Propositions pour une télévision libre et populaire

Texte et vidéo du film-manifeste de Thierry Deronne

Source : http://vive-be.org/spip.php?article59

Voi­ci un mani­feste pour une “télé­vi­sion de nou­veau type” écrit Par Thier­ry Deronne et ayant accom­pa­gné la créa­tion de la télé­vi­sion com­mu­nau­taire Tele­tam­bores à Mara­cay au Venezuela.

Le pro­jet Tele­tam­bores remonte aux années 80, à l’époque où le fan­tôme de la Révo­lu­tion rôdait en Amé­rique Centrale.

La popu­la­tion nica­ra­guayenne menait sa propre révo­lu­tion. Un exemple d’autant plus dan­ge­reux qu’il s’agissait d’une révo­lu­tion démo­cra­tique. Avec ses para­doxes : d’un côté une réforme agraire géné­reuse, une poli­tique de san­té popu­laire et une alpha­bé­ti­sa­tion mas­sive, et de l’autre une télé­vi­sion qui dif­fu­sait encore des images anciennes : tele­no­ve­las, ou jour­naux télé­vi­sés non-par­ti­ci­pa­tifs. Comme si la télé­vi­sion ne pou­vait pas encore être trans­fé­ré au peuple. Comme si le colo­nia­lisme sur­vi­vait avec sa per­sis­tante divi­sion entre le haut et le bas. Cepen­dant les géants du Nica­ra­gua étaient bien vivants.

Au retour en Europe, une ques­tion nou­velle sur­gis­sait : Quel point com­mun entre ces deux géants, géants du Nica­ra­gua, géants de Picar­die, et qu’avaient-ils à se dire ?

Culture popu­laire.

Lutte d’une huma­ni­té soli­daire, hori­zon­tale, joyeuse, régé­né­ra­trice contre l’être égoïste, figé, indi­vi­dua­liste. Au fond, la télé­vi­sion popu­laire avait tou­jours exis­té, et ces géants la préfiguraient.

C’est contre cette culture que dès le Moyen-Age, la bour­geoi­sie a fait de la ville sa pro­prié­té pri­vée, inter­di­sant les car­na­vals, expul­sant les sec­teurs popu­laires. C’est pour­quoi la télé­vi­sion com­mu­nau­taire est tou­jours à réin­ven­ter. Dans un tel miroir, les citoyens se voient nom­breux, puis­sants, créa­teurs de mou­ve­ment. D’où une pre­mière idée qui fit peut-être défaut à la révo­lu­tion nica­ra­guayenne : une télé­vi­sion popu­laire comme fête de tous, fête du corps libé­ré, fête de la rai­son libre, fête du pou­voir de trans­for­mer, fête du peuple.

Mais pen­dant que nous rêvions, les indus­triels pre­naient des déci­sions. On déclen­cha la guerre du pétrole. Le Penta­gone avait tiré la leçon du Viet­nam : il ne fal­lait pas mon­trer les vic­times de bom­bar­de­ments. Pré­pa­rés psy­cho­lo­gi­que­ment, les Euro­péens de tous bords applau­dirent la guerre.

Ce fut le début de la résis­tance de vidéastes comme ceux de Paper Tiger aux Etats-Unis, qui fabri­quèrent leurs propres images pour se moquer des jour­naux télé­vi­sés de CNN. Au fond, nous n’avions que la télé­vi­sion que nous méri­tions et sa toute-puis­sance ne venait que de notre manque d’organisation.

Quelques années plus tard, retour vers le Vene­zue­la fra­ter­nel, ce pays où depuis très long­temps les sta­tues avaient détrô­né les géants. Comme si la majo­ri­té pauvre avait oublié que ce ne sont pas les dieux qui créent les hommes mais les hommes qui créent les dieux.

Etat des lieux

Rap­pelle-toi le pro­gramme sur les ouvrières intoxi­quées de l’hôpital de la Ovallera.

Rap­pelle-toi la com­po­si­tion du plateau.

Les res­pon­sables poli­tiques occupent les trois quarts de l’espace.

Au-des­sus de leurs crânes tels des auréoles planent des écrans de télé.

Et de chaque côté leurs gardes, vêtus de noir : les journalistes.

A côté, sur le bord de l’image, le groupe des ouvrières cou­pé au couteau

Avant qu’on lui coupe la parole et s’il insiste, il faut lui reprendre aus­si­tôt le micro

Le peuple idéal est un peuple muet, qui écoute et qui se tait. Don­ner la parole aux gens, ce serait perdre l’argent de la publicité.

L’image et le temps doivent res­ter dis­po­nibles pour les choses

C’est pour­quoi les jour­na­listes se com­portent avec le peuple comme des femmes de chi­rur­gien avec leur bonne.

Mais la télé­vi­sion ne déses­père pas de nous convaincre qu’elle dit toute la véri­té, rien que la vérité.

Le jour­nal par­lé nous informe.

