Russie : Ni le pouvoir, ni l’opposition ne considèrent les mouvements sociaux comme des participants à égalité et responsables dans le processus politique en cours

Entretien avec Andreï Demidov : "C’est précisément l’absence d’un programme social qui fait que ces militants (...) ne défendent pas dans leur organisation ou leur milieu, la nécessité de participer au mouvement actuel."

Publié par Alen­contre le 12 — mars — 2012

Andreï Demi­dov est sous-direc­teur de l’Institut d’action col­lec­tive (Mos­cou), ensei­gnant et mili­tant. Il est le coau­teur avec Olga Mirias­so­va et Carine Clé­ment d’un livre sur les mou­ve­ments sociaux, dont des extraits ont été publiés dans Car­ré Rouge N° 45. La Brèche n°5 a publié un long article d’Andreï Demi­dov sur les mou­ve­ments sociaux en Rus­sie. Andreï Demi­dov a par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux évé­ne­ments de décembre 2011 et de jan­vier 2012 et a écrit dif­fé­rents textes sur les pers­pec­tives du mou­ve­ment (en russe sur le site de l’Institut d’action collective).

Cet entre­tien a été publié le 5 mars 2012 au len­de­main de la réélec­tion de Pou­tine. Il est cen­tré sur la ques­tion de la place des mou­ve­ments sociaux dans le cadre des mani­fes­ta­tions de pro­tes­ta­tion qui ont sui­vi les élec­tions à la Dou­ma. Ces mobi­li­sa­tions suc­ces­sives sont dési­gnées dans l’interview comme « le mou­ve­ment de décembre » ou encore comme le mou­ve­ment de la Bolot­naïa qui a été un des prin­ci­paux lieux des mani­fes­ta­tions à Moscou.

Pour cadrer la situa­tion sociale et éco­no­mique de la Rus­sie, nous repre­nons un court extrait d’un texte de Oleg Shein mis en ligne, début jan­vier 2012, sur le site de l’Institut d’action col­lec­tive : « Le bud­get fédé­ral 2012 – 2014 montre sans ambi­guï­té que le pou­voir pro­pose aux citoyens de Rus­sie de se ser­rer la cein­ture. Les recettes ali­men­tant le bud­get ne dépas­se­ront pas le niveau actuel. Le défi­cit sera cou­vert par le biais de la pri­va­ti­sa­tion de cer­tains biens de l’Etat et des emprunts à grande échelle. La dette publique sera mul­ti­pliée par deux. Les salaires et les allo­ca­tions ne seront pas indexés. Les retraites éga­le­ment ne bou­ge­ront pas. L’Etat fera une coupe sombre dans les sub­ven­tions aux ser­vices com­mu­naux [eau, élec­tri­ci­té, gaz, etc.]: de 250 mil­liards de roubles en 2011 on pas­se­ra à 74 mil­liards de roubles en 2014. En chiffres abso­lus les dépenses pour l’éducation pas­se­ront de 600 mil­liards en 2012 à 500 mil­liards en 2014, et celles pour la san­té de 550 mil­liards à 460 mil­liards. Il en est de même dans le domaine de la culture, de l’éducation phy­sique et du sport. En 2012 la loi fédé­rale 83 sur le finan­ce­ment des écoles et des hôpi­taux entre en appli­ca­tion. Cela signi­fie qu’un grand nombre d’écoles et d’hôpitaux devront fer­mer ou réduire de façon signi­fi­ca­tive leurs acti­vi­tés. (…) Il ne faut pas oublier que l’entrée de la Rus­sie dans l’OMC sera effec­tive cet été. Cela signi­fie une réduc­tion des aides à l’agriculture (de 9 mil­liards de dol­lars US à 4,5 mil­liards), et la sup­pres­sion pro­gres­sive des bar­rières doua­nières sur les pro­duits impor­tés. Ce qui signi­fie une crois­sance du chô­mage.»

Les ques­tions qui sont abor­dées dans cet entre­tien sont en réso­nance avec celles qui aujourd’hui sont au cœur des débats (et des évé­ne­ments) notam­ment en Egypte et en Tuni­sie depuis le départ de Mou­ba­rak et de Ben Ali : com­ment arti­cu­ler liber­té et démo­cra­tie avec la ques­tion de la jus­tice sociale ?

