évè­ne­ments, récents ou en cours, au Bah­reïn, à Oman, au Yémen et en Syrie. Le Prin­temps arabe serait-il une illu­sion d’optique ?

De l’orientalisme…

Prin­temps arabe… Depuis notre « Prin­temps des peuples », en 1848, l’expression a fait flo­rès. Et quoi de plus confor­table que de pla­quer sur d’autres aires de civi­li­sa­tion, nos propres balises, nos propres repères historiques ?

J’ai dit ailleurs (1), com­bien notre regard « occi­den­tal » sur l’Autre ara­bo-musul­man res­tait impré­gné de ce qu’Edward Saïd a appe­lé une vision orien­ta­liste qui, comme le montre Thier­ry Hentsch (2), s’est enra­ci­née dans nos esprits depuis les Lumières et Mon­tes­quieu. Quel est le dis­cours qui découle de cet orien­ta­lisme ? Celui que nous connais­sons et enten­dons qua­si quo­ti­dien­ne­ment depuis, gros­so modo, la révo­lu­tion kho­mey­niste de 1979. Celui qui dit : atten­tion à ce « bloc mono­li­thique» ; atten­tion à ces peuples « ne fonc­tion­nant qu’à la reli­gion », « obs­cu­ran­tistes », « fana­tiques » et « agres­sifs » ! Plus : inca­pables de s’élever à LA moder­ni­té de leur propre chef…

Une chose m’a par­ti­cu­liè­re­ment frap­pé dans la cou­ver­ture média­tique des « révo­lu­tions arabes » : la brusque dis­pa­ri­tion de ce dis­cours et celle, après au moins trois décen­nies d’omniprésence, du terme « ara­bo-musul­man ». Les « révo­lu­tions » étaient sou­dain (re)devenues « arabes»… Autre chose : le regard posé sur celles-ci m’est appa­ru comme une sorte de pro­ces­sus d’autocongratulation. Car il est une autre face de l’orientalisme : volon­tiers bien­veillante, pater­na­liste, « accueillante » (sous condi­tions!), confiante dans le fait qu’«ils » par­vien­dront – avec, bien sûr, notre aide – à deve­nir « modernes », « démo­cra­tiques » et laïques. Comme nous…

Or, quelques mois plus tard, tout semble à nou­veau bas­cu­ler. Et l’orientalisme « clas­sique » réap­pa­raître en force. Il a suf­fi, pour cela que les Frères musul­mans égyp­tiens appa­raissent comme la pre­mière force poli­tique en Égypte. Que le pré­sident du Conseil natio­nal de tran­si­tion (CNT) libyen évoque la cha­ria et la poly­ga­mie. Qu’Ennahda obtienne 35% aux élec­tions à la Consti­tuante tunisienne.

Tunis : sou­ve­nirs d’Algérie

« Et si, en Tuni­sie, la démo­cra­tie pas­sait par l’islam ? », s’interroge Le Monde (26.10.11), posant là une ques­tion déjà ancienne… et pro­fon­dé­ment refou­lée. Elle ren­voie en effet à un article écrit voi­ci vingt-six ans (!) par le poli­to­logue algé­rien Lahoua­ri Addi (3). Qui écri­vait e. a. que « le fait que les isla­mistes sont sus­cep­tibles d’accepter les élec­tions ouvre des pers­pec­tives de démo­cra­ti­sa­tion dans les pays musul­mans […] La libé­ra­li­sa­tion de la socié­té […] est appe­lée à évo­luer et à s’enrichir sans cesse ». L’on sait ce qu’il advint en Algé­rie : « l’interruption du pro­ces­sus élec­to­ral » par, comme l’appelaient les Algé­riens, « la « mafia poli­ti­co-mili­taire » – au demeu­rant cau­tion­née par la dite « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » – et une guerre civile qui fit quelque 150.000 morts.