On a enle­vé tel entre­pre­neur. On a volé telle banque.

La famille de l’entrepreneur parle. Le direc­teur de la banque parle

Comme si l’argent et les entre­pre­neurs étaient quelque chose d’important.

Quant à la pré­sen­ta­trice en bonne pro­fes­sion­nelle de l’info, elle se fait la voix de l’opinion publique, cette chose abs­traite que per­sonne n’a jamais vue mais qui appuie tou­jours les mesures conservatrices.

Atten­tion : on ne cri­tique pas les jour­na­listes ! Ils sont la voix de l’opinion publique, leur diplôme le prouve. Pro­fes­sion­nels du chaos qui oppose les sec­teurs popu­laires entre eux qui pré­pare à la répres­sion et per­met d’oublier les vrais problèmes.

Pro­fes­sion­nels de l’image du peuple : ce peuple qui appa­raît tou­jours de loin ten­dant la main pour l’aumône. Peuple féroce ou misé­rable qui appelle la cha­ri­té ou la répres­sion et pour qu’il ne puisse se res­sen­tir comme une force de chan­ge­ment, il convient de le divi­ser, de bri­ser sa soli­da­ri­té natu­relle de lui incul­quer la honte et le mépris de soi en fai­sant de lui l’éternel men­diant qui attend la réponse des visages qui appa­raissent en pre­mier plan, de ces visages dont on entend la voix géné­reuse pro­mettre l’aide. – « Oui ! » se sou­vient la télé­vi­sion : « c’est vrai, la pau­vre­té existe, nous ne la cachons pas au contraire nous te don­nons une chance extra­or­di­naire, qui t’attend demain, après-demain : La chance de deve­nir mil­lion­naire. » Mais, puisqu’il faut aus­si pro­té­ger les banques… Il faut encore et tou­jours pré­pa­rer la répres­sion, la sug­gé­rer dans les têtes

Les ven­deurs de l’économie infor­melle deviennent des microbes, des menaces…

C’est tou­jours le même scé­na­rio bien hui­lé depuis le Chi­li d’Allende :

Pre­mier temps : la presse fabrique une ambiance de chaos social et désigne les microbes.

Deuxième temps : la soi-disant opi­nion publique écrit au jour­nal ou télé­phone en direct pour récla­mer de l’ordre.

Troi­sième temps : le pou­voir écoute la requête et réprime.

Com­ment cacher les causes de l’exploitation ?

C’est simple : en la rédui­sant à ses effets. En la rédui­sant à des causes naturelles.

La pluie, la boue, les fleuves en colère, balaient les mai­sons de ceux qui vivent le long des cloaques et balaie le pour­quoi de leur vie là à cet endroit.

C’est l’image humanitaire

En don­nant vie aux mar­chan­dises, on n’a pas besoin de mon­trer ceux qui les pro­duisent. On peut même nier leur exis­tence : la mar­chan­dise dotée de vie naît direc­te­ment de la pen­sée du chef d’entreprise.

champ : marchandise

contre­champ : l’entrepreneur

mar­chan­dises, entre­pre­neur en plans de plus en plus proches

C’est ain­si que la classe domi­nante informe les classes dominées.

Elle cache si bien les contra­dic­tions de son sys­tème qu’elle finit par nous faire croire que notre devoir com­mun est de le per­fec­tion­ner jusqu’à son har­mo­nie parfaite.

Les gens qui res­tent sont abs­traits, inof­fen­sifs, ils ne mangent que de l’information et en se repro­duisent que par reflets, reflets du « moi », du corps, du neuf, de la jeu­nesse et l’image du monde ?

Un mor­ceau d’avion dans la mer, un vol­can qui parle japonais.

Un Bill Clin­ton en Colom­bie, un Bill Clin­ton en Afrique, un Bill Clin­ton à Hol­ly­wood. Car juste après le jour­nal télé­vi­sé, Bill Clin­ton conti­nue á travailler

Et dans la cour de l’école pri­maire, quelles sont les ques­tions du pro­fes­seur ? “Com­bien de gens pou­vaient entrer dans le pre­mier tram­way inven­té aux Etats-Unis ?” Toutes les ques­tions te prouvent que tu n’es pas encore un par­fait citoyen des Etats-Unis. Qu’il te faut encore vivre l’histoire des autres. Tour­ner le dos à la tienne.

Te voir avec les yeux qui te méprisent. Te lais­ser noyer par le rêve du pre­mier de la classe. À quoi res­sem­ble­ra notre visage et quand le verrons-nous ?

Pro­po­si­tions

1. Contre la déi­fi­ca­tion des mar­chan­dises, voir ceux qui les produisent.

Contre l’invisibilité des tra­vailleurs, entrer dans les lieux de tra­vail, par­tout où la camé­ra reste interdite.