C’est en ces termes qu’il faut poser la ques­tion du poli­tique. Dans cet entre­tien, la posi­tion de Andreï Demi­dov est claire : pas ques­tion de don­ner un chèque en blanc aux lea­ders libé­raux auto­pro­cla­més du mou­ve­ment de décembre 2011 et de jan­vier 2012 : pour les mou­ve­ments sociaux, ils ne repré­sentent pas une alter­na­tive à Pou­tine. (Denis Paillard)

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Le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion actuelle, est-ce que vous vous y atten­diez et est-ce que vous l’aviez pré­vu en écri­vant votre livre ?

Nous pen­sions qu’avec le temps le nombre et l’intensité des mou­ve­ments sociaux allaient croître : face à la mul­ti­pli­ca­tion des pro­blèmes, la capa­ci­té à par­ti­ci­per à des actions col­lec­tives et l’auto-organisation ne pou­vaient que se ren­for­cer. Et les faits semblent confir­mer ce pro­nos­tic. Sim­ple­ment l’intérêt des médias pour les conflits sociaux a dimi­nué et ils se concentrent avant tout sur les formes poli­tiques de pro­tes­ta­tion. Nombre des héros de notre livre, des mili­tants des mou­ve­ments sociaux, sou­tiennent les actions « Pour des élec­tions hon­nêtes » et même y par­ti­cipent. Mais pour l’instant à titre personnel.

Natu­rel­le­ment, des élec­tions hon­nêtes est un élé­ment incon­tes­table d’une véri­table démo­cra­tie. Mais il faut se deman­der pour­quoi on entend si peu par­ler des mou­ve­ments sociaux dans le mou­ve­ment de « décembre » ? Il me semble que cela tient au fait que les lea­ders de la place Bolot­naïa [place de Mos­cou où se sont tenus les prin­ci­paux ras­sem­ble­ments en décembre au len­de­main des élec­tions], ne sont pas inté­res­sés à par­ler des dif­fé­rents groupes sociaux (et donc des inté­rêts de ces groupes) dans le cadre du mou­ve­ment citoyen d’ensemble. Je dirais même qu’ils n’y ont pas intérêt.

Les lea­ders du mou­ve­ment ont l’illusion que la simple aug­men­ta­tion du nombre des par­ti­ci­pants aux actions débou­che­ra sur un résul­tat qua­li­ta­tif, cor­res­pon­dant aux reven­di­ca­tions for­mu­lées à pro­pos des élec­tions. Mais ce qui inté­resse les ouvriers, les retrai­tés, les loca­taires orga­ni­sés, les éco­lo­gistes, les parents d’écoliers, c’est la ques­tion : est après ? Pour toutes les per­sonnes qui sont pré­oc­cu­pées par les pro­blèmes sociaux, une réforme du sys­tème poli­tique n’est pas un but en soi. A leurs yeux, une telle réforme n’est qu’un ins­tru­ment pour appor­ter des réponses à des inté­rêts sociaux bien précis.

Certes, les ques­tions poli­tiques sont impor­tantes. Nombre des mili­tants de mou­ve­ments sociaux ont déjà eu une expé­rience, sous une forme ou une autre, dans le domaine poli­tique. Par exemple, cer­tains se sont pré­sen­tés à des élec­tions locales. Et ils connaissent bien les manœuvres que le pou­voir à l’échelon local uti­lise, en s’appuyant sur les failles de la légis­la­tion, pour écar­ter quelqu’un du pro­ces­sus élec­to­ral. Ils savent par­fai­te­ment qu’il est qua­si­ment impos­sible de prendre sur le fait ceux qui abusent de leur posi­tion offi­cielle pour faire cam­pagne et exer­cer des pres­sions. Il va de soi qu’ils ne se posent pas la ques­tion « êtes-vous pour ou contre des élec­tions hon­nêtes ? ». Mais, comme je l’ai dit, ils ne sont pré­sents dans le mou­ve­ment de décembre à titre per­son­nel, en tant que citoyens, et non en tant que repré­sen­tants de telle ou telle orga­ni­sa­tion. C’est pré­ci­sé­ment l’absence d’un pro­gramme social qui fait que ces mili­tants, aus­si dési­reux qu’ils soient de déve­lop­per un véri­table mou­ve­ment de masse, ne défendent pas dans leur orga­ni­sa­tion ou leur milieu, la néces­si­té de par­ti­ci­per au mou­ve­ment actuel.

