SAMIR AMIN 2011 : le printemps arabe ?

L’année 2011 s’est ouverte par une série d’explosions fra­cas­santes de colère des peuples arabes. Ce prin­temps arabe amor­ce­ra-t-il un second temps de « l’éveil du monde arabe » ? Ou bien ces révoltes vont-elles pié­ti­ner et fina­le­ment avor­ter – comme cela été le cas du pre­mier moment de cet éveil évo­qué dans mon livre L’éveil du Sud. Dans la pre­mière hypo­thèse, les avan­cées du monde arabe s’inscriront néces­sai­re­ment dans le mou­ve­ment de dépas­se­ment du capi­ta­lisme / impé­ria­lisme à l’échelle mon­diale. L’échec main­tien­drait le monde arabe dans son sta­tut actuel de péri­phé­rie domi­née, lui inter­di­sant de s’ériger au rang d’acteur actif dans le façon­ne­ment du monde.

Il est tou­jours dan­ge­reux de géné­ra­li­ser en par­lant du « monde arabe », en igno­rant par là même la diver­si­té des condi­tions objec­tives qui carac­té­risent cha­cun des pays de ce monde. Je cen­tre­rai donc les réflexions qui suivent sur l’Égypte, dont on recon­naî­tra sans dif­fi­cul­té le rôle majeur qu’elle a tou­jours rem­pli dans l’évolution géné­rale de la région.

L’Égypte a été le pre­mier pays de la péri­phé­rie du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé qui a ten­té « d’émerger ». Bien avant le Japon et la Chine, dès le début du XIXe siècle Moham­med Ali avait conçu et mis en œuvre un pro­jet de réno­va­tion de l’Égypte et de ses voi­sins immé­diats du Mash­req arabe. Cette expé­rience forte a occu­pé les deux tiers du XIXe siècle et ne s’est essouf­flée que tar­di­ve­ment dans la seconde moi­tié du règne du Khé­dive Ismail, au cours des années 1870. L’analyse de son échec ne peut igno­rer la vio­lence de l’agression exté­rieure de la puis­sance majeure du capi­ta­lisme indus­triel cen­tral de l’époque – la Grande Bre­tagne. Par deux fois, en 1840, puis dans les années 1870 par la prise du contrôle des finances de l’Égypte khé­di­vale, enfin par l’occupation mili­taire (en 1882), l’Angleterre a pour­sui­vi avec achar­ne­ment son objec­tif : la mise en échec de l’émergence d’une Égypte moderne. Sans doute le pro­jet égyp­tien connais­sait-il des limites, celles qui défi­nis­saient l’époque, puisqu’il s’agissait évi­dem­ment d’un pro­jet d’émergence dans et par le capi­ta­lisme, à la dif­fé­rence du pro­jet de la seconde ten­ta­tive égyp­tienne (1919 – 1967) sur laquelle je revien­drai. Sans doute, les contra­dic­tions sociales propres à ce pro­jet comme les concep­tions poli­tiques, idéo­lo­giques et cultu­relles sur la base des­quelles il se déployait ont-elles leur part de res­pon­sa­bi­li­té dans cet échec. Il reste que sans l’agression de l’impérialisme ces contra­dic­tions auraient pro­ba­ble­ment pu être sur­mon­tées, comme l’exemple japo­nais le suggère.

L’Égypte émer­gente bat­tue a été alors sou­mise pour près de qua­rante ans (1880 – 1920) au sta­tut de péri­phé­rie domi­née, dont les struc­tures ont été refa­çon­nées pour ser­vir le modèle de l’accumulation capi­ta­liste / impé­ria­liste de l’époque. La régres­sion impo­sée a frap­pé, au-delà du sys­tème pro­duc­tif du pays, ses struc­tures poli­tiques et sociales, comme elle s’est employée à ren­for­cer sys­té­ma­ti­que­ment des concep­tions idéo­lo­giques et cultu­relles pas­séistes et réac­tion­naires utiles pour le main­tien du pays dans son sta­tut subordonné.

L’Égypte, c’est à dire son peuple, ses élites, la nation qu’elle repré­sente, n’a jamais accep­té ce sta­tut. Ce refus obs­ti­né est à l’origine donc d’une seconde vague de mou­ve­ments ascen­dants qui s’est déployée au cours du demi-siècle sui­vant (1919 – 1967). Je lis en effet cette période comme un moment conti­nu de luttes et d’avancées impor­tantes. L’objectif était triple : démo­cra­tie, indé­pen­dance natio­nale, pro­grès social. Ces trois objec­tifs – quelles qu’en aient été les for­mu­la­tions limi­tées et par­fois confuses – sont indis­so­ciables les uns des autres. Cette inter­con­nexion des objec­tifs n’est d’ailleurs rien d’autre que l’expression des effets de l’intégration de l’Égypte moderne dans le sys­tème du capi­ta­lisme / impé­ria­lisme mon­dia­li­sé de l’époque. Dans cette lec­ture, le cha­pitre ouvert par la cris­tal­li­sa­tion nas­sé­riste (1955 – 1967) n’est rien d’autre que le der­nier cha­pitre de ce moment long du flux d’avancée des luttes, inau­gu­ré par la révo­lu­tion de 1919 – 1920. 

