Rap domestiqué, rap révolté

Le rap, à l’origine, est sur­tout un « coup de gueule », l’expression d’une rage, la voix de ceux qui n’en ont pas. Il dérange. Pen­dant cinq années, et mal­gré deux relaxes, le minis­tère fran­çais de l’intérieur a pour­sui­vi le groupe La Rumeur pour un texte qui met en cause les vio­lences poli­cières. L’industrie du disque, elle, inonde le mar­ché de « faux révoltés ».

« Sur cer­tains sujets, comme les ban­lieues, ce n’est pas une ques­tion de par­ti. Il faut au contraire une union répu­bli­caine, un plan Mar­shall pour les quar­tiers. Il y a des sujets où la famille poli­tique n’a pas de sens. » Non, ce n’est pas un dis­cours du pré­sident de « tous les Fran­çais ». Ces pro­pos sont signés Abd Al Malik, rap­peur d’origine congo­laise pour qui « il faut dépo­ser son sac de dou­leurs », les ran­cœurs accu­mu­lées au fil de siècles d’exploitation. Ce sage élan, tein­té de sou­fisme, n’a pas man­qué de trou­ver un écho favo­rable dans les médias, de droite comme de gauche[[Cf., par exemple, Libé­ra­tion, Paris, 6 novembre 2006.]], qu’il fal­lait ras­su­rer après les émeutes de novembre 2005.

Inti­tu­lé Gibral­tar, le disque de ce « poète » apai­sé fut accueilli comme du pain bénit. La ministre de la culture Chris­tine Alba­nel nom­ma Abd Al Malik che­va­lier des arts et des lettres, le 27 jan­vier 2008, lors du sacro-saint Mar­ché inter­na­tio­nal du disque et de l’édition musi­cale (Midem), saluant un « enfant par­ti­cu­liè­re­ment brillant de la culture hip-hop, qui prône un rap conscient et fra­ter­nel ». Et l’auteur de Qu’Allah bénisse la France de répondre : « Sym­bo­li­que­ment, ce qui se passe aujourd’hui me fait encore plus aimer mon pays. Un jour, ma mère m’a dit : “Aime la France et la France t’aimera en retour.” Je n’ai jamais oublié ça. Vive la France ! »

Quelques jours plus tôt, à l’occasion de la pro­mo­tion de Spleen et idéal, enre­gis­tré avec le col­lec­tif Beni Snas­sen, le même Abd Al Malik écri­vait sur son site Inter­net : « Nous vou­lons reve­nir à l’esprit ini­tial du rap, lui redon­ner ses lettres de noblesse, mon­trer que cette musique est capable d’amener de l’intelligence, de la per­ti­nence, une esthé­tique, sans sépa­rer les êtres… Les rap­peurs peuvent influen­cer toute une par­tie de la popu­la­tion. Cette place nous oblige à la res­pon­sa­bi­li­té[[www.abdalmalik.fr]]. » Tout en affir­mant un autre objec­tif : ne pas réduire le hip-hop à une réa­li­té sociale ! Curieuse ambi­guï­té quand on sait que sur les fonts bap­tis­maux de cette contre-culture les mino­ri­tés exclues du rêve made in USA trou­vèrent jus­te­ment la meilleure des tribunes.

Fine­ment orchestrée[[Le par­cours d’Abd Al Malik est « ven­du » comme un exemple à suivre : avant de publier Qu’Allah bénisse la France, il a gran­di dans une cité en Alsace, fut dea­ler, puis inté­griste musul­man.]], cette parole ne contre­dit pas la sen­tence assé­née par M. Nico­las Sar­ko­zy au soir du 6 mai 2007 : « Je veux en finir avec la repen­tance, qui est une forme de haine de soi, et la concur­rence des mémoires, qui nour­rit la haine des autres. » Pour toute une géné­ra­tion en quête d’identité, ces pro­pos n’en finissent pas d’alimenter des réac­tions épi­der­miques. Pour les entendre, il faut juste tendre le micro vers la face moins « admis­sible » du rap fran­çais, telle celle de D’ de Kabal : « Cette phrase est un mor­ceau d’anthologie. Les poli­tiques vident les mots de leur sens. Ce ne sont pas des dis­cours, juste de la com­mu­ni­ca­tion. Pour eux, être poli­tique veut dire empi­ler les consen­sus pour plaire au plus grand nombre. Ce qui est l’inverse de ma démarche artis­tique. »

