Quand les lycéens prenaient la parole. Les années 68.

par Didier Les­chi & Robi Morder
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Edi­tions Syl­lepse – Germe

Que ces ado­les­cents mani­festent, fassent grève, occupent leurs éta­blis­se­ments était inédit. Il y eut répro­ba­tion, des pou­voirs publics et aus­si de parents, de pro­fes­seurs. Même chez les pro­gres­sistes, l’on sen­tit du paternalisme.

« C’est parce que les tra­vailleurs cher­chaient à réunir en un fais­ceau leurs luttes frag­men­tées et à leur don­ner une direc­tion, non parce qu’ils visaient la conquête du pou­voir par l’action poli­tique, que les pre­miers soviets firent leur appa­ri­tion », Oskar Anwei­ler, Les Soviets en Rus­sie, Gal­li­mard, 1972.

« La nou­velle géné­ra­tion vient de nous prou­ver qu’un nou­veau mili­tan­tisme était né, supé­rieur à tout ce que nous avions connu : par leurs qua­li­tés intel­lec­tuelles et morales les mili­tants forcent l’attention de leurs cama­rades, et le res­pect. C’est un élé­ment en tout cas avec lequel il faut comp­ter désor­mais dans les lycées », Michel Winock, « Les lycéens », Esprit, n° 11, 1968.

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Avant-pro­pos du livre de Didier Les­chi et Robi Mor­der : Quand les lycéens pre­naient la parole. Les années 68

Une décen­nie d’en­ga­ge­ments lycéens

Il est dif­fi­cile d’imaginer aujourd’hui la sur­prise qu’a créé l’irruption de la jeu­nesse lycéenne sur la scène sociale et poli­tique en 1968, tant les mobi­li­sa­tions des élèves du secon­daire font désor­mais par­tie du pay­sage. Que les étu­diants mani­festent, cela était dans un cer­tain « ordre des choses », et de longue date, mais que ces ado­les­cents mani­festent, fassent grève, occupent leurs éta­blis­se­ments était inédit. Il y eut répro­ba­tion, des pou­voirs publics et aus­si de parents, de pro­fes­seurs. Même chez les pro­gres­sistes, l’on sen­tit du pater­na­lisme. On pou­vait glo­ri­fier le Gavroche de Vic­tor Hugo, mais il était dif­fi­cile de prendre au sérieux les potaches. Que le grand Duduche cha­hute, oui, mais qu’il fasse de la poli­tique, qu’il prenne son pré­sent et son ave­nir en main, n’était-il pas trop jeune pour cela ? Certes, l’on avait le droit d’être exploi­té dès 16 ans, mais la majo­ri­té était encore à 21 ans.

Les lycéens n’avaient pour autant pas atten­du 1968 : la mani­fes­ta­tion dite étu­diante du 11 novembre 1940 à l’Étoile contre l’occupant nazi était majo­ri­tai­re­ment com­po­sée d’élèves des lycées, pen­dant la guerre d’Algérie le Front étu­diant, puis uni­ver­si­taire anti­fas­ciste (FUA) com­por­tait un nombre non négli­geable de mili­tants et de groupes dans les lycées. Les lycéens avaient long­temps été à l’ombre des étu­diants qui dis­po­saient, eux, de longue date d’une orga­ni­sa­tion, l’UNEF.

De la dépen­dance à l’autonomie

En 1967 – 1968 les mili­tants lycéens passent de la dépen­dance à l’autonomie, se struc­tu­rant en tant que tels au sein des comi­tés Viet­nam lycéens, et sur­tout assez vite consti­tuant les Comi­tés d’actions lycéens (CAL). Il fal­lait secouer les tutelles, des parents, des admi­nis­tra­tions, des « adultes », y com­pris des « grands frères » étu­diants. Au cours de ces « années 1968 », les mou­ve­ments lycéens vont même occu­per le devant de la scène tan­dis que le mou­ve­ment étu­diant orga­ni­sé se divise et entre en crise.