Le pre­mier moment de ce demi-siècle de mon­tée des luttes d’émancipation en Égypte avait mis l’accent – avec la consti­tu­tion du Wafd en 1919 – sur la moder­ni­sa­tion poli­tique par l’adoption d’une forme bour­geoise de démo­cra­tie consti­tu­tion­nelle et sur la recon­quête de l’indépendance. La forme démo­cra­tique ima­gi­née per­met­tait une avan­cée laï­ci­sante – sinon laïque au sens radi­cal du terme – dont le dra­peau (asso­ciant le crois­sant et la croix – un dra­peau qui a fait sa réap­pa­ri­tion dans les mani­fes­ta­tions de jan­vier et février 2011) consti­tue le sym­bole. Des élec­tions « nor­males » per­met­taient alors non seule­ment à des Coptes d’être élus par des majo­ri­tés musul­manes, mais encore davan­tage à ces mêmes Coptes d’exercer de très hautes fonc­tions dans l’Etat, sans que cela ne pose le moindre problème.

Tout l’effort de la puis­sance bri­tan­nique, avec le sou­tien actif du bloc réac­tion­naire consti­tué par la monar­chie, les grands pro­prié­taires et les pay­sans riches, s’est employé à faire recu­ler les avan­cées démo­cra­tiques de l’Égypte waf­diste. La dic­ta­ture de Sed­ki Pacha, dans les années 1930 (abo­li­tion de la consti­tu­tion démo­cra­tique de 1923) s’est heur­tée au mou­ve­ment étu­diant, fer de lance à l’époque des luttes démo­cra­tiques anti-impé­ria­listes. Ce n’est pas un hasard si, pour en réduire le dan­ger, l’ambassade bri­tan­nique et le Palais royal ont alors sou­te­nu acti­ve­ment la créa­tion des Frères musul­mans (1927) qui s’inspiraient de la pen­sée « isla­miste » dans sa ver­sion « sala­fiste » (pas­séiste) waha­bite for­mu­lée par Rachid Reda, c’est à dire la ver­sion la plus réac­tion­naire (anti­dé­mo­cra­tique et anti pro­grès social) du nou­vel « Islam politique ».

La conquête de l’Ethiopie entre­prise par Mus­so­li­ni et la pers­pec­tive d’une guerre mon­diale se des­si­nant, Londres s’est trou­vé obli­gé de faire des conces­sions aux forces démo­cra­tiques, per­met­tant le retour du Wafd en 1936 et la signa­ture du Trai­té anglo-égyp­tien de la même année – un Wafd au demeu­rant lui-même « assa­gi ». La seconde guerre mon­diale a, par la force des choses, consti­tué une sorte de paren­thèse. Mais le flux de mon­tée des luttes a repris dès le 21 février 1946, avec la consti­tu­tion du bloc étu­diant-ouvrier, ren­for­cé dans sa radi­ca­li­sa­tion par l’entrée en scène des com­mu­nistes et du mou­ve­ment ouvrier. Là encore, les forces de la réac­tion égyp­tienne sou­te­nues par Londres ont réagi avec vio­lence et mobi­li­sé à cet effet les Frères musul­mans qui ont sou­te­nu une seconde dic­ta­ture de Sed­ki Pacha, sans par­ve­nir à faire taire le mou­ve­ment. Le Wafd reve­nu au gou­ver­ne­ment, sa dénon­cia­tion du Trai­té de 1936, l’amorce de la gué­rilla dans la zone du Canal encore occu­pée, n’ont été mis en déroute que par l’incendie du Caire (1951), une opé­ra­tion dans laquelle les Frères musul­mans ont trempé.