Depuis plus de dix ans, ce Mar­ti­ni­quais mêle son timbre rauque à toutes les formes d’expression. En mai 2007, pour son spec­tacle Ecorce de peines, long poème autour de la ques­tion de l’esclavage, de ses réso­nances dans les cultures urbaines, de tous les non-dits, il écrit : « Chaque fois que j’ouvre la bouche, j’entends la voix de nos pères… Chaque fois que je crie, j’entends le cri de nos mères… »

Cha­cune de ses créa­tions est une prise de posi­tion. Son récent album l’exprime jusque dans son titre : La Théo­rie du K.-O. ! Une telle radi­ca­li­té à fleur de voix ne peut, bien enten­du, trou­ver le che­min des ondes, qui pri­vi­lé­gient des ver­sions pas­teu­ri­sées où sont scan­dées des reven­di­ca­tions indo­lores. « Le fait qu’Aux arbres citoyens de [Yan­nick] Noah soit numé­ro un et que Sar­ko­zy soit élu dit un peu la même chose. » A ce pro­pos, D’ de Kabal a com­po­sé un texte, Démo­cra­tie mou­rante : « Ils appellent à voter, mais nous n’y croyons plus / Ils nagent à contre­cœur, ils vou­draient qu’on les suive / Être citoyen, c’est refu­ser les abus. »

Comme Mme Rachi­da Dati est « l’Arabe qui cache la forêt », pour reprendre un jeu de mots du pré­cur­seur Azouz Begag, l’extrême pré­vi­si­bi­li­té du verbe d’Abd Al Malik ne sau­rait faire taire l’orage qui menace au-delà du péri­phé­rique. Une sor­tie de route, du côté de Vil­liers-le-Bel, a suf­fi à le prou­ver. Abd Al Malik ne consti­tue en fait que la face audible de mino­ri­tés deve­nues visibles par une belle opé­ra­tion de com­mu­ni­ca­tion, d’autant plus cré­dible que la gauche n’avait jamais hono­ré de telles propositions.

D’autres, tout aus­si diplô­més et donc tout autant rece­vables selon les ordres du mérite de la Répu­blique (on ne cesse de van­ter le cur­sus uni­ver­si­taire d’Abd Al Malik), ont une ana­lyse inverse de la situa­tion. « Marx a quand même écrit des choses qui s’avèrent plus que jamais d’actualité. Oui, une mino­ri­té fait mal au plus grand nombre, selon Ekoué, du groupe de rap La Rumeur, qui pour­suit un mas­ter 2 de droit public. Fon­da­men­ta­le­ment, être noir n’est pas un avan­tage. On a gagné quelques pour-cent de visi­bi­li­té. Je ne m’en contente pas ! » Ekoué évoque la « Fran­ça­frique » à pro­pos des quar­tiers et consi­dère les figures de ban­lieue qui habitent les pla­teaux télé comme autant d’alibis sus­cep­tibles de mas­quer la réa­li­té. Ils sont nom­breux, de Pointe-à-Pitre à Mar­seille, à pen­ser depuis long­temps que le reve­nu mini­mum d’insertion (RMI) et un pré­sen­ta­teur télé ne servent à rien d’autre qu’à anes­thé­sier in fine la pen­sée critique.

« On a pré­vu d’acheter mon silence avec les bal­lons de foot de l’équipe de France », iro­ni­sait ain­si Ekoué dans un de ses mor­ceaux. Pas ques­tion pour lui d’accréditer le dis­cours d’un « “vivre ensemble” gen­ti­ment naïf et lucra­tif ». « Ce n’est pas aus­si simple. Il y a un racisme struc­tu­rel dans les socié­tés occi­den­tales. » Son père, com­mis­saire aux comptes, n’a pas fait la car­rière que ses diplômes auraient pu lui per­mettre. Être togo­lais, qui plus est non inféo­dé au clan de l’ex-président Gnas­sing­bé Eya­dé­ma, se paie « cash » dans ce qu’il nomme une « Répu­blique bana­nière » : la France. Alter ego d’Ekoué au sein de La Rumeur, et doc­teur en socio­lo­gie, Hamé lie lui aus­si le pré­sent au bilan du pas­sé : « Quand ce sont des uni­ver­si­taires qui parlent de ces sales his­toires, cela “passe” puisque ça ne se dif­fuse pas. Nous, on veut remettre le débat dans la rue. On a la légi­ti­mi­té du vécu, de nos familles. Mani­fes­te­ment, c’est gênant. Ces ques­tions ne sont pas la pro­prié­té pri­vée de La Rumeur. C’est un enjeu pour toute la socié­té. »