Il faut rap­pe­ler que le point de départ de notre livre ce sont les mou­ve­ments en 2005 de pro­tes­ta­tion contre la loi 122 qui décré­tait la moné­ta­ri­sa­tion des avan­tages sociaux[[Sur le mou­ve­ment contre la moné­ta­ri­sa­tion des avan­tages sociaux, cf. l’article de A. Demi­dov dans La Brèche N°5.]]. Ceux qui y par­ti­ci­paient étaient res­tés jusqu’alors pas­sifs en dehors de toute pro­tes­ta­tion collective. […]

L’essentiel n’est pas tant le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion en tant que tel, que le fait que ces gens pre­naient alors conscience du fait que leurs inté­rêts rele­vaient d’une démarche col­lec­tive. Ce qui nous inté­res­sait c’était de com­prendre com­ment, en fonc­tion des réac­tions du pou­voir, ils éla­bo­raient des formes d’action. Pour eux, et c’est là une dif­fé­rence avec les oppo­si­tion­nels per­ma­nents, l’action de pro­tes­ter n’est pas un but en soi. Ils s’engagent dans une action seule­ment quand ils ne voient pas d’autres moyens d’obtenir la satis­fac­tion de leurs droits et de leurs inté­rêts. Et nombre d’entre eux vont par­ti­ci­per à un mou­ve­ment citoyen d’ensemble que s’ils voient com­ment cette action peut contri­buer à résoudre leurs problèmes.

On pour­rait être ten­té de faire un paral­lèle entre la situa­tion actuelle et celle de la perestroïka ?

Effec­ti­ve­ment, les mili­tants syn­di­caux se sont immé­dia­te­ment sou­ve­nus de la per­es­troï­ka et des grèves de mineurs du début des années 1990, quand ils ont ins­tal­lé sans condi­tion Elt­sine au pou­voir – seul comp­tait l’enjeu poli­tique ; en retour, ils ont eu droit au déman­tè­le­ment du sec­teur minier, à la misère pour les mineurs et une situa­tion de non-droits. Cette expé­rience néga­tive de la per­es­troï­ka retient nombre de diri­geants syn­di­caux d’apporter leur sou­tien au mou­ve­ment actuel. Ils font un bilan plus que cri­tique de cette période, où beau­coup d’entre eux ont débu­té leur acti­vi­té militante.

D’un autre côté, dans ces même syn­di­cats on a le pro­blème de ce que j’appellerais une vision refer­mée sur elle-même, pro­duit d’un situa­tion extrê­me­ment défa­vo­rable aux syn­di­cats (rap­pe­lons que le nou­veau Code du tra­vail [adop­té au début des années 2000] a consi­dé­ra­ble­ment réduit la pro­tec­tion dont béné­fi­ciaient les mili­tants syn­di­caux. La ques­tion qu’ils se posent : en cas de répres­sion est-ce que les gens de la place Bolot­naïa pren­dront leur défense ? Sur ce point il n’y a aucune garan­tie. Et visi­ble­ment, cela tient au fait que ce sont de libé­raux, et même des libé­raux assez radicaux[[Une grande par­tie des ‘lea­ders’ du mou­ve­ment de décembre sont des anciens ministres sous Elt­sine ou sous Pou­tine qui ont été les acteurs de la poli­tique ultra­li­bé­rale dans les années 1990 ou au début des années 2000.]]. Et dans ces condi­tions com­ment ima­gi­ner une col­la­bo­ra­tion pro­duc­tive entre syn­di­ca­listes et ceux de Bolotnaïa ?

De plus, les syn­di­ca­listes et les mili­tants des mou­ve­ments sociaux ne sont pas vrai­ment habi­tués à for­mu­ler leurs reven­di­ca­tions d’une façon audible par tout le monde. Le « mou­ve­ment de décembre » sus­cite un grand élan de sym­pa­thie dans les réseaux sociaux et dans les médias parce qu’ils défi­nissent leurs objec­tifs dans des termes acces­sibles pour tous : « Liber­té, Ega­li­té, Léga­li­té ». Les ques­tions du mou­ve­ment syn­di­cal ne sont pas for­cé­ment for­mu­lées d’une manière qui per­mette à un public large de se les approprier.