Or, que peut-on voir aujourd’hui en Tuni­sie ? La vic­toire d’Ennahda n’a pas été un « raz-de-marée élec­to­ral » et appa­raît ain­si moins effrayante que celle du Front isla­mique de Salut algé­rien à l’époque. Plus, Ennah­da, qui n’a ces­sé d’évoquer sa « modé­ra­tion » en cours de cam­pagne serait le pre­mier par­ti à être « effrayé » par son propre suc­cès, d’où ses appels inces­sants à une large coa­li­tion (4). Enfin, cette « modé­ra­tion » ne date pas d’hier et les insi­nua­tions de « tac­tique élec­to­rale » relèvent ici en bonne par­tie du pro­cès d’intention. Déjà au début des années 1990, Rachid Ghan­nou­chi esti­mait que la démo­cra­tie « fai­sait par­tie des valeurs de l’islam » et en consti­tuait même « l’une des valeurs de base » (5). Et, déjà, pré­ci­sait Fran­çois Bur­gat, « bien peu, ver­ront [dans ses pro­pos] la preuve d’une réelle convic­tion démo­cra­tique. On pré­fé­re­ra n’y voir [qu’un] double lan­gage qui serait l’apanage de tout adepte de l’islam poli­tique en situa­tion minoritaire»…

La vic­toire des isla­mistes tuni­siens est due, beau­coup le rap­pellent, à leur image de « par­ti des empri­son­nés et des tor­tu­rés » (6), mais aus­si à leur proxi­mi­té du petit peuple, au fait qu’ils n’ont pas, contrai­re­ment aux « laïques » négli­gé l’intérieur du pays, à un dis­cours iden­ti­taire effi­cace et, enfin, au fait qu’après vingt-trois ans de cor­rup­tion au plus haut niveau de l’État, le Tuni­sien « désire aus­si le retour de cer­taines valeurs […] Moins de voleurs et plus de valeurs » (7). « On a d’abord voté pour un par­ti qui ras­sure, le par­ti de l’ordre et de la sécu­ri­té ». Voi­là pour­quoi e. a. les par­tis qui ont misé sur la dia­bo­li­sa­tion d’Ennahda se sont effon­drés. « L’alternative : soit la Tuni­sie isla­miste, soit la Tuni­sie laïque » mise en avant par cer­tains « intel­lec­tuels et bour­geois libé­raux, sou­vent fran­co­phones », constate l’envoyé du Nou­vel Obs’, s’est trans­for­mée pour eux en un piège mortel(8). Par contre, écrit Hen­ri Gold­man (9), « pour la plu­part des lea­ders pro­gres­sistes tuni­siens, il n’a jamais été ques­tion de s’aligner sur les obses­sions – pav­lo­viennes – des maîtres-pen­seurs d’outre-Méditerranée. » Ce dont on peut, je pense, se réjouir avec lui.

Un cer­tain goût pour le thriller

En Libye, les révé­la­tions savam­ment dis­til­lées après coup par les médias – quant aux moti­va­tions invo­quées pour jus­ti­fier une inter­ven­tion occi­den­tale qui se serait sol­dée, selon cer­tains, par 30.000 morts – semblent ne sus­ci­ter que l’indifférence. Ain­si, l’article du Monde (8.11.11) qui fait état du déploie­ment de sous-marins fran­çais et de dis­cus­sions entre états-majors fran­çais et bri­tan­nique « pour répar­tir les zones d’intervention res­pec­tives » – et cela plus d’un mois avant les pre­mières frappes cen­sées « pro­té­ger les civils » de Ben­gha­zi d’un mas­sacre cer­tain, le 19 mars… Pour­tant, voi­là qui semble peser bien peu face aux pro­pos du pré­sident du CNT libyen, Mus­ta­fa Abdel Jalil, affir­mant le 23 octobre, que la cha­ria serait la base de la nou­velle légis­la­tion dans la Libye post-Kadha­fi. Peu importe aus­si que, face aux « vives inquié­tudes » que son dis­cours aurait sus­ci­tées chez ses « par­rains » occi­den­taux, M.Abdel Jalil, ait ensuite tenu à « mini­mi­ser » la por­tée de sa « petite phrase » et affir­mé : « nous sommes des musul­mans modé­rés ». Dans une Libye où, au demeu­rant, « la majo­ri­té de la popu­la­tion se montre atta­chée à un islam du juste milieu » et esti­me­rait que « l’islam doit être la source de la légis­la­tion, mais dans le cadre d’un État civil»(10). Peu importe aus­si que, dans une inter­view au Monde (4 – 5.09.11), Abdel­krim Bel­haj, gou­ver­neur mili­taire de Tri­po­li et ancien membre du Groupe isla­mique com­bat­tant libyen, ait tenu à se décla­rer favo­rable à un « État civil avec des liber­tés réelles », nie toute assi­mi­la­tion à Al-Qaï­da et démente tout « agen­da par­ti­cu­lier » par rap­port au CNT.