En 1971, l’« affaire » Guiot met en mou­ve­ment des couches plus impor­tantes encore, jusqu’aux col­lé­giens, et c’est là que le mou­ve­ment lycéen « invente » la coor­di­na­tion comme mode d’auto-organisation dans les luttes.

À son apo­gée, en 1973 contre la loi Debré, il entraîne les étu­diants et les col­lèges d’enseignement tech­nique dans une mobi­li­sa­tion de toute la jeu­nesse sco­la­ri­sée. Les lycéens, plus proches en âge des autres jeunes, deviennent une réfé­rence pour la jeunesse[[Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois : His­toire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, 2001.]], autour des mêmes refus : anti-auto­ri­taires et anti-hié­rar­chiques, ils mettent en cause les rela­tions péda­go­giques, la famille, la police, l’armée, y com­pris les orga­ni­sa­tions dites traditionnelles.

 

La mas­si­fi­ca­tion scolaire

Cette appa­ri­tion d’un nou­veau mou­ve­ment a un sou­bas­se­ment socio­lo­gique : la crois­sance des effec­tifs de l’enseignement secon­daire, la trans­for­ma­tion des éta­blis­se­ments d’enseignement. Il s’agit de muta­tions pro­fondes tant du lycéen que du lycée. L’explication démo­gra­phique est insuffisante[[Antoine Prost, His­toire de l’enseignement en France, Paris, Armand Colin, 1967, p 433.]], le « baby-boom » n’en est pas la cause unique. La réforme Ber­thoin en 1959 sup­pri­mant l’examen d’entrée en sixième et por­tant l’âge de la sco­la­ri­té obli­ga­toire de 14 à 16 ans, contri­bue à ouvrir les portes du lycée. Il y a 1 100 000 élèves dans le secon­daire en 1950, 2 628 000 en 1960, 4 654 000 en 1970[[Dominique Char­vet, « Pré­face », Les Jeunes en France de 1950 à 2000, Mar­ly-le-Roi, INJEP, 2001.]] ; si on entre un peu plus dans le détail, entre 1960 et 1976, chez les 11 – 17 ans la sco­la­ri­sa­tion est pas­sée de 61,9 % à 75,9 %[[Jean-Paul Visse, La Ques­tion sco­laire, 1975 – 1984 : Évo­lu­tions et per­ma­nence, Lille, Le Sep­ten­trion, 1985.]] . Entre 1960 et 1980, le deuxième cycle pro­fes­sion­nel passe de 383 000 à 780 000 élèves, le second cycle géné­ral et tech­no­lo­gique passe de 421 900 à 1 102 000[[Vincent Tro­ger, « L’héritage éli­tiste du lycée », Regards sur l’actualité, n° 353, juin-sep­tembre 2009.]]. Le nombre de bache­liers passe de 61 500 en 1960 à 168 700 en 1970.

Mas­si­fi­ca­tion n’est pas syno­nyme de démo­cra­ti­sa­tion : en 1962, un jeune d’origine popu­laire sur deux arrête avant le bac­ca­lau­réat ; en 1968, l’âge moyen de fin d’études demeure infé­rieur à 16 ans ; en 1970, 67 % des enfants d’ouvriers arrêtent leurs études avant 15 ans ; encore en 1974, un tiers des jeunes sortent du sys­tème sco­laire à 14 ans[[Jean-Pierre Ter­rail, La Sco­la­ri­sa­tion en France, Paris, La Dis­pute, 1997.]]. On note en 1967 – 1968 une déper­di­tion avant la classe de seconde[[« Les étu­diants en France », Notes et études docu­men­taires, n° 3577, 31 mars 1969.]].