Et il faut men­tion­ner encore un point qui va à l’encontre d’une par­ti­ci­pa­tion pleine et entière. Si un mili­tant syn­di­cal inter­vient dans un mee­ting, le patron peut très bien uti­li­ser cela pour le dis­cré­di­ter auprès des tra­vailleurs, du style : « il pré­tend défendre vos inté­rêts, en fait il ne fait que rou­ler pour sa car­rière politique ».

Toutes ces rai­sons per­mettent de com­prendre pour­quoi les syn­di­ca­listes et les mili­tants des mou­ve­ments sociaux se montrent aus­si méfiants concer­nant la par­ti­ci­pa­tion au « mou­ve­ment de décembre ». Pour l’instant, ils ne voient pas clai­re­ment com­ment la par­ti­ci­pa­tion à un mou­ve­ment poli­tique peut les aider à avan­cer dans la solu­tion des pro­blèmes immé­diats. Et sur­tout ils ont le sen­ti­ment qu’une telle par­ti­ci­pa­tion peut avoir un effet négatif.

Ce que je viens de dire vaut pour les mou­ve­ments sociaux dans toute leur diver­si­té. A l’exception, il faut le dire, des éco­lo­gistes, au moins pour ce qui est du Mou­ve­ment de défense de la forêt de Khimki[[On trou­ve­ra sur le site de A l’Encontre des docu­ments sur la mobi­li­sa­tion en défense de la forêt de Khim­ki.]] qui a su inté­res­ser l’opinion publique à sa cause. Et Jenia Tchi­ri­ko­va [la prin­ci­pale res­pon­sable de ce mou­ve­ment] est peut-être la seule qui dans le « mou­ve­ment de décembre » est per­çue non seule­ment comme une citoyenne mais aus­si comme un des prin­ci­paux diri­geants du mou­ve­ment éco­lo­giste en Russie.

En plus, à ce qu’il me semble, les syn­di­cats et les mou­ve­ments sociaux ont des inté­rêts qui s’inscrivent dans la durée, quant aux alliés ils peuvent varier. Y com­pris à Pok­lon­naya [ville proche de l’Oural d’où plu­sieurs cen­taines de per­sonnes étaient venues à Mos­cou pour le grand mee­ting pro-Pou­tine]. Dans ce groupe, il y avait des tra­vailleurs de dif­fé­rentes usines, des ensei­gnants. Et je suis sûr que la majo­ri­té d’entre eux n’est pas venue sous la menace d’un licen­cie­ment. Même s’il est sûr qu’il y a eu des pres­sions. Il y a toute une caté­go­rie de gens qui sont prêts à voter Pou­tine parce qu’ils asso­cient à sa can­di­da­ture cer­tains espoirs concer­nant leur sort.

Les diri­geants de Bolon­taïa parlent avec une cer­taine iro­nie des ten­ta­tives de Pou­tine de ral­lier à sa can­di­da­ture, ne serait-ce que par des méthodes bureau­cra­tiques, les « vachères et les fraiseurs ».

Effec­ti­ve­ment, Pou­tine lance des appels en direc­tion des ouvriers, il pro­pose cer­tains pro­grammes de lutte contre le chô­mage et concer­nant l’emploi dans les villes « mono-indus­trielles ». Mal­heu­reu­se­ment, sur ce point l’opposition n’a pas de pro­gramme. Pour par­ler en termes mar­xistes, les lea­ders de l’opposition craignent une dif­fé­ren­cia­tion sociale des « décem­bristes ». Et cela parce que la reven­di­ca­tion concer­nant le relè­ve­ment des allo­ca­tions chô­mage ou des retraites ne peut qu’entraîner de nou­veaux sacri­fices de la part du patronat.

C’est là le prin­ci­pal piège pour les lea­ders de Bolot­naïa. S’ils mettent en avant cer­tains mots d’ordre sociaux, ils prennent le risque de divi­ser le mou­ve­ment. Et s’ils ne le font pas, ils le condamnent à avoir une base sociale réduite. De fait le mou­ve­ment est avant tout un mou­ve­ment à Mos­cou et Saint Peters­bourg, c’est-à-dire limi­té aux méga­lo­poles et mobi­li­sant essen­tiel­le­ment les « classes moyennes ».