Ne serait-ce là, comme chez R.Ghannouchi, que « double langage » ?

Cher­cher les femmes

Sans même tran­cher dans un sens ou dans un autre, il n’est pas inutile d’écouter la réac­tion au dis­cours du pré­sident du CNT, d’une Libyenne (11): « la Cha­ria ? Allons ! Ce n’est pas le texte, le pro­blème. C’est l’interprétation machiste qui en est faite ». Ni d’écouter Bau­douin Dupret, poli­to­logue et juriste belge, spé­cia­liste du droit isla­mique et direc­teur du Centre de recherche Jacques Berque de Rabat (12): c’est dans la plu­part des consti­tu­tions arabes, à l’exception de la Tuni­sie et du Maroc, que la cha­ria est source prin­ci­pale de droit, mais « cela ne pré­sage en rien du type de lois qui sera adop­té ». Par ailleurs, dans tous ces États, hor­mis l’Arabie saou­dite et le Sou­dan, « l’influence de la cha­ria ne se fait sen­tir que sur le droit de la famille ». Or, Ennah­da s’est enga­gé à lais­ser en l’état le code de sta­tut per­son­nel bour­gui­bien. Et la Libye détient le plus grand pour­cen­tage de femmes juristes dans le Monde arabe (13).

L’on sait, grâce e. a. à Ger­maine Tillon (14), que l’enfermement des femmes est plus dû à une socié­té patriar­cale et, plus encore, tri­bale ou cla­nique, qu’à l’islam en tant que tel.

Par ailleurs, la femme a très sou­vent consti­tué un fan­tasme majeur des haines et des peurs humaines. En témoigne « l’arme du viol ». En témoignent les accu­sa­tions des anti­sé­mites et des nazis de l’entre-deux-guerres, qui consi­dé­raient les Juifs comme une menace pour la « pure­té » de la femme alle­mande, des pro­pa­ga­teurs de la syphi­lis, les maîtres des réseaux de « traite des blanches»… Y aurait-il – outre cette insup­por­table ten­dance occi­den­tale à « don­ner des leçons » – quelque chose de cet ordre à l’œuvre dans les cris d’alarme qui se mul­ti­plient chez nous au sujet du sort futur des femmes tuni­siennes, égyp­tiennes, libyennes ? Joue ici aus­si l’orientalisme, dont l’une des carac­té­ris­tiques fon­da­men­tales consiste à sys­té­ma­ti­que­ment se fier davan­tage à des consi­dé­ra­tions abs­traites fon­dées sur les textes fon­da­men­taux de l’islam que, remarque Hentsch, sur « l’évidence directe tirée des réa­li­tés orien­tales modernes ».

On l’a dit : Ennah­da – dont on a peu sou­li­gné que la prin­ci­pale porte-parole était « en che­veux » – s’est enga­gé à lais­ser en l’état le code de sta­tut per­son­nel et à res­pec­ter les droits des femmes. Ce que « même les mili­tantes fémi­nistes […] ne mettent pas en doute », selon le Nou­vel Obs’. Sur les 49 Tuni­siennes élues, 42 sont d’Ennahda. Et, ce, comme le concèdent deux uni­ver­si­taires fran­çaises (15) (tout en s’en déso­lant) « grâce » à une obli­ga­tion légale de… pari­té des listes ! Ce qui n’est pas sans rap­pe­ler non plus l’Algérie de 1990, où une réforme élec­to­rale inter­di­sant le vote par pro­cu­ra­tion des maris avait, à la grande sur­prise de cer­taines fémi­nistes laïques, contri­bué au suc­cès du FIS…

Libye : la boîte de Pandore ?