Il n’empêche, la muta­tion est bien pro­fonde. En 1966, 61 % des jeunes de 16 ans sont sco­la­ri­sés, l’augmentation est plus impor­tante chez les filles. Même l’apprentissage dans l’entreprise se réduit au pro­fit du ser­vice public dans les CET dont l’examen d’entrée est sup­pri­mé en 1967[[Gilles Moreau, Le Monde appren­ti, Paris, La Dis­pute, 2003.]]. De nou­velles couches peuvent envi­sa­ger des études longues pour leurs enfants. Mais pour ces pri­mo-accé­dants au cycle lycée/université l’augmentation du nombre des diplô­més rend leur place future moins évi­dente. L’aspiration à la pro­mo­tion sociale se heurte à la « déva­lo­ri­sa­tion des titres ». Il faut y ajou­ter pour beau­coup la crainte d’un chô­mage qui monte. En 1966, 60 % des 250 000 chô­meurs offi­ciels ont moins de 25 ans et en 1968 l’UNAF éva­lue à 250 000 jeunes de 14 à 20 ans le nombre de chô­meurs. Si cette crainte quant aux débou­chés se mani­feste peu dans les lycées géné­raux, elle est très pré­sente dans l’enseignement tech­nique, deve­nu une « voie de relégation[[Béatrice Com­pa­gnon et Anne Thé­ve­nin, L’École et la socié­té fran­çaise, Bruxelles, Com­plexe, 1995.]] » pour les « élites des réprouvés[[Jean-Claude Gri­gnon, L’Ordre des choses : les fonc­tions sociales de l’enseignement tech­nique, Paris, Minuit, 1971.]] » ; les élèves du tech­nique vont occu­per une place de plus en plus impor­tante dans les mobi­li­sa­tions des années 1970, jusqu’à prendre à leur tour leur autonomie.

Les construc­tions sco­laires s’accroissent ; entre 1965 et 1975, on livre 3 500 éta­blis­se­ments du second degré[[Edwy Plé­nel, L’État et l’école en France, Paris, Payot, 1985.]], col­lèges et lycées ne sont plus l’apanage des grandes villes. Si les étu­diants sont pré­sents dans quelques dizaines de villes uni­ver­si­taires, on compte par cen­taines les villes et bourgs dotés d’au moins un lycée qu’il soit géné­ral ou tech­nique, sans comp­ter les CET.

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Mili­tan­tismes lycéens

Les lycéens et col­lé­giens passent, à la dif­fé­rence des étu­diants, 30 à 40 heures par semaine en cours, sou­mis à une dis­ci­pline, qua­li­fiée de caserne ou d’usine. Ce ne sont pas des amphis, mais des classes de 30 à 40 élèves, ce sont des lieux de socia­bi­li­té, et de mobi­li­sa­tion aus­si. Les éta­blis­se­ments sco­laires regroupent qua­si exclu­si­ve­ment des jeunes. Les dis­si­dences des orga­ni­sa­tions tra­di­tion­nelles issues des crises de 1965 – 1966 qui ont frap­pé les orga­ni­sa­tions de jeunes com­mu­nistes, les jeu­nesses confes­sion­nelles, trouvent là une base de masse. L’extrême gauche peut à l’échelle de tout un sec­teur de la socié­té, étu­diants et lycéens, mettre en pra­tique des formes de lutte cor­res­pon­dant aux aspi­ra­tions contes­ta­taires d’un milieu affir­mant prendre ses affaires en mains. Mais cette extrême gauche n’arrivera pas à construire des cadres d’organisation per­ma­nente de type reven­di­ca­tif adap­té, elle se contente de gérer les mobilisations.

Le milieu des années 1970 marque un tour­nant, avec la crise éco­no­mique et le chô­mage. Les thèmes plus uni­ver­si­taires et reven­di­ca­tifs reviennent au pre­mier rang des pré­oc­cu­pa­tions, d’autant que les réformes sco­laires sont à l’ordre du jour : Fon­ta­net en 1974, Haby en 1975 et 1976. La révo­lu­tion de 1968 s’éloigne pour les géné­ra­tions lycéennes qui arrivent, la for­ma­tion de l’union de la gauche semble don­ner une pers­pec­tive cré­dible de chan­ge­ment élec­to­ral, d’autant que le droit de vote à 18 ans est ins­tau­ré en 1974.