Dans votre livre, vous écri­vez, je cite : « La démo­cra­ti­sa­tion du sys­tème poli­tique et du pou­voir en Rus­sie dépend étroi­te­ment du déve­lop­pe­ment futur des ini­tia­tives col­lec­tives prises par les gens d’en bas pour défendre leur digni­té et leurs droits. Mais l’obstacle prin­ci­pal à un tel déve­lop­pe­ment, ce n’est pas tant le pou­voir d’état que les rap­ports de domi­na­tion sociale et le blo­cus des intellectuels. »

Par « blo­cus des intel­lec­tuels », nous enten­dons la non prise en compte de l’activité des gens d’en bas par une frac­tion impor­tante des VIP, soit des intel­lec­tuels de renom et des fai­seurs d’opinion. Ce n’est qu’en décembre qu’ils ont sou­dain décou­vert qu’en Rus­sie il n’y a pas qu’une masse inerte et qu’il existe des citoyens actifs qui se battent pour leur digni­té. Jusqu’ici ils n’avaient même pas vu ni la mobi­li­sa­tion de masse contre la moné­ta­ri­sa­tion des avan­tages sociaux, ni les grèves à l’usine Ford, ni les évé­ne­ments de Pikaliovo[[Pikaliovo est une ville mono-indus­trielle de la région de Lénin­grad. Le 2 juin 2009, face à la menace de fer­me­ture de l’unique usine les habi­tants ont orga­ni­sé un bar­rage sur la route de Saint Péters­bourg à Volog­da. A l’époque cela avait fait grand bruit et déclen­ché une inter­ven­tion de Pou­tine en per­sonne.]], ni la mobi­li­sa­tion popu­laire de masse à Kali­nin­grad pour exi­ger la démis­sion du gou­ver­neur Boos. Bref, ils n’avaient rien vu de ce que nous évo­quons dans notre livre.

En ce qui concerne les rap­ports de domi­na­tion sociale, c’est-à-dire le méca­nisme de repro­duc­tion du prin­cipe : « je suis le chef et tu n’es qu’un imbé­cile ». Il faut dire qu’ils sont très pré­sents dans le mou­ve­ment de la Bolon­taïa. Dans notre livre, nous accor­dons une place impor­tante à la cri­tique de la manière dont l’opposition hors sys­tème traite les embryons des mou­ve­ments sociaux : soit elle cherche à les ins­tru­men­ta­li­ser en s’efforçant d’obtenir leur sou­tien sans contre­par­tie, soit elle cherche à les divi­ser et à en déta­cher quelques per­sonnes jugées utiles. Mal­heu­reu­se­ment, rien n’a chan­gé. Visi­ble­ment, le rai­son­ne­ment est le sui­vant : « si par nous-mêmes nous ame­nons 50’000 ou 100’000 per­sonnes à nos mee­tings, que peuvent nous appor­ter les syndicats ? ».

Si des ini­tia­tives sont prises pour gagner les mou­ve­ments sociaux, elles ne viennent que de l’aile gauche du mou­ve­ment. Tout sim­ple­ment parce que la gauche défend un cer­tain nombre d’idées et que dans la situa­tion actuelle il ne sau­rait être ques­tion de faire l’impasse sur ces principes.

Un autre pro­blème encore avec le mou­ve­ment de la Bolot­naïa : celui de la repré­sen­ta­ti­vi­té, de la prise en compte des dif­fé­rences d’opinion, de la prise de déci­sions de façon col­lé­giale. En fait, le comi­té d’organisation c’est un groupe res­treint de per­sonnes qui prend les déci­sions sur le moment, sans en avoir dis­cu­té avec qui que ce soit. La jus­ti­fi­ca­tion avan­cée c’est qu’il faut les prendre de façon effi­cace, compte tenu de la pré­sence d’éléments hos­tiles et du risque de pro­vo­ca­tions. Cela crée une forme de culture qui glo­ba­le­ment ne se dis­tingue en rien de celle qui est cri­ti­quée : les déci­sions sont prises portes closes, c’est tout juste si on ne se cache pas sous le tapis. Et cela alors même qu’il existe un organe alter­na­tif qui est le Comi­té citoyen, qui regroupe un nombre signi­fi­ca­tif de repré­sen­tants d’initiatives, tant sociales que poli­tiques, dont nous trai­tons dans notre livre : emprun­teurs floués, syn­di­cat indé­pen­dant des ensei­gnants, conseil des mili­taires sans loge­ment, éco­lo­gistes, asso­cia­tions de loca­taires, etc., etc. De plus, ce Comi­té a été for­mé en res­pec­tant le prin­cipe de repré­sen­ta­ti­vi­té. Il n’empêche que toutes les ten­ta­tives du Comi­té pour s’associer à la pré­pa­ra­tion des actions du 4 et du 26 février ont été pure­ment et sim­ple­ment igno­rées par le comi­té d’organisation.

