Révolte égyptienne, avec ou sans Twitter

Cyberactivisme, une nouvelle corde à l’arc contestataire

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par Navid Has­san­pour, février 2012

Depuis jan­vier 2011, la pla­nète suit le dérou­le­ment de la révo­lu­tion égyp­tienne par écrans inter­po­sés. Le sou­lè­ve­ment a été retrans­mis en direct, comme si camé­ras, tweets (« gazouillis », mes­sages sur Twit­ter) et pages Face­book avaient cap­té un thril­ler poli­tique met­tant en scène des mil­lions d’acteurs. Ban­nières déployées, ces der­niers ont, en retour, orga­ni­sé des ras­sem­ble­ments des­ti­nés à aler­ter les médias et, par leur entre­mise, la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ». Faut-il s’étonner que M. Wael Gho­nim, un jeune cadre de Google briè­ve­ment empri­son­né pen­dant les mani­fes­ta­tions, en ait tiré cette morale : « Si vous vou­lez libé­rer une socié­té, vous n’avez qu’à lui don­ner accès à Inter­net (1) » ? Les évé­ne­ments égyp­tiens offrent un ter­rain d’étude unique pour véri­fier la vali­di­té de cette maxime. En effet, une déci­sion de M. Hos­ni Mou­ba­rak, alors au pou­voir, a consti­tué une expé­rience gran­deur nature pour mesu­rer le poids poli­tique des médias sociaux.

Au matin du 28 jan­vier 2011, les auto­ri­tés du pays décident l’interruption totale des com­mu­ni­ca­tions Inter­net et des réseaux de télé­pho­nie mobile. C’est à par­tir de ce moment pré­cis que la mobi­li­sa­tion popu­laire décolle véri­ta­ble­ment. La place Tah­rir demeure noire de monde, mais d’autres villes, comme Alexan­drie et Suez, connaissent à leur tour une inten­si­fi­ca­tion des mani­fes­ta­tions. Au Caire, notre ana­lyse des lieux de ras­sem­ble­ment dis­tincts durant les dix-huit jours du sou­lè­ve­ment met en évi­dence un accrois­se­ment pro­non­cé et sou­dain de leur dis­per­sion spa­tiale (2) : d’un lieu unique, les 25, 26 et 27 jan­vier 2011 (la place Tah­rir), on passe à huit le 28 jan­vier. A la tom­bée de la nuit, ce jour-là, la mul­ti­pli­ca­tion des foyers de pro­tes­ta­tion rend la tâche des forces de l’ordre plus dif­fi­cile (3). Vers 19 heures, l’armée est appe­lée en ren­fort, mais elle refuse d’intervenir. Quelques jours plus tard, le régime de M. Mou­ba­rak, vieux de trente ans, s’effondre.

L’argument selon lequel les réseaux sociaux jouent un rôle d’incitation à la rébel­lion repose en géné­ral sur un pré­sup­po­sé : les mobi­li­sa­tions dépendent de la dis­po­ni­bi­li­té d’informations révé­lant une véri­té jusque-là dis­si­mu­lée. Les médias en ligne par­ti­ci­pe­raient donc à une prise de conscience de la popu­la­tion. Dans le cas égyp­tien, ils auraient mis au jour l’étendue de l’oppression, ame­nant des per­sonnes nou­vel­le­ment infor­mées à pas­ser à l’action. Tou­te­fois, les com­mu­ni­ca­tions véri­ta­ble­ment sédi­tieuses demeurent le plus sou­vent invi­sibles. Lorsque ce n’est pas le cas, l’élite au pou­voir les repère et les inter­dit en géné­ral immé­dia­te­ment. Par ailleurs, l’information « révo­lu­tion­naire » n’est pas tou­jours fiable. Ce sont par exemple de fausses rumeurs quant à la mort bru­tale d’un étu­diant de 19 ans qui ont mis le feu aux poudres lors de la « révo­lu­tion de velours » à Prague (4). De la même façon, la chute du mur de Ber­lin est due — du moins en par­tie — à une décla­ra­tion trom­peuse lors d’une confé­rence de presse qui, dif­fu­sée sur les ondes de la télé­vi­sion est-alle­mande, inci­ta la popu­la­tion à pas­ser vers Ber­lin-Ouest (5).

En période d’agitation, l’exagération et le manque d’information peuvent donc s’avérer plus effi­caces que le compte ren­du minu­tieux des exac­tions du pou­voir. Si les médias sociaux favo­risent la mobi­li­sa­tion poli­tique, ce n’est donc pas parce qu’ils par­ti­cipent à l’émergence de la véri­té. La pro­pa­gande cen­tra­li­sée d’Etat est par­fois consi­dé­rée comme un « opium du peuple ». Plus sub­ti­le­ment, les nou­veaux médias sociaux peuvent éga­le­ment décou­ra­ger la prise de risque col­lec­tive. La visi­bi­li­té du contrôle et de la sur­veillance que le pou­voir exerce sur les indi­vi­dus par­ti­cipe au main­tien de l’ordre. Ain­si, le sta­tu quo ne découle pas néces­sai­re­ment d’une coer­ci­tion effec­tive, mais de la cer­ti­tude qu’elle a lieu. Lorsque ce savoir com­mun dis­pa­raît, la popu­la­tion est en mesure de se for­ger une concep­tion du risque indé­pen­dante de l’Etat.