Le pre­mier coup d’État des Offi­ciers libres (1952), mais sur­tout le second inau­gu­rant la prise de contrôle de Nas­ser (1954) sont alors venus pour « cou­ron­ner » cette période de flux conti­nu des luttes selon les uns, ou pour y mettre un terme, selon les autres. Le nas­sé­risme a sub­sti­tué à cette lec­ture que je pro­pose de l’éveil égyp­tien un dis­cours idéo­lo­gique abo­lis­sant toute l’histoire des années 1919 – 1952 pour faire remon­ter la « révo­lu­tion égyp­tienne » à juillet 1952. A l’époque, beau­coup par­mi les com­mu­nistes avaient dénon­cé ce dis­cours et ana­ly­sé les coups d’Etat de 1952 et 1954 comme des­ti­nés à mettre un terme à la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment démo­cra­tique. Ils n’avaient pas tort, car le nas­sé­risme ne s’est cris­tal­li­sé comme pro­jet anti-impé­ria­liste qu’après Ban­doung (avril 1955). Le nas­sé­risme a alors réa­li­sé ce qu’il pou­vait don­ner : une pos­ture inter­na­tio­nale réso­lu­ment anti-impé­ria­liste (asso­ciée aux mou­ve­ments pan­arabe et pan­afri­cain), des réformes sociales pro­gres­sistes (mais non « socia­listes »). Le tout, par en haut, non seule­ment « sans démo­cra­tie » (en inter­di­sant aux classes popu­laires le droit de s’organiser par elles-mêmes et pour elles-mêmes), mais en « abo­lis­sant » toute forme de vie poli­tique. Le vide créé appe­lait l’Islam poli­tique à le rem­plir. Le pro­jet a alors épui­sé son poten­tiel d’avancées en un temps bref – dix années de 1955 à 1965. L’essoufflement offrait à l’impérialisme, diri­gé désor­mais par les États-Unis, l’occasion de bri­ser le mou­ve­ment, en mobi­li­sant à cet effet leur ins­tru­ment mili­taire régio­nal : Israël. La défaite de 1967 marque alors la fin de ce demi-siècle de flux. Le reflux est amor­cé par Nas­ser lui-même, choi­sis­sant la voie des conces­sions à droite – (« l’infitah » – l’ouverture, entendre « à la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste ») plu­tôt que la radi­ca­li­sa­tion pour laquelle se bat­taient, entre autres, les étu­diants (dont le mou­ve­ment occupe le devant de la scène en 1970, peu avant puis après la mort de Nas­ser). Sadate qui suc­cède, accen­tue la por­tée de la dérive à droite et intègre les Frères musul­mans dans son nou­veau sys­tème auto­cra­tique. Mou­ba­rak pour­suit dans la même voie.

La période de reflux qui suit (1967 – 2011) couvre à son tour presqu’un demi-siècle. L’Égypte, sou­mise aux exi­gences du libé­ra­lisme mon­dia­li­sé et aux stra­té­gies des Etats-Unis, a ces­sé d’exister comme acteur actif régio­nal et inter­na­tio­nal. Dans la région, les alliés majeurs des Etats-Unis – l’Arabie saou­dite et Israël – occupent le devant de la scène. Israël peut alors s’engager dans la voie de l’expansion de sa colo­ni­sa­tion de la Pales­tine occu­pée, avec la com­pli­ci­té tacite de l’Égypte et des pays du Golfe.

L’Égypte de Nas­ser avait mis en place un sys­tème éco­no­mique et social cri­ti­quable mais cohé­rent. Nas­ser avait fait le pari de l’industrialisation pour sor­tir de la spé­cia­li­sa­tion inter­na­tio­nale colo­niale qui can­ton­nait le pays à l’exportation de coton. Ce sys­tème a assu­ré une répar­ti­tion des reve­nus favo­rable aux classes moyennes en expan­sion, sans appau­vris­se­ment des classes popu­laires. Sadate et Mou­ba­rak ont œuvré au déman­tè­le­ment du sys­tème pro­duc­tif égyp­tien, auquel ils ont sub­sti­tué un sys­tème tota­le­ment inco­hé­rent, exclu­si­ve­ment fon­dé sur la recherche de la ren­ta­bi­li­té d’entreprises qui ne sont pour la plu­part que des sous-trai­tants du capi­tal des mono­poles impé­ria­listes. Les taux de crois­sance égyp­tiens, pré­ten­du­ment éle­vés, qu’exalte depuis trente ans la Banque mon­diale, n’ont aucune signi­fi­ca­tion. La crois­sance égyp­tienne est vul­né­rable à l’extrême. Cette crois­sance, par ailleurs, s’est accom­pa­gnée d’une incroyable mon­tée des inéga­li­tés et du chô­mage qui frappe une majo­ri­té de jeunes. Cette situa­tion était explo­sive ; elle a explosé. 