Pour avoir dénon­cé des bavures poli­cières et des crimes impu­nis — comme le mas­sacre du 17 octobre 1961[[Lors d’une mani­fes­ta­tion non vio­lente contre le couvre-feu qui leur était impo­sé, des dizaines d’Algériens furent assas­si­nés à Paris.]] —, ce fils d’un ouvrier agri­cole algé­rien est traî­né devant les tribunaux[[Après la paru­tion, en avril 2002, d’un article inti­tu­lé « L’insécurité sous la plume d’un bar­bare », le minis­tère de l’intérieur porte plainte au motif de « dif­fa­ma­tion publique envers la police natio­nale ». Après deux relaxes (le 17 décembre 2004, puis le 22 juin 2006 en cour d’appel), la Cour de cas­sa­tion annule la déci­sion de relaxe et ren­voie l’affaire devant la cour d’appel de Ver­sailles (11 juillet 2007). Le ver­dict devait être pro­non­cé le 23 septembre.]].
« On aura tou­jours un frère pour nous rap­pe­ler qui on était hier »

Rom­pu à l’art de la dia­lec­tique, Hamé s’est tou­jours pen­sé comme un « contre-pou­voir cultu­rel et sym­bo­lique… Et désor­mais poli­tique ». Comme Ekoué, il ne veut pas ver­ser dans les prêches béni-oui-oui de Grand Corps Malade, autre figure de rédemp­tion qua­si chris­tique : parce qu’il est né et a gran­di en Seine-Saint-Denis, nombre de médias font de ce der­nier un porte-parole « posi­tif », d’autant plus qu’il a sur­mon­té un acci­dent qui devait le lais­ser sans l’usage de ses jambes, et que ses textes chantent l’amour de l’autre, au-delà des « cou­leurs poli­tiques ». « C’est le fruit d’une idéo­lo­gie tiède, qui ren­voie la jeu­nesse des quar­tiers à ses erreurs, à sa res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, en éva­cuant les don­nées socio-his­to­riques, estime Hamé. Ces figures de la bonne conscience arrangent sym­bo­li­que­ment les élites média­tiques et désa­morcent les pro­blèmes. » Sans les régler. Lui entre­voit dans les périodes de crise la ver­tu de faire tom­ber les masques… Et consi­dère les émeutes de novembre 2005 comme « le mou­ve­ment social le plus impor­tant depuis dix ans en France ».

Les tam­bours de bouche de La Rumeur ne sont pas les seuls à battre le rap­pel de quelques évi­dences sta­tis­tiques : la grande majo­ri­té des pauvres se concentre dans ces fameux « quar­tiers »[[L’Observatoire natio­nal des zones urbaines sen­sibles (Onzus) esti­mait, en 2005, à 22 % le taux de chô­mage dans ces quar­tiers, soit le double de la moyenne natio­nale. Leurs habi­tants sont par ailleurs 33 % à per­ce­voir le RMI, contre 20 % au niveau natio­nal.]]. Rocé et Dgiz tranchent eux aus­si dans le vif du sujet. Ces deux rap­peurs sla­loment sur les mots et les maux, connec­tant volon­tiers leur verve à la gram­maire du jazz libre, sans oublier d’encrer leurs plumes au trau­ma d’un contexte que le délit de faciès leur rap­pelle sans cesse. Ce qu’exprime som­bre­ment le col­lec­tif bor­de­lais Fada, quand il pointe la sta­tue de Tous­saint Lou­ver­ture inau­gu­rée en grande pompe lors des com­mé­mo­ra­tions de l’abolition de l’esclavage. « Bor­deaux ville négrière / Te sou­viens-tu vrai­ment des grands nègres d’hier / Tu aime­rais oublier, mais Tous­saint est fier / Et puis on aura tou­jours un frère pour nous rap­pe­ler qui on était hier… »