2. Contre le décou­page du réel en thèmes de docu­men­taire et en grilles de pro­grammes, se pré­oc­cu­per d’abord de l’unité en mou­ve­ment du réel, et de ce qu’il nous dit à chaque ins­tant. Mon­trer le monde dans son uni­té contradictoire.

Par exemple, der­rière la pho­to sou­ve­nir de la petite cham­pionne de kara­té, voir la cou­tu­rière qui a fabri­qué son kimo­no et voir l’ouvrier qui a fabri­qué son trophée.

3. Contre la sépa­ra­tion des faits, retrou­ver leur arti­cu­la­tion. Explo­rer les autres dimen­sions d’un conflit, d’une lutte. Contre la divi­sion des sec­teurs popu­laires, ren­for­cer leurs liens de soli­da­ri­té en mon­trant leurs inté­rêts com­muns, en don­nant la parole aux ini­tia­tives populaires.

4. Contre l’information ponc­tuelle et sans len­de­main, déve­lop­per le droit de suite.

5. Contre l’ambiance répres­sive, refaire le lien entre nous, vaincre notre peur á sor­tir de chez nous, réoc­cu­per la rue. Contre l’isolement dans le monde com­mu­ni­quer avec d’autres peuples, com­mu­ni­quer du sud au sud.

6. Au lieu de cou­per la parole, écou­ter les solu­tions qu’apportent les gens, les réunir et les com­pa­rer. Ecou­ter la mémoire de la lutte populaire.

Au lieu de noyer les gens dans le silence, déchi­rer ce silence. Don­ner à entendre les mots inter­dits de télé­vi­sion, les mots “gros­siers”, les mots refou­lés, les mots répri­més. Contre le silence du stu­dio et la pro­pre­té des dis­cours, le tra­vail c’est de faire reve­nir le son vers le images, le son vécu par la majo­ri­té, le son qui relie, le son d’ensemble.

7. Au lieu d’exporter des miss et du pétrole, expor­ter des idées, des sentiments.

Au lieu de faire des images de la misère, mon­trer des images de gens lut­tant contre la misère.

8. Arra­cher la culture popu­laire au musée du folk­lore, entendre ses mes­sages de chan­ge­ment, ses forces de libé­ra­tion . Contre l’ordre fait nature, cher­cher les ques­tions qui font trem­bler sa mise en scène.

9. Au lieu du temps confus, voir com­ment s’écoule le temps de la vie. Loin de la course contre le temps, retrou­ver le temps comme matière pre­mière des images.

10. Contre l’américanisation, déco­lo­ni­ser les images, par exemple réap­prendre à sug­gé­rer l’amour au lieu de le montrer.

11. Contre la vio­lence faite à la femme, la voir, la rendre visible

Contre l’image des “enfants”, mettre une camé­ra dans leurs mains d’adultes vers nous-mêmes.

Faire ensemble une télé­vi­sion, c’est un mou­ve­ment d’organisation.

Voir, c’est s’organiser, se mobi­li­ser, dialoguer.

Une méthode : fil­mer pas à pas, dans la rue. Là où se déroule la vie, là où peut se nouer la par­ti­ci­pa­tion. De rue en rue, de quar­tier en quar­tier, les habi­tants écrivent les rela­tions entre les faits, Les liens entre les êtres et les choses, ce sont les gens qui les dési­gnent, depuis chez eux.

La matière pre­mière c’est la dis­cus­sion avec les gens, l’instinct de solidarité.

Refu­ser de cen­trer les images, c’est pen­ser qu’un regard ren­voie tou­jours á un autre, un objet á un autre, que rien n’est figé d’avance, que rien n’est fixé d’avance.

Len­te­ment s’approcher des gens, rompre la dis­tance, c’est rompre la peur de s’unir, la peur de la liberté.

Ce n’est plus le docu­men­taire qui dit la réa­li­té d’un seul auteur. Ce n’est plus le docu­men­taire comme mar­chan­dise thé­ma­tique. C’est le point de vue né de la dis­cus­sion et des expé­riences de tous. Ain­si comme le docu­men­taire a joué un rôle d’innovation par rap­port au ciné­ma, la télé­vi­sion libre peut réveiller le lan­gage à son tour.

Au fond, la télé­vi­sion révo­lu­tion­naire ne devrait pas seule­ment être un ren­ver­se­ment sys­té­ma­tique de la télé­vi­sion domi­nante, mais la décou­verte de résis­tances qui viennent de par­tout, pour les réunir et les renforcer.

Telle serait la tâche par excel­lence de la télé­vi­sion libre : s’appuyer sur les élé­ments les plus pro­gres­sistes de la culture popu­laire pour les mul­ti­plier, leur don­ner une réso­nance majeure et enra­ci­ner len­te­ment de nou­velles formes de vie. La télé­vi­sion com­mu­nau­taire est un rêve éveillé, un rêve en mou­ve­ment qui en entraîne d’autres, un rêve qui emporte cha­cun au-delà de soi, vers un « nous » qui s’appelle cumbe, terre libre.