L’apparente « sta­bi­li­té du régime » que Washing­ton van­tait repo­sait sur une machine poli­cière mons­trueuse (1 200 000 hommes contre 5 00 000 seule­ment pour l’armée), qui se livrait à des abus cri­mi­nels quo­ti­diens. Les puis­sances impé­ria­listes pré­ten­daient que ce régime « pro­té­geait » l’Égypte de l’alternative isla­miste. Or, il ne s’agit là que d’un men­songe gros­sier. En fait, le régime avait par­fai­te­ment inté­gré l’Islam poli­tique réac­tion­naire (le modèle waha­bite du Golfe) dans son sys­tème de pou­voir, en lui concé­dant la ges­tion de l’éducation, de la jus­tice et des médias majeurs (la télé­vi­sion en par­ti­cu­lier). Le seul dis­cours auto­ri­sé était celui des mos­quées confiées aux Sala­fistes, leur per­met­tant de sur­croît de faire sem­blant de consti­tuer « l’opposition ». La dupli­ci­té cynique du dis­cours de l’establishment des États-Unis (et sur ce plan Oba­ma n’est pas dif­fé­rent de Bush) sert par­fai­te­ment ses objec­tifs. Le sou­tien de fait à l’Islam poli­tique anni­hile les capa­ci­tés de la socié­té à faire face aux défis du monde moderne (il est à l’origine du déclin catas­tro­phique de l’éducation et de la recherche), tan­dis que la dénon­cia­tion occa­sion­nelle des « abus » dont il est res­pon­sable (assas­si­nats de Coptes, par exemple) sert à légi­ti­mer les inter­ven­tions mili­taires de Washing­ton enga­gé dans la soit disant « guerre contre le ter­ro­risme ». Le régime pou­vait paraître « tolé­rable » tant que fonc­tion­nait la sou­pape de sécu­ri­té que repré­sen­tait l’émigration en masse des pauvres et des classes moyennes vers les pays pétro­liers. L’épuisement de ce sys­tème (la sub­sti­tu­tion d’immigrés asia­tiques à ceux en pro­ve­nance des pays arabes) a entraî­né la renais­sance des résis­tances. Les grèves ouvrières de 2007 – les plus fortes du conti­nent afri­cain depuis 50 ans – la résis­tance obs­ti­née des petits pay­sans mena­cés d’expropriation par le capi­ta­lisme agraire, la for­ma­tion de cercles de pro­tes­ta­tion démo­cra­tique dans les classes moyennes (les mou­ve­ments Kefaya et du 6 avril) annon­çaient l’inévitable explo­sion — atten­due en Égypte, même si elle a sur­pris les « obser­va­teurs étran­gers ». Nous sommes donc entrés dans une phase nou­velle de flux des luttes d’émancipation dont il nous faut alors ana­ly­ser les direc­tions et les chances de développement.

Les com­po­santes du mou­ve­ment démocratique

La « révo­lu­tion égyp­tienne » en cours illustre la pos­si­bi­li­té de la fin annon­cée du sys­tème « néo­li­bé­ral », remis en cause dans toutes ses dimen­sions poli­tiques, éco­no­miques et sociales. Ce mou­ve­ment gigan­tesque du peuple égyp­tien asso­cie trois com­po­santes actives : les jeunes « re-poli­ti­sés » par leur propre volon­té et dans des formes « modernes » qu’ils ont inven­tées, les forces de la gauche radi­cale, celles ras­sem­blées par les classes moyennes démocrates.

Les jeunes (envi­ron un mil­lion de mili­tants) ont été le fer de lance du mou­ve­ment. Ils ont été immé­dia­te­ment rejoints par la gauche radi­cale et les classes moyennes démo­crates. Les Frères musul­mans dont les diri­geants avaient appe­lé à boy­cot­ter les mani­fes­ta­tions pen­dant les quatre pre­miers jours (per­sua­dés que celles-ci seraient mises en déroute par la répres­sion) n’ont accep­té le mou­ve­ment que tar­di­ve­ment, lorsque l’appel, enten­du par l’ensemble du peuple égyp­tien, a pro­duit des mobi­li­sa­tions gigan­tesques de 15 mil­lions de manifestants.

Les jeunes et la gauche radi­cale pour­suivent trois objec­tifs com­muns : la res­tau­ra­tion de la démo­cra­tie (la fin du régime mili­taire et poli­cier), la mise en œuvre d’une nou­velle poli­tique éco­no­mique et sociale favo­rable aux classes popu­laires (la rup­ture avec la sou­mis­sion aux exi­gences du libé­ra­lisme mon­dia­li­sé), et celle d’une poli­tique inter­na­tio­nale indé­pen­dante (la rup­ture avec la sou­mis­sion aux exi­gences de l’hégémonie des États-Unis et du déploie­ment de son contrôle mili­taire sur la pla­nète). La révo­lu­tion démo­cra­tique à laquelle ils appellent est une révo­lu­tion démo­cra­tique anti-impé­ria­liste et sociale. Bien que le mou­ve­ment des jeunes reste diver­si­fié dans sa com­po­si­tion sociale et ses expres­sions poli­tiques et idéo­lo­giques, il se situe dans l’ensemble « à gauche ». Les mani­fes­ta­tions de sym­pa­thie spon­ta­nées et fortes avec la gauche radi­cale en sont le témoignage. 