L’été der­nier nous avons fait toute une série d’enquêtes dans des villes où il y a eu des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion qui ont fait du bruit : Khim­ki, Kali­nin­grad, Roubt­sovsk dans l’Altaï – une ville mono-indus­trielle où une énorme usine de trac­teurs est en train de fer­mer – Astra­khan et Saint Péters­bourg. Au final, nos conclu­sions ne sont pas très réjouis­santes. Une fois retom­bée la vague de pro­tes­ta­tions – quand les gens des­cendent dans la rue et qu’ils sont for­te­ment mobi­li­sés –, une fois cette vague pas­sée, la rou­tine du quo­ti­dien reprend le des­sus et la majo­ri­té des gens, en rai­son même de leurs pro­blèmes quo­ti­diens, se démo­bi­lisent. Ce qui fait que dans le cadre du mou­ve­ment social émergent on observe une forme de délé­ga­tion de tous les pou­voirs à un petit groupe de mili­tants. Des mili­tants qui se mettent à dou­ter de la pos­si­bi­li­té de s’appuyer sur un grand nombre de per­sonnes et qui, sou­vent, ont de la peine à résis­ter à la ten­ta­tion de résoudre les pro­blèmes par d’autres biais que l’action de masse.

Pre­nons l’exemple du mou­ve­ment de défense de la forêt de Khim­ki. Aujourd’hui, pour l’essentiel c’est un mou­ve­ment for­mé de per­sonnes qui n’habitent pas à Khim­ki. Certes, il béné­fi­cie d’un sou­tien impor­tant de la part des habi­tants, mais ces der­niers ne par­ti­cipent pas phy­si­que­ment aux actions. La dif­fi­cul­té d’arriver à mobi­li­ser effec­ti­ve­ment la popu­la­tion locale en fait montre que le mou­ve­ment a des pro­blèmes qu’il peine à résoudre. Et quand je vois Jenia Tchi­ri­ko­va dont j’ai par­lé ci-des­sus (et pour qui j’ai du res­pect) et d’autres mili­tants des mou­ve­ments sociaux par­ti­ci­per à tous ces comi­tés d’organisation, je me demande si ce n’est pas là un pas de plus vers le fait que les lea­ders de mou­ve­ments se retrouvent cou­pés de leur base sociale. Inté­grer les res­pon­sables sans leur base sociale et sans leurs reven­di­ca­tions, c’est une voie erro­née qui ne peut qu’affaiblir for­te­ment le mou­ve­ment social.

C’est ce qui s’est pas­sé dans les années 1990 : à l’époque le mou­ve­ment démo­cra­tique, qui au départ ras­sem­blait un grand nombre de per­sonnes, s’est pro­gres­si­ve­ment dis­per­sé, en par­ti­cu­lier parce que les diri­geants du mou­ve­ment ne menaient pas dans la direc­tion sou­hai­tée par la majo­ri­té de la popu­la­tion. Il s’est avé­ré que les lea­ders du mou­ve­ment avaient une concep­tion du mou­ve­ment tout à fait dif­fé­rente de celle qui fai­sait que les gens pro­tes­taient dans la rue. […] Dans les années 1990, la plu­part des par­tis nés dans le cadre du mou­ve­ment démo­cra­tique ont pris très vite un carac­tère non-démo­cra­tique, les déci­sions étaient du seul res­sort des diri­geants. Quant au PC de la Fédé­ra­tion de Rus­sie, qui était issu du PCUS, par­ti non démo­cra­tique par excel­lence, est aujourd’hui le par­ti le plus démo­cra­tique du point de vue de son fonc­tion­ne­ment interne.