En 1978, les mou­ve­ments de la ren­trée sco­laire contre l’austérité qui se déroulent notam­ment en Seine-Saint-Denis, puis la mobi­li­sa­tion du tech­nique contre les « stages Beul­lac » en 1979 – 1980, sont annon­cia­teurs de pré­oc­cu­pa­tions plus « syn­di­cales ». Les « années 68 » lycéennes sont bien terminées.

Du fait du nombre de ceux qui vont y par­ti­ci­per, ces années de contes­ta­tion vont être le creu­set d’une géné­ra­tion poli­tique par­ti­cu­liè­re­ment enga­gée, dont beau­coup de ses membres vont consti­tuer l’armature de nombre de for­ma­tions poli­tiques et syn­di­cales de gauche, et sur­tout d’extrême gauche, mais aus­si des mou­ve­ments fémi­nistes ou encore des pre­miers mou­ve­ments de pré­oc­cu­pa­tion envi­ron­ne­men­taux, dans les décen­nies suivantes.

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Mou­ve­ment lycéen et recherche : mis­sion impossible ?

Bien plus que les étu­diants – eux-mêmes sou­vent négli­gés – le mou­ve­ment lycéen est qua­si­ment absent de la recherche, dans la dis­ci­pline his­to­rique plus encore qu’en socio­lo­gie. Dans l’après 68, ce sont trois socio­logues qui abordent le sujet : Jacques Tes­ta­nière, Claude Zaid­man dans sa thèse, Gérard Vincent dans son livre[[Voir en fin d’ouvrage la biblio­gra­phie avec les réfé­rences de ces écrits.]].

Il faut attendre le milieu des années 1980 pour que Didier Les­chi y consacre son mémoire de maî­trise d’histoire, et nous rédi­ge­rons ensemble un article pour la revue de la BDIC à l’occasion du ving­tième anni­ver­saire de Mai 68. En 1994, Phi­lippe Ariès publie un article trai­tant de l’UNCAL. En 1998, en vue du col­loque de l’IHTP sur les « années 68 », Didier Les­chi contri­bue à un sémi­naire pré­pa­ra­toire. En 1999, le poli­tiste Karel Yon sou­tient son mémoire de sciences poli­tiques à pro­pos du mou­ve­ment de 1973. Dans les années 2000, Robi Mor­der, sol­li­ci­té pour le bicen­te­naire des lycées, sai­sit l’occasion pour que l’historiographie s’intéresse aux mou­ve­ments des jeunes du secon­daire. Un peu plus tard, c’est Flo­ra Sala­din qui rédige un mémoire de maî­trise d’histoire sur le « bac 68 ». Enfin, la dimen­sion inter­na­tio­nale mérite d’être pour­sui­vie après le tra­vail de Giu­seppe Bec­cia, car le mili­tan­tisme lycéen n’est pas limi­té à la France. Au début des années 1970 il existe des syn­di­cats en Grande-Bre­tagne, Irlande, Suisse et dans cha­cun des pays scan­di­naves deux syn­di­cats, l’un pour les lycéens, l’autre pour le tech­nique. Rejoints par l’UNCAL, ils créent en 1975 l’OBESSU, qui est ain­si en avance par rap­port aux étu­diants, étant même à l’origine de la créa­tion de l’European- Student Union.

Il n’est pas inutile de rap­pe­ler que si les trois socio­logues ont été des contem­po­rains et obser­va­teurs du 68 lycéen, les auteurs qui suivent sont des anciens mili­tants lycéens, dont trois furent des acteurs impli­qués dans ces mou­ve­ments des années 68 : Robi Mor­der, Didier Les­chi, Phi­lippe Ariès. Karel Yon a été un mili­tant étu­diant des années 1990, et Flo­ra Sala­din fut une diri­geante du syn­di­cat lycéen FIDL.

Beau­coup d’acteurs de ces mou­ve­ments lycéens sont deve­nus étu­diants – c’était dans l’ordre des choses même si les par­cours furent plus chao­tiques que linéaires. Pour cer­tains de ces acteurs, des car­rières pro­fes­sion­nelles, asso­cia­tives, syn­di­cales ou poli­tiques ont pu les conduire à écrire romans et scé­na­rios, ou sou­ve­nirs auto­bio­gra­phiques dans les­quels quelques pages évoquent leurs années lycée. Ce sont des sources qui per­mettent, sans ambi­tion de véri­té his­to­rique ou docu­men­taire, de res­ti­tuer un cli­mat, des émo­tions don­nant de la chair, une épais­seur humaine sans les­quels la com­pré­hen­sion de l’histoire serait amputée.