Les classes moyennes se ras­semblent dans l’ensemble autour du seul objec­tif démo­cra­tique, sans néces­sai­re­ment remettre inté­gra­le­ment en cause le « mar­ché » (tel qu’il est) et l’alignement inter­na­tio­nal de l’Égypte. On ne doit pas igno­rer le rôle d’un groupe de blo­gueurs qui par­ti­cipent – consciem­ment ou pas – à un véri­table com­plot orga­ni­sé par la CIA. Ses ani­ma­teurs sont géné­ra­le­ment des jeunes issus des classes aisées, amé­ri­ca­ni­sés à l’extrême, qui se posent néan­moins en « contes­ta­taires » des dic­ta­tures en place. Le thème de la démo­cra­tie, dans la ver­sion que sa mani­pu­la­tion par Washing­ton impose, domine leurs inter­ven­tions sur le « net ». Ils par­ti­cipent de ce fait à la chaîne des acteurs des contre­ré­vo­lu­tions orches­trées par Washing­ton, dégui­sées en « révo­lu­tions démo­cra­tiques » sur le modèle « des révo­lu­tions colo­rées » de l’Europe de l’Est. Mais on aurait tort de conclure que ce com­plot est à l’origine des révoltes popu­laires. La CIA tente néan­moins de ren­ver­ser le sens du mou­ve­ment, d’éloigner les mili­tants de leurs objec­tifs de trans­for­ma­tion sociale pro­gres­siste et de les dévoyer sur d’autres ter­rains. Les chances de suc­cès du com­plot deviennent sérieuses si le mou­ve­ment échoue dans la construc­tion de la conver­gence de ses diverses com­po­santes, à iden­ti­fier des objec­tifs stra­té­giques com­muns et à inven­ter des formes d’organisation et d’action effi­caces. On connaît des exemples de cet échec, aux Phi­lip­pines et en Indo­né­sie par exemple. Il est inté­res­sant de noter à ce pro­pos que nos blo­gueurs, qui s’expriment en anglais plu­tôt qu’en arabe ( !), par­tis dans la défense de la « démo­cra­tie » — à l’américaine- déve­loppent sou­vent, en Egypte, des argu­ments des­ti­nés à légi­ti­mer les Frères Musulmans.

L’appel à la mani­fes­ta­tion for­mu­lé par les trois com­po­santes actives du mou­ve­ment a été rapi­de­ment enten­du par l’ensemble du peuple égyp­tien. La répres­sion, d’une vio­lence extrême les pre­miers jours (plus d’un mil­lier de morts) n’a pas décou­ra­gé ces jeunes et leurs alliés (qui, à aucun moment, n’ont appe­lé à leur secours les puis­sances occi­den­tales comme on a pu le voir ailleurs). Leur cou­rage a été l’élément déci­sif qui a entraî­né dans la pro­tes­ta­tion à tra­vers tous les quar­tiers des grandes et des petites villes, voire de vil­lages, une quin­zaine de mil­lions de mani­fes­tants pen­dant des jours et des jours (et par­fois des nuits). Ce suc­cès poli­tique fou­droyant a pro­duit ses effets : la peur a chan­gé de camp ; Hila­ry Clin­ton et Oba­ma ont décou­vert alors qu’il leur fal­lait lâcher Mou­ba­rak qu’ils avaient sou­te­nu jusqu’alors, tan­dis que les diri­geants de l’armée sor­taient du silence, refu­saient de par­ti­ci­per à la relève de la répres­sion – sau­ve­gar­dant ain­si leur image – et fina­le­ment dépo­saient Mou­ba­rak et quelque uns de ses sup­pôts majeurs.

La géné­ra­li­sa­tion du mou­ve­ment à l’ensemble du peuple égyp­tien consti­tue par elle-même un défi posi­tif. Car ce peuple est, comme tous les autres, loin de consti­tuer un « bloc homo­gène ». Cer­tains des seg­ments qui le com­posent ren­forcent incon­tes­ta­ble­ment la pers­pec­tive d’une radi­ca­li­sa­tion pos­sible. L’entrée dans la bataille de la classe ouvrière (envi­ron 5 mil­lions de tra­vailleurs) peut être déci­sive. Les tra­vailleurs en lutte (à tra­vers de nom­breuses grèves) ont fait pro­gres­ser des formes d’organisation amor­cées depuis 2007. On compte désor­mais plus d’une cin­quan­taine de syn­di­cats indé­pen­dants. La résis­tance opi­niâtre des petits pay­sans aux expro­pria­tions ren­dues pos­sibles par l’annulation de la réforme agraire (les Frères musul­mans ont voté au par­le­ment pour ces lois scé­lé­rates, sous pré­texte que la pro­prié­té pri­vée serait « sacrée » dans l’Islam et que la réforme agraire était ins­pi­rée par le diable com­mu­niste !) par­ti­cipe éga­le­ment de la radi­ca­li­sa­tion pos­sible du mou­ve­ment. Il reste qu’une masse gigan­tesque de « pauvres » ont par­ti­ci­pé acti­ve­ment aux mani­fes­ta­tions de février 2011 et se retrouvent sou­vent dans des comi­tés popu­laires consti­tués dans les quar­tiers pour « défendre la révo­lu­tion ». Ces « pauvres » peuvent don­ner l’impression (par les barbes, les voiles, les accou­tre­ments ves­ti­men­taires) que le pays pro­fond est « isla­mique », voire mobi­li­sé par les Frères musul­mans. En fait, leur entrée en scène s’est impo­sée à la direc­tion de l’organisation. La course est donc enga­gée : qui des Frères et de leurs asso­ciés isla­mistes (les Sala­fistes) ou de l’alliance démo­cra­tique par­vien­dra à for­mu­ler des alliances effi­caces avec les masses déso­rien­tées, voire à les « enca­drer » (terme que je récuse) ? 