C’est un para­doxe, mais un fait incon­tes­table. Et cela tient au fait que dans les sta­tuts est défi­nie une pro­cé­dure de prise de déci­sion, accep­tée tant par la base que par le somme : pas ques­tion pour Ziou­ga­nov de réunir un Polit­bu­ro de cinq membres pour déci­der de tout.

L’absence de toute pro­cé­dure stricte dans la prise de déci­sions laisse le champ libre à l’arbitraire. Nous, en tant que cher­cheurs et en tant que citoyens nous nous devons de poin­ter ce pro­blème, sinon le risque est grand qu’un mou­ve­ment de masse, disons même du peuple, ne se trans­forme en une struc­ture poli­tique non démocratique.

Il me semble que cette into­lé­rance des « décem­bristes » se mani­feste déjà à l’encontre de ceux qui sou­tiennent Pou­tine et des per­sonnes qui tra­vaillent dans les com­mis­sions élec­to­rales : s’ils ont com­mis des fautes, il faut com­men­cer par le démontrer.

Par­mi les per­sonnes qui sont accu­sées aujourd’hui de fal­si­fi­ca­tion des résul­tats dans les com­mis­sions élec­to­rales, il y a sur­tout des ensei­gnants. On les accuse sans leur accor­der les moindres cir­cons­tances atté­nuantes. Certes, il est nor­mal qu’on soit plus sévère avec un ensei­gnant qu’avec un fonc­tion­naire muni­ci­pal. Il doit être une auto­ri­té morale, au moins pour ses élèves.

Mais, par ailleurs, ce qui me frappe – et c’est quelque chose de désa­gréable – c’est qu’il n’y a pas la moindre ten­ta­tive pour essayer de com­prendre leur com­por­te­ment. La majo­ri­té de ceux qui ont par­ti­ci­pé à ces fal­si­fi­ca­tions, si tant est qu’ils y ont par­ti­ci­pé, l’ont fait parce qu’ils sont des per­sonnes sans droits, qu’ils sont abso­lu­ment sans défense face à l’administration : licen­cier un ensei­gnant et à plus forte rai­son un direc­teur d’école est simple comme bon­jour, étant don­né la légis­la­tion actuelle. Je le sais par­fai­te­ment en tant qu’enseignant et membre du syn­di­cat L’enseignant. Un ensei­gnant est sou­mis à de mul­tiples règles, sou­vent redon­dantes, il doit rendre des comptes de mille et une façons. Et il est évident qu’il ne peut pas le faire entiè­re­ment. Ce qui le fra­gi­lise com­plè­te­ment. Bien enten­du, le syn­di­cat offi­ciel des ensei­gnants ne fait rien pour chan­ger cette situa­tion. Il faut com­prendre qu’un ensei­gnant sans droits, à moins d’être un héros, n’est pas en mesure de défendre sa posi­tion de citoyen et son indé­pen­dance. Et il faut se battre contre une telle situa­tion de façon aus­si déci­dée que contre les fraudes électorales.

Et si aujourd’hui les lea­ders et les par­ti­ci­pants du mou­ve­ment de décembre adoptent ce com­por­te­ment non démo­cra­tique, quelles sont les garan­ties qu’une fois au pou­voir ils se trans­for­me­ront en démo­crates ? Ces ques­tions, qui sont déjà posées par les gens d’en bas, sont cru­ciales. Le déve­lop­pe­ment de ces ten­dances néga­tives, que j’ai évo­quées, risque fort de débou­cher sur le phé­no­mène sui­vant : l’enthousiasme des gens à l’idée qu’ils peuvent déci­der de quelque chose dans ce pays va retom­ber. Les gens se sont sen­tis citoyens, ils ne vou­laient plus être de simples rouages. Mais s’ils voient que dans l’organisation du mou­ve­ment les déci­sions sont prises sans eux, la perte d’enthousiasme, et donc du nombre de par­ti­ci­pants, est inévitable.

Pour reve­nir sur le com­por­te­ment des membres des com­mis­sions élec­to­rales, il faut rap­pe­ler que cela fait plu­sieurs dizaines d’années que le sys­tème élec­to­ral est dis­cré­di­té. Cela ne date pas des années 2000, les années 1990 y ont aus­si lar­ge­ment contri­bué [A.D. fait allu­sion ici au fait que nombre des lea­ders auto­pro­cla­més du mou­ve­ment de décembre étaient au pou­voir sous Eltsine].