Mais qu’en est-il des sources plus classiques[[Voir en fin d’ouvrage la biblio­gra­phie et les sources.]] ? Il y a certes la presse, écrite et audio­vi­suelle libre­ment acces­sible dans les biblio­thèques, y com­pris dans leurs fonds audio­vi­suels. Du côté des archives publiques, celles de la police et de la jus­tice, les délais de com­mu­ni­ca­tion sauf déro­ga­tions, ne per­mettent pas d’avoir un accès libre à la tota­li­té de notre grosse décennie.

Il reste les archives des acteurs qui, plus encore que les archives étu­diantes, font pen­ser à un gigan­tesque puzzle dont il faut ras­sem­bler les mor­ceaux dis­per­sés. La Cité des mémoires étu­diantes en dis­pose de quelques-uns. Les géné­ra­tions lycéennes se suc­cèdent rapi­de­ment, les col­lec­tifs et orga­ni­sa­tions par­fois infor­mels, peu struc­tu­rés, ne dis­po­saient que de peu de moyens. Tracts, jour­naux, affiches s’entassaient chez les mili­tants – pour les lycéens cela vou­lait dire chez les parents et au gré des démé­na­ge­ments beau­coup a dis­pa­ru dans les pou­belles et décharges. Ce n’est qu’en 1981 qu’est créé le Centre de docu­men­ta­tion et d’information lycéen, visant à fédé­rer, recueillir, et pro­mou­voir les jour­naux lycéens, relayé ulté­rieu­re­ment par J.presse, puis en 1998 l’Observatoire- des pra­tiques de presse lycéenne et l’association Jets d’encre en 2004[[Olivier Belin, « La presse lycéenne, per­ma­nences d’un média éphé­mère », Fabu­la / Les col­loques, Les éphé­mères, un patri­moine à construire, www.fabula.org/colloques/document2914.php]]. Pour la période pré­cé­dente la publi­ca­tion de La Fabu­leuse his­toire des jour­naux lycéens, repro­dui­sant des jour­naux issus d’archives per­son­nelles de mili­tants, atteste de l’utilité de cette presse pour connaître l’état d’esprit qui régnait dans les éta­blis­se­ments secondaires.

Ce sont les orga­ni­sa­tions poli­tiques ou syn­di­cales « adultes » de réfé­rence qui ont pu sau­ve­gar­der des fonds docu­men­taires, mais là encore les démé­na­ge­ments, les net­toyages, l’absence ou la fai­blesse de la pré­oc­cu­pa­tion archi­vis­tique alors qu’il y a tant d’urgences mili­tantes du quo­ti­dien, n’ont pas per­mis de miracle. Il n’y a pas d’archives des CAL, encore moins des coor­di­na­tions ou comi­tés de grève par nature conjonc­tu­rels. Tou­te­fois des dons d’organisations, des dons de mili­tants conscients de la valeur de leurs car­tons à des ins­ti­tu­tions patri­mo­niales donnent plus de chance aux cher­cheurs de mieux travailler.

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D’où par­lez-vous camarades ?

Le pré­sent livre doit beau­coup aux Édi­tions Syl­lepse qui depuis long­temps avaient com­pris l’intérêt de ce sujet et nous ont d’abord sti­mu­lés, puis sou­te­nus. Les cin­quante ans de 1968 étaient une bonne occa­sion, et nous avons fait le choix de sol­li­ci­ter des témoi­gnages d’horizons variés : Paris/banlieue/province ; général/technique.