01 — Fada — CDJ — 14 03 2009 par Cecyle_33

Par­mi toutes ces voix contes­ta­taires qui dis­sonent du consen­sus catho­dique, les femmes ne sont pas les der­nières. « Une révolte, c’est une réac­tion, une impul­sion ins­tinc­tive. Une révo­lu­tion, c’est une rota­tion, un mou­ve­ment comme une lame de fond. » Mar­seillaise d’origine argen­tine, la jeune Keny Arka­na cite l’exemple des pique­te­ros, sou­tient, sans en être incon­di­tion­nelle, le pré­sident véné­zué­lien Hugo Chá­vez, est en contact avec des mou­ve­ments alter­na­tifs, « pas for­cé­ment des asso­cia­tions, qui sont trop sou­vent les bras longs des gou­ver­ne­ments ». Elle en a mesu­ré les limites à Bama­ko, où elle a par­ti­ci­pé au Forum social mon­dial. « C’est tou­jours un exer­cice du pou­voir ver­ti­cal et non radi­cal. A Nai­ro­bi, les locaux n’étaient pas invi­tés à prendre la parole ! »

Au terme d’une longue tour­née inti­tu­lée La Tête dans la lutte, et après avoir bat­tu le pavé pour les contes­ta­taires d’appelauxsansvoix.org, cette boule de nerfs à vif vient de publier Déso­béis­sance. « Se ras­sem­bler, c’est déjà une insou­mis­sion. Se lever, c’est un appel à la déso­béis­sance. » Uto­piste ? « Non, prag­ma­tique. Le peuple n’a plus le choix. A nous de nous réap­pro­prier les valeurs, les mots… Notre propre cœur a été colo­ni­sé par le capi­ta­lisme. » Alors, bien sûr, les plus cri­tiques ne man­que­ront pas de dire que cette douce rêveuse fait figure de pasio­na­ria aux textes un peu courts. Keny Arka­na rétorque qu’elle sait faire par­tie du sys­tème. Mais qu’il faut aus­si « y aller, tout de suite », comme on pou­vait le lire sur son blog au soir du 6 mai 2007[[« Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi, ce sont ceux-là qui dès demain ver­ront leurs condi­tions de vie se dégra­der plus encore, tan­dis que ceux d’entre nous qui tra­vaillent et enri­chissent un sys­tème qui les appau­vrit auront tou­jours plus de mal à payer leur loyer, leur eau, leur élec­tri­ci­té ou leurs vête­ments. (…) Non, dimanche 6 mai 2007, ce n’est cer­tai­ne­ment pas le peuple de France qui est sor­ti vain­queur des urnes. » (http://kenyarkana13.skyrock.com)]].

Fon­da­trice de l’association Hip-hop citoyen, du nom d’un mor­ceau posé en réac­tion au 21 avril 2002, Prin­cess Aniès a écrit cinq ans plus tard une Lettre au pré­sident. « Sans réponse ! » Mais avec pour consé­quence la sus­pen­sion de son blog sur le site de Sky­rock, « pour ne pas avoir res­pec­té les conte­nus ». « La cen­sure existe. Il suf­fit de voir ce qui se passe pour La Rumeur. Dès que tu vas au fond des choses, tu n’as plus accès aux grands médias. » Connue pour ses prises de posi­tion contre l’homophobie, elle trace sa route, fidèle à son pre­mier nom de scène, Atti­la, double réfé­rence à ses ori­gines taï­wa­naises et à sa ten­dance hardcore.

Il en va de même pour Bams, une rap­peuse qui œuvre en sou­ter­rain — rien à voir avec Diams, « enga­gée » sur un cré­neau plus com­mer­cial. Et puis il y a Casey, un cas à part. Cette Mar­ti­ni­quaise du « 93 » envoie des textes coups de poing[[Représailles, un titre du col­lec­tif de rap fran­çais Anfalsh.]] : « Aucune dif­fé­rence dans cette douce France / Entre mon pas­sé, mon pré­sent et ma souf­france / Etre au fond du pré­ci­pice ou en sur­face / Mais en tout cas sur place et haï à outrance / Mes cica­trices sont pleines de stress / Pleines de ren­gaines racistes qui m’oppressent / De bleus, de kystes, de peines et de chaînes épaisses. »

Dans nos his­toires est des plus expli­cites : impos­sible de faire l’économie de ce débat, corol­laire de celui sur le par­tage des richesses entre le Nord et le Sud, pré­li­mi­naire à celui à mener sur une poli­tique d’intégration sociale non indexée à la cou­leur de peau.

Source : LMD

Par Jacques Denis, Sep­tembre 2008