A l’intérieur d’un groupe com­po­sé d’une majo­ri­té oppo­sée à la prise de risque et d’une mino­ri­té radi­cale, un plus grand échange d’informations — même non cen­su­rées — au sein de la majo­ri­té n’intensifie donc pas néces­sai­re­ment la mobi­li­sa­tion. En revanche, l’interruption des moyens de com­mu­ni­ca­tion habi­tuels fis­sure l’unité des groupes de citoyens oppo­sés à la prise de risque. De nou­veaux liens se forment, qui donnent plus de poids aux radi­caux, leur offrant de nou­velles pos­si­bi­li­tés d’organiser les per­sonnes mobi­li­sées et de décen­tra­li­ser les mani­fes­ta­tions, ce qui com­plique le tra­vail des forces de l’ordre.

Ce 28 jan­vier, au Caire, le blo­cage des moyens de com­mu­ni­ca­tion par le régime a for­cé les Egyp­tiens à trou­ver de nou­velles façons de pro­pa­ger, de recueillir et peut-être même de pro­duire l’information. Un exemple : les per­sonnes qui s’inquiétaient au sujet de leurs proches n’eurent d’autre choix que de sor­tir pour ten­ter d’obtenir des nou­velles. Ce fai­sant, elles gros­sis­saient les rangs de la foule dans les rues. Lors des affron­te­ments qui firent rage dans la ville, de nom­breux centres locaux — places publiques, immeubles stra­té­giques, mos­quées — se trans­for­mèrent en autant de points de rencontre.

Le 28 jan­vier 2011, le blog The Lede, héber­gé par le site du quo­ti­dien amé­ri­cain The New York Times, rap­por­tait : « Il est clair que le déploie­ment poli­cier en Egypte n’est plus en mesure de contrô­ler ces foules. “Il y a trop de mani­fes­ta­tions à trop d’endroits dif­fé­rents”, dit Peter Bou­ckaert, le direc­teur des urgences de Human Rights Watch, qui obser­vait la bataille dans les rues d’Alexandrie ce ven­dre­di. » Les jours sui­vants, mal­gré l’affaiblissement du régime et l’accroissement de la foule sur la place Tah­rir, le réta­blis­se­ment des réseaux de com­mu­ni­ca­tion ne condui­sit pas à une nou­velle exten­sion des mani­fes­ta­tions. On peut donc esti­mer que leur inter­rup­tion par­ti­cipe à l’explication de ce phé­no­mène : le gou­ver­ne­ment égyp­tien s’était pri­vé d’un moyen d’intimidation effi­cace, la pos­si­bi­li­té de sug­gé­rer qu’une répres­sion mus­clée répon­drait à la mobi­li­sa­tion. Les infor­ma­tions concer­nant la pos­si­bi­li­té d’une telle répres­sion ne pou­vaient pas pro­li­fé­rer sur les réseaux sociaux et dis­sua­der les manifestants.

La per­tur­ba­tion des com­mu­ni­ca­tions Inter­net et de la télé­pho­nie mobile le 28 jan­vier aurait donc exa­cer­bé l’agitation popu­laire de trois façons dis­tinctes. Elle aurait per­mis la mobi­li­sa­tion de citoyens qui, jusque-là, ne sui­vaient pas par­ti­cu­liè­re­ment les évé­ne­ments ou ne s’en sou­ciaient pas outre mesure. Elle aurait ren­for­cé les contacts « en chair et en os », à la faveur de l’investissement de l’espace public. Enfin, elle aurait conduit à la décen­tra­li­sa­tion des lieux de rébel­lion, par le biais de tac­tiques com­mu­ni­ca­tion­nelles hybrides, pro­dui­sant une situa­tion bien plus dif­fi­cile à contrô­ler que ne l’était le seul ras­sem­ble­ment de la place Tahrir.

Un pro­ces­sus sem­blable semble avoir été à l’œuvre à Damas le 3 juin 2011. Après plu­sieurs semaines de répres­sion vio­lente, le gou­ver­ne­ment syrien a déci­dé d’utiliser la même tac­tique que le régime de M. Mou­ba­rak. Le ven­dre­di 3 juin, Inter­net a été cou­pé dans tout le pays pen­dant vingt-quatre heures, dans le but d’empêcher une mobi­li­sa­tion de masse. « Les mani­fes­ta­tions de ven­dre­di semblent être les plus impor­tantes des dix semaines du sou­lè­ve­ment, notait un cor­res­pon­dant de l’agence Asso­cia­ted Press (qui se trou­vait à Bey­routh, au Liban). Des gens se regroupent en grand nombre dans des villes et des vil­lages qui aupa­ra­vant n’avaient pas connu une telle par­ti­ci­pa­tion. Des mani­fes­tants se sont aus­si ras­sem­blés dans plu­sieurs ban­lieues de Damas en plus du quar­tier cen­tral du Midan (6), où des mani­fes­ta­tions se sont tenues ces der­nières semaines (7). » Pro­li­fé­ra­tion des ras­sem­ble­ments et hausse de leur dis­per­sion spa­tiale : le même scé­na­rio que dans le cas égyptien.

Faut-il en conclure que la cen­sure de Twit­ter serait plus révo­lu­tion­naire que Twitter ?

Navid Has­san­pour

Doc­to­rant en science poli­tique à l’université Yale (New Haven, Etats-Unis).

Source de l’ar­ticle : monde diplo

Notes

(1) Inter­view sur CNN, 11 février 2011.

(2) « Media dis­rup­tion exa­cer­bates revo­lu­tio­na­ry unrest : Evi­dence from Mubarak’s natu­ral expe­riment », pré­sen­té lors de la ren­contre de l’Association amé­ri­caine de science poli­tique (APSA), en 2011.

(3) The Lede, 11 février 2011.

(4) The New York Times, 18 novembre 2009.

(5) The Washing­ton Post, 1er novembre 2009.

(6) Midan signi­fie « place » en arabe.

(7) « Syria troops kill 34 during mas­sive pro­test », Asso­cia­ted Press, 3 juin 2011.