Nous devons aver­tir nos lec­teurs : nous avons été élèves enga­gés dans les lycées pour l’un (Robi Mor­der) dès 1968 à 1974, et pour l’autre (Didier Les­chi) de 1972 à 1981. Sépa­ré­ment – en concur­rence même – puis ensemble dans ce qu’on a appe­lé l’extrême gauche. Nous avons connu de l’intérieur les assem­blées géné­rales, les coor­di­na­tions, l’élection de col­lec­tifs et comi­tés de grève, la pré­pa­ra­tion de mani­fes­ta­tions, les ren­contres et négo­cia­tions avec les auto­ri­tés comme avec les alliés – syn­di­cats, asso­cia­tions de parents d’élèves. Comme tant d’autres, nos par­cours n’ont pas été linéaires : exclus à cause de nos acti­vi­tés, nous pro­pa­gions ailleurs la cause com­mune de l’action col­lec­tive d’une sorte de « contre-pou­voir » lycéen, anti­au­to­ri­taire et orga­ni­sé. Robi entre au CAL Tur­got à Paris en 1968. « Non auto­ri­sé à pas­ser en classe supé­rieure dans l’établissement » comme 200 autres élèves en 1971 (après l’affaire Guiot). Aucun éta­blis­se­ment pari­sien ne vou­lant d’un « agi­ta­teur » sor­ti de Tur­got, il s’exile en ban­lieue, à l’annexe du lycée Ber­lioz à Vin­cennes, qu’il fait débrayer 24 heures contre la « cir­cu­laire Gui­chard ». Il découvre un milieu autre que celui des lycées pari­siens et des grandes métro­poles aux élèves très poli­ti­sés. Muni d’un livret/casier deve­nu « vierge », il s’inscrit en 1972 au lycée Char­le­magne où il avait été refu­sé un an aupa­ra­vant et c’est là qu’il mène la grève contre la loi Debré du prin­temps 1973. Didier n’est pas loin, exclu du lycée de Rueil en juin 1973, s’inscrit à Tur­got en 1973. Robi, après un bac­ca­lau­réat obte­nu fin 1973, passe quelques mois au lycée Vol­taire en classe pré­pa mais aban­donne en cours de route, demeu­rant tou­te­fois pen­dant deux ans au « secré­ta­riat jeune » de la LCR pour s’occuper du « sec­teur lycéen », puis du sec­teur CET (ensei­gne­ment tech­nique) dont le res­pon­sable est Jacques Syrieys dit « Ezé ». Didier est exclu de Tur­got en 1976, passe trois ans au CET d’imprimerie à Colombes où il obtient un CAP de typo­graphe, puis passe en can­di­dat libre le bac en 1981 grâce au sou­tien de pro­fes­seurs du lycée Ara­go, et fait à son tour un an de pré­pa au lycée Paul-Valé­ry. Entre le CET et la pré­pa, il est deve­nu une sorte de per­ma­nent poli­tique et syndical.

Les che­mins paral­lèles finissent par se rejoindre, nous nous ren­con­trons dans les coor­di­na­tions du mou­ve­ment de 1976. Cette ren­contre n’est ni uni­que­ment ni stric­te­ment poli­tique. Jeunes de la Ligue com­mu­niste révo­lu­tion­naire (LCR), de Révo­lu­tion ! deve­nue Orga­ni­sa­tion com­mu­niste des tra­vailleurs (OCT), de l’Alliance mar­xiste révo­lu­tion­naire (AMR), entrée au Par­ti socia­liste uni­fié (PSU), nous par­ta­geons, mal­gré nos que­relles doc­tri­nales, une même volon­té de pro­mou­voir l’auto-organisation, et plus lar­ge­ment les mêmes aspi­ra­tions à chan­ger la vie qui nous dis­tinguent – nous le pen­sions et vivions ain­si – des autres cou­rants tels les Jeu­nesses communistes/Union natio­nale des comi­tés d’action lycéens (JC/UNCAL) et l’Alliance des jeunes pour le socialisme/Organisation com­mu­niste inter­na­tio­na­liste (AJS-OCI). Après les coor­di­na­tions ou des réunions uni­taires, il n’était pas rare que l’on se retrouve pour man­ger un cous­cous ou un grec dans le quar­tier Saint-Séve­rin, bon mar­ché à l’époque. Rien d’étonnant à ce qu’en 1977 nous finis­sions par faire orga­ni­sa­tion com­mune, dans les CCA (Comi­tés com­mu­nistes pour l’autogestion) ras­sem­blant les par­ti­sans révo­lu­tion­naires de l’autogestion venant des mino­ri­tés du PSU, de la LCR et de l’OCT. Nous y trou­vons Mau­rice Naj­man, cofon­da­teur des CAL à Decour, ou Patrick Rozen­blatt mili­tait éga­le­ment, fai­sons connais­sance avec Colette Port­man, figure des Comi­tés d’action de l’enseignement tech­nique (CAET) de 68. Par ailleurs, nous tra­vaillons ensemble avec Jacques Serieys pour réflé­chir à l’intervention dans la coor­di­na­tion per­ma­nente des CET/LEP (CP-CET/LEP) impul­sée par la CGT en direc­tion du tech­nique. Cette expé­rience sera déter­mi­nante quand nous impul­se­rons la CPL.