Comme en Irak, comme en Afgha­nis­tan, les « Pro­tec­teurs uni­fiés » du peuple libyen auraient-ils voué celui-ci à de nou­velles tra­gé­dies encore à venir ? À com­men­cer par les risques de par­ti­tion. Demain, le CNT aura encore affaire aux chefs tri­baux dont l’autorité est res­tée pré­do­mi­nante sur le ter­rain. Or, les tri­bus les plus impor­tantes ont sou­te­nu Kadha­fi ou au moins fait preuve d’attentisme. Plus, cer­taines tri­bus de l’Ouest ont vécu la vic­toire du CNT comme une inva­sion venue de l’Est. Il s’agira aus­si de par­ve­nir à sou­mettre le sud-ouest du pays, le Fez­zan, où la « résis­tance » au CNT per­siste, et d’affronter les aspi­ra­tions auto­no­mistes des Tou­bous du Sud. Déjà, le fief de la grande tri­bu des War­fal­la, Bani Walid, serait retom­bé aux mains des pro-Kadhafi…

Se foca­li­ser sur un « péril isla­miste » en Libye, risque donc d’occulter des dan­gers autre­ment réels et angois­sants qui guettent le pays. Il appa­raît comme évident que, demain, la part de l’État libyen dans les reve­nus du pétrole, jugée trop impor­tante au regard des pos­tu­lats libé­raux – c’était là à l’évidence l’un des motifs de l’intervention occi­den­tale – décli­ne­ra. Et par­tant les res­sources que tiraient les tri­bus d’une redis­tri­bu­tion savam­ment équi­li­brée de la rente pétro­lière par le régime du Guide. Indu­bi­ta­ble­ment, le Libyen ver­ra chu­ter son niveau de vie qui, jusqu’au conflit repré­sen­tait, on l’oublie trop sou­vent, trois fois celui de l’Égyptien et deux fois celui du Tuni­sien (16). Qu’en res­sor­ti­ra-t-il dans un pays bour­ré d’armes ? L’on sait com­bien la poli­tique sociale des mou­ve­ments isla­mistes a tou­jours comp­té dans leurs suc­cès. Et l’on peut consi­dé­rer qu’en cas d’éclatement du pays, seul le recours à l’islam sera à même d’apporter la légi­ti­mi­té sym­bo­lique néces­saire à sa réunification.

Pas d’angélisme

« L’on ne change pas la socié­té par décret » disait un socio­logue fran­çais des années 1970. La sin­cé­ri­té des leçons de démo­cra­tie que pro­diguent nos diri­geants peut à juste titre être mise en doute, venant de la part de ceux qui, jusqu’à hier, furent les meilleurs sou­tiens des dic­ta­tures arabes. Quant aux appels à la démo­cra­tie impo­sée éma­nant d’une cer­taine « gauche bom­bar­dière », ils semblent, tout sin­cères soient-ils, rele­ver en bonne par­tie de l’invocation. Peut-on croire que des socié­tés en proie à des inéga­li­tés sociales criantes, au sen­ti­ment d’appartenance natio­nale vacillant et sou­mis à des rela­tions néo­co­lo­niales (17) puissent « par décret » adop­ter un régime de démo­cra­tie par­le­men­taire qui ne soit pas per­ver­ti ? Toute socié­té recèle des « ten­dances lourdes ». Croit-on que le machisme qui « inter­prète » la cha­ria – lar­ge­ment par­ta­gé en fait par les soi-disant « laïques » de la région – dis­pa­raisse du jour au lendemain ?