Aus­si la tâche prio­ri­taire consiste à faire com­prendre aux gens que les élec­tions ce n’est pas rien, que l’on doit voter pour tel ou tel par­ti non pas de façon émo­tion­nelle mais de façon consciente : il faut lire les pro­grammes et cher­cher à déter­mi­ner lequel de ces par­tis défendent effec­ti­ve­ment leurs inté­rêts. C’est l’enjeu le plus impor­tant dans la situa­tion actuelle.

Com­ment y arriver ?

En pre­mier lieu, les poli­tiques doivent être à l’écoute de la socié­té civile. Nous avons eu une expé­rience inté­res­sante, juste avant les élec­tions au Par­le­ment (Dou­ma). Les repré­sen­tants de toute une série de mou­ve­ments sociaux, les mou­ve­ments de défense du lac Baï­kal, le mou­ve­ment des auto­mo­bi­listes, celui des emprun­teurs rui­nés, des syn­di­cats, etc. ont eu l’idée de rédi­ger un pro­gramme repre­nant les reven­di­ca­tions de la socié­té et de l’envoyer à tous les par­tis qui par­ti­ci­paient aux élec­tions. Chaque orga­ni­sa­tion devait faire des pro­po­si­tions qui ensuite étaient inté­grées dans le pro­gramme. Il faut pré­ci­ser que ne pou­vaient par­ti­ci­per à cette ini­tia­tive que des orga­ni­sa­tions qui avaient déjà fait leurs preuves (actions menées, col­lectes de signa­tures, etc.). C’était une façon de prendre en compte la repré­sen­ta­ti­vi­té. Ce pro­gramme a été rédi­gé et envoyé à tous les par­tis. Gue­na­dii Ziou­ga­nov, le diri­geant du Par­ti Com­mu­niste de la Fédé­ra­tion de Rus­sie, a répon­du : « Je suis avec vous ». Mais cela n’est pas allé au-delà concer­nant le conte­nu du pro­gramme. Miro­nov, diri­geant du par­ti « Jus­tice sociale » a répon­du à peu près dans les mêmes termes. Quant au par­ti de Pou­tine « Rus­sie Unie », ils nous a infor­més que nos pro­po­si­tions étaient à l’étude. Et ensuite silence radio. On ne peut pas dire que ce pro­gramme citoyen a été pris en compte un tant soit peu sérieusement.

Cela montre que les méca­nismes par les­quels la socié­té civile peut exer­cer une influence sur les poli­tiques sont tou­jours inexis­tants. Et cela vaut aus­si pour l’opposition. Il ne faut pas par­ler que de Pou­tine. Pour­tant, ce qui devrait se pas­ser c’est l’inverse : ce n’est pas aux poli­tiques de fabri­quer de toutes pièces des pro­grammes. Ils doivent s’adresser à la socié­té civile. La ques­tion n’est pas de savoir si Pou­tine est bon ou mau­vais. Le pro­blème est que la sphère du poli­tique, qu’il s’agisse de l’opposition par­le­men­taire ou extra par­le­men­taire, ne consi­dère pas la socié­té civile comme un par­te­naire dans le pro­ces­sus poli­tique. Pour­tant cela fait des mil­lions d’électeurs que l’on essaie de mani­pu­ler en les enfer­mant dans de faux dilemmes : « Vous êtes pour ces années 1990 pour­ries ou pour la sta­bi­li­té » [dis­cours des pro-Pou­tine] ou « Allez on se débar­rasse de Pou­tine et après on ver­ra ce qui est pos­sible » [dis­cours des libé­raux qui ne rêvent que de reve­nir au pouvoir].

Per­son­nel­le­ment, je garde un sou­ve­nir pré­cis des années 1990. Quand j’ai ter­mi­né l’université, j’ai tra­vaillé comme ensei­gnant, c’étaient des années ter­ribles. Les salaires n’étaient pas ver­sés. Tu vas faire ta classe le ventre vide. C’est sûr qu’il ne s’agit pas d’y retom­ber. Et j’espère que cela ne sera pas le cas. Ce que je sou­haite avant tout c’est que les poli­tiques aient une atti­tude res­pon­sable à l’égard des citoyens. (Tra­duc­tion Denis Paillard)


Entre­tien publié en russe sur le site Expert en date du 5 mars 2012

Source : à l’en­contre