La Coor­di­na­tion per­ma­nente lycéenne (CPL), c’est la concré­ti­sa­tion en 1979 d’un pro­jet que nous défen­dions, celui d’un syn­di­cat lycéen. Nous l’avons por­té, Didier « de l’intérieur », Robi en appui poli­tique et maté­riel. L’on passe sans for­cé­ment nous en rendre compte d’une période (« les années 68 ») à une autre.

Ce n’est pas un hasard si, par la suite, dans nos recherches nous nous sommes inté­res­sés aux réper­toires d’action col­lec­tive à par­tir de ces expé­riences de la jeu­nesse sco­la­ri­sée qui ont ensuite irri­gué les mou­ve­ments sociaux, syn­di­caux dans les entre­prises puisque le sala­riat était l’avenir de l’écrasante majo­ri­té des lycéens et étudiants.

Ce que nous avons pu obser­ver en tant qu’acteurs impli­qués est un atout, mais peut éga­le­ment consti­tuer un obs­tacle si nous ne nous appli­quons pas les règles de l’art et des sciences his­to­riques et socio­lo­giques. D’abord l’objectivité. Trai­ter des mou­ve­ments lycéens comme d’un objet ayant diverses facettes qu’il faut arri­ver à connaître. Or, nos sou­ve­nirs, notre mémoire sont empreints des par­tis pris de l’époque. Il faut donc nous trai­ter nous-mêmes comme nous trai­tons les témoi­gnages des acteurs, en véri­fiant avec d’autres sources, en recou­pant. Notre connais­sance elle-même était limi­tée par nos cadres d’action. Ain­si, dans des écrits anté­rieurs avons-nous beau­coup uti­li­sé nos archives per­son­nelles, notre docu­men­ta­tion, inter­ro­gé des acteurs de l’époque qui étaient aus­si sou­vent des proches, des cama­rades, des amis qui étaient dans le camp des « vain­queurs », ou plu­tôt des cou­rants majo­ri­taires à la tête des mou­ve­ments lycéens des années 68. La qua­si-absence dans l’historiographie de l’UNCAL, des JC, de l’AJS, des chré­tiens de la JEC, des liber­taires et anar­chistes, des lycées de villes moyennes ou petites, de l’enseignement tech­nique ne signi­fie pas qu’ils étaient inexis­tants, loin de là. Mais ils ont lais­sé peu de traces, et il faut là aus­si patiem­ment remon­ter les pistes et les sen­tiers de la connaissance.

Ce livre, nous en sommes conscients, peut en subir les reproches, mais il n’a pas voca­tion à l’exhaustivité, il se veut autant ouver­ture d’un chan­tier de recherche qu’invitation à un voyage dans une his­toire vivante par­ta­gée par les géné­ra­tions et tou­jours actuelle.

quandleslyceens800.jpg Didier Les­chi et Robi Mor­der : Quand les lycéens pre­naient la parole. Les années 68
Source : Edi­tions Syl­lepse – Germe

Paris 2018, 304 pages, 15 euros