Des avan­cées non négli­geables dans la construc­tion du front uni des forces démo­cra­tiques et des tra­vailleurs sont en cours en Egypte. Cinq par­tis d’orientation socia­liste (le Par­ti Socia­liste égyp­tien, l’Alliance popu­laire démo­cra­tique –une majo­ri­té sor­tie de l’ancien par­ti du Tagam­mu, le Par­ti démo­cra­tique des tra­vailleurs, le Par­ti des Socia­listes révo­lu­tion­naires –trots­kiste, et le Par­ti Com­mu­niste égyp­tien –qui avait été une com­po­sante du Tagam­mu) ont consti­tué en avril 2011 une Alliance des forces socia­listes, et se sont enga­gés à pour­suivre, à tra­vers elle, leurs luttes en com­mun. Paral­lè­le­ment un Conseil Natio­nal (Maglis Wata­ny) à été consti­tué par toutes les forces poli­tiques et sociales acteurs du mou­ve­ment (les par­tis à orien­ta­tion socia­liste, les par­tis démo­cra­tiques divers, les syn­di­cats indé­pen­dants, les orga­ni­sa­tions pay­sannes, les réseaux de jeunes, de nom­breuses asso­cia­tions sociales). Les Frères Musul­mans et les par­tis de droite ont refu­sé de par­ti­ci­per à ce Conseil, réaf­fir­mant ain­si ce qu’on sait : leur oppo­si­tion à la pour­suite du mou­ve­ment. Le Conseil ras­semble envi­ron 150 membres.

Face au mou­ve­ment démo­cra­tique : le bloc réactionnaire

Tout comme dans la période de flux des luttes du pas­sé, le mou­ve­ment démo­cra­tique anti-impé­ria­liste et social se heurte en Égypte à un bloc réac­tion­naire puis­sant. Ce bloc peut être iden­ti­fié dans les termes de ses com­po­santes sociales (de classes, évi­dem­ment) mais il doit l’être tout éga­le­ment dans ceux qui défi­nissent ses moyens d’intervention poli­tique et des dis­cours idéo­lo­giques au ser­vice de celle-ci.

En termes sociaux, le bloc réac­tion­naire est diri­gé par la bour­geoi­sie égyp­tienne consi­dé­rée dans son ensemble. Les formes d’accumulation dépen­dante à l’œuvre au cours des 40 der­nières années ont pro­duit l’émergence d’une bour­geoi­sie riche, béné­fi­ciaire exclu­sive de l’inégalité scan­da­leuse qui a accom­pa­gné ce modèle « libé­ral-mon­dia­li­sé ». Il s’agit de dizaines de mil­liers non pas « d’entrepreneurs inven­tifs » — comme le dis­cours de la Banque mon­diale les pré­sente – mais de mil­lion­naires et de mil­liar­daires qui tous doivent leur for­tune à leur col­lu­sion avec l’appareil poli­tique (la « cor­rup­tion » est une com­po­sante orga­nique de ce sys­tème). Cette bour­geoi­sie est com­pra­dore (dans la langue poli­tique cou­rante en Égypte le peuple les qua­li­fie de « para­sites cor­rom­pus »). Elle consti­tue le sou­tien actif de l’insertion de l’Égypte dans la mon­dia­li­sa­tion impé­ria­liste contem­po­raine, l’allié incon­di­tion­nel des États-Unis. Cette bour­geoi­sie compte dans ses rangs de nom­breux géné­raux de l’armée et de la police, de « civils » asso­ciés à l’État et au par­ti domi­nant (« Natio­nal démo­cra­tique ») créé par Sadate et Mou­ba­rak, de reli­gieux (la tota­li­té des diri­geants des Frères musul­mans et des chei­khs majeurs de l’Azhar, sont tous des « mil­liar­daires »). Certes, il existe encore une bour­geoi­sie de petits et moyens entre­pre­neurs actifs. Mais ceux-là sont les vic­times du sys­tème de racket mis en place par la bour­geoi­sie com­pra­dore, réduits le plus sou­vent au sta­tut de sous-trai­tants domi­nés par les mono­poles locaux, eux-mêmes cour­roies de trans­mis­sion des mono­poles étran­gers. Dans le domaine de la construc­tion, cette situa­tion est presque géné­ra­li­sée : les « gros » raflent les mar­chés puis les sous-traitent avec les « petits ». Cette bour­geoi­sie d’entrepreneurs authen­tiques sym­pa­thise avec le mou­ve­ment démocratique.