Il est plus réa­liste de comp­ter sur cer­tains signaux, comme le fait qu’en Égypte, une par­tie de la jeu­nesse des Frères musul­mans s’est rebel­lée contre le conser­va­tisme des lea­ders et a ral­lié la contes­ta­tion (18). L’éditorial cité du Monde (26.10.11) a rai­son : c’est « faire injure […] aux Tuni­siennes que de décré­ter […] que le suc­cès d’Ennahda sonne le glas de leur « prin­temps ». Cela vaut pour les Libyennes et les Égyp­tiennes. Ces­sons en effet de « faire injure » aux fémi­nismes isla­miques (19), au grand nombre de femmes qui, en fou­lard, ont les mêmes aspi­ra­tions à un mieux être et à des droits accrus que leurs consœurs laïques. Le pro­ces­sus est connu : en recru­tant en masse les femmes, les par­tis isla­mistes leur offrent aus­si, peut-être nolens volens, une tri­bune et une audience qui peut s’avérer plus large que celles dont dis­posent ces mêmes consœurs laïques.

Et l’on peut pen­ser qu’un méca­nisme simi­laire agi­ra en ce qui concerne tous les « lais­sés pour compte ». Il est tout aus­si angé­lique de pen­ser que les diri­geants des par­tis isla­mistes, parce qu’ils expriment les res­sen­ti­ments et les aspi­ra­tions du « petit peuple » et rejettent l’hégémonie occi­den­tale, se mue­ront en diri­geants révo­lu­tion­naires et ten­te­ront d’instaurer un ordre socio-éco­no­mique rom­pant avec le capi­ta­lisme libé­ral mon­dia­li­sé. Mais, com­ment réagi­ront demain ces « lais­sés pour compte » si les états-majors poli­tiques qui se targuent aujourd’hui, non sans rai­sons, d’exprimer leurs aspi­ra­tions leur font défaut ?

Comme le disait Anto­nio Gram­sci, « on ne peut pré­voir que la lutte ».

(16 novembre 2011)

Notes

[1] E. a. in Les «  révo­lu­tions arabes  » et nous. Regard auto­cri­tique, inter­view, Les Sen­tiers de la paix, n°54, avril 2011.

[2] E.Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Le Seuil, 1997 – T.Hentsch, L’Orient ima­gi­naire, Ed. de Minuit, 1988.

[3] L’islam poli­tique et la démo­cra­tie : le cas algé­rien, in Héro­dote, n°77, 2e tri­mestre 1995 – L. Addi enseigne à l’Institut d’études poli­tiques de Lyon (IEP).

[4] Kapi­ta­lis, jour­nal élec­tro­nique tuni­sien, in Cour­rier inter­na­tio­nal, 3 – 9.11.11.

[5] Fran­çois Bur­gat, L’islamisme en face, La Décou­verte, 1995, p.14.

[6] Gilles Kepel, in in Le Nou­vel Obser­va­teur, 3.11.11.

[7] Kapitalis/Courrier inter­na­tio­nal, 3 – 9.11.11.

[8] Fran­çois Rey­naert, in Le Nou­vel Obser­va­teur, 3.11.11.

[9] Sur son blog, le 31.10.11.

[10] Libya-al-Youm/­Cour­rier inter­na­tio­nal, 27.10 – 2.11.11.

[11] Le maga­zine du Monde, 12.11.11.

[12] Inter­view au Monde, 15.09.11.

[13] Le maga­zine du Monde, art. cit.

[14] Le harem et les cou­sins, Le Seuil, 1966.

[15] Bar­ba­ra Loyer et Isa­belle Feuers­toss, in Le Monde, 15.11.11.

[16] Marc Van­de­pitte, in De Wereld Mor­gen (24.10.11) : au niveau de l’IDH, la Libye déte­nait la 53e place, la Tuni­sie la 81e, et l’Égypte la 101e.

[17] Lire Ghas­san Salame (dir.), Démo­cra­ties sans démo­crates. Poli­tiques d’ouverture dans le monde arabe et isla­mique, Fayard, 1994.

[18] Le Monde Maga­zine, 9.07.11.

[19] Lire à ce sujet Najate Zoug­ga­ri, Fémi­nismes isla­miques, in La Revue des livres (RdL), n°2, novembre-décembre, 2011.