Le ver­sant rural du bloc réac­tion­naire n’est pas moins impor­tant. Il s’est consti­tué de pay­sans riches qui ont été les béné­fi­ciaires majeurs de la réforme agraire nas­sé­rienne, se sub­sti­tuant à l’ancienne classe des grands pro­prié­taires. Les coopé­ra­tives agri­coles mises en place par le régime nas­sé­rien asso­ciaient les petits pay­sans et les pay­sans riches et de ce fait fonc­tion­naient prin­ci­pa­le­ment au béné­fice des riches. Mais le régime avait pris des pré­cau­tions pour limi­ter les agres­sions pos­sibles contre les petits pay­sans. Ces pré­cau­tions ayant été aban­don­nées par Sadate et Mou­ba­rak, sur la recom­man­da­tion de la Banque mon­diale, la pay­san­ne­rie riche s’emploie main­te­nant à accé­lé­rer l’élimination de la petite pay­san­ne­rie. Les pay­sans riches ont tou­jours consti­tué dans l’Égypte moderne une classe réac­tion­naire et ils le sont plus que jamais. Ils sont éga­le­ment le sou­tien majeur de l’Islam conser­va­teur dans les cam­pagnes et, par leurs rap­ports étroits (sou­vent de paren­té) avec les repré­sen­tants des appa­reils d’État et de la reli­gion (l’Azhar est en Égypte l’équivalent d’une Église musul­mane orga­ni­sée) dominent la vie sociale rurale. De sur­croît une bonne par­tie des classes moyennes urbaines (en par­ti­cu­lier les offi­ciers de l’armée et de la police, mais éga­le­ment les tech­no­crates et les pro­fes­sions libé­rales) sont sor­ties direc­te­ment de la pay­san­ne­rie riche.

Ce bloc social réac­tion­naire dis­pose d’instruments poli­tiques à son ser­vice : l’armée et la police, les ins­ti­tu­tions de l’État, le par­ti poli­tique pri­vi­lé­gié (une sorte de par­ti unique de fait) – le Par­ti natio­nal démo­cra­tique créé par Sadate –, l’appareil reli­gieux (l’Azhar), les cou­rants de l’Islam poli­tique (les Frères musul­mans et les Sala­fistes). L’aide mili­taire octroyée par les États-Unis à l’armée égyp­tienne (1,5 mil­liard de dol­lars annuels) n’a jamais été des­ti­née à ren­for­cer la capa­ci­té de défense du pays mais au contraire à en anni­hi­ler le dan­ger par la cor­rup­tion sys­té­ma­tique, non pas connue et tolé­rée, mais sou­te­nue posi­ti­ve­ment, avec cynisme. Cette « aide » a per­mis aux plus hauts offi­ciers de s’approprier des seg­ments impor­tants de l’économie com­pra­dore égyp­tienne, au point qu’on parle en Égypte de « la socié­té ano­nyme / armée » (Sha­ri­ka al geish). Le com­man­de­ment de l’armée qui a pris la res­pon­sa­bi­li­té de « diri­ger » la période de tran­si­tion, n’est de ce fait pas « neutre » bien qu’il ait pris la pré­cau­tion de paraître l’être en se dis­so­ciant de la répres­sion. Le gou­ver­ne­ment « civil » à ses ordres (dont les membres ont été nom­més par le haut com­man­de­ment) com­po­sé en par­tie d’hommes de l’ancien régime, choi­sis néan­moins par­mi les per­son­na­li­tés les moins visibles de celui-ci, a pris une série de mesures par­fai­te­ment réac­tion­naires des­ti­nées à frei­ner la radi­ca­li­sa­tion du mou­ve­ment. Par­mi ces mesures une loi scé­lé­rate anti­grève (sous pré­texte de remettre en route l’économie du pays), une loi impo­sant des res­tric­tions sévères à la consti­tu­tion des par­tis poli­tiques qui vise à ne per­mettre la pos­si­bi­li­té d’entrer dans le jeu élec­to­ral qu’aux cou­rants de l’Islam poli­tique (les Frères musul­mans en par­ti­cu­lier) déjà bien orga­ni­sés grâce au sou­tien sys­té­ma­tique du régime ancien. Et cepen­dant, en dépit de tout cela, l’attitude de l’armée demeure en der­nier res­sort impré­vi­sible. Car en dépit de la cor­rup­tion de ses cadres (les sol­dats sont des conscrits mais les offi­ciers sont des pro­fes­sion­nels) le sen­ti­ment natio­na­liste n’est pas tou­jours absent chez tous. De sur­croît l’armée souffre d’avoir pra­ti­que­ment été écar­tée du pou­voir au pro­fit de la police. Dans ces cir­cons­tances, et parce que le mou­ve­ment a expri­mé avec force sa volon­té d’écarter l’armée de la direc­tion poli­tique du pays, il est pro­bable que le haut com­man­de­ment envi­sa­ge­ra pour l’avenir de res­ter dans les cou­lisses, renon­çant à pré­sen­ter ses hommes dans les élec­tions à venir.

Si, évi­dem­ment, l’appareil poli­cier demeure intact (aucune pour­suite n’est envi­sa­gée contre ses res­pon­sables) comme l’ensemble de l’appareil d’État (les nou­veaux gou­ver­neurs sont tous des anciens du régime), le Par­ti natio­nal démo­cra­tique a par contre dis­pa­ru dans la tour­mente et sa dis­so­lu­tion pro­non­cée par la jus­tice. Néan­moins fai­sons confiance à la bour­geoi­sie égyp­tienne, elle sau­ra faire renaître son par­ti sous des appel­la­tions nou­velles diverses.

L’Islam poli­tique

Les Frères musul­mans consti­tuent la seule force poli­tique dont le régime avait non seule­ment tolé­ré l’existence, mais dont il avait sou­te­nu acti­ve­ment l’épanouissement. Sadate et Mou­ba­rak leur avaient confié la ges­tion de trois ins­ti­tu­tions fon­da­men­tales : l’éducation, la jus­tice et la télé­vi­sion. Les Frères musul­mans n’ont jamais été et ne peuvent pas être « modé­rés », encore moins « démo­cra­tiques ». Leur chef — le mour­chid (tra­duc­tion arabe de « guide » — Füh­rer) est auto­pro­cla­mé et l’organisation repose sur le prin­cipe de la dis­ci­pline et de l’exécution des ordres des chefs, sans dis­cus­sions d’aucune sorte. La direc­tion est consti­tuée exclu­si­ve­ment d’hommes immen­sé­ment riches (grâce, entre autre, au sou­tien finan­cier de l’Arabie Saou­dite, c’est-à-dire de Washing­ton), l’encadrement par des hommes issus des frac­tions obs­cu­ran­tistes des classes moyennes, la base par des gens du peuple recru­tés par les ser­vices sociaux de cha­ri­té offerts par la confré­rie (et finan­cés tou­jours par l’Arabie Saou­dite), tan­dis que la force de frappe est consti­tuée par les milices (les bal­ta­guis) recru­tés dans le lumpen.

Les Frères musul­mans sont acquis à un sys­tème éco­no­mique basé sur le mar­ché et tota­le­ment dépen­dant de l’extérieur. Ils sont en fait une com­po­sante de la bour­geoi­sie com­pra­dore. Ils ont d’ailleurs pris posi­tion contre les grandes grèves de la classe ouvrière et les luttes des pay­sans pour conser­ver la pro­prié­té de leur terre. Les Frères musul­mans ne sont donc « modé­rés » que dans le double sens où ils ont tou­jours refu­sé de for­mu­ler un pro­gramme éco­no­mique et social quel­conque et que, de fait, il ne remettent pas en cause les poli­tiques néo-libé­rales réac­tion­naires, et qu’ils acceptent de fac­to la sou­mis­sion aux exi­gences du déploie­ment du contrôle des États-Unis dans le monde et dans la région. Ils sont donc des alliés utiles pour Washing­ton (y‑a-t-il un meilleur allié des États-Unis que l’Arabie Saou­dite, patron des Frères ?) qui leur a décer­né un « cer­ti­fi­cat de démocratie » !

Mais les États-Unis ne peuvent avouer que leur stra­té­gie vise à mettre en place des régimes « isla­miques » dans la région. Ils ont besoin de faire comme si « cela leur fai­sait peur ». Par ce moyen, ils légi­ti­ment leur « guerre per­ma­nente au ter­ro­risme », qui pour­suit en réa­li­té d’autres objec­tifs : le contrôle mili­taire de la pla­nète des­ti­né à réser­ver aux États-Unis-Europe-Japon l’accès exclu­sif aux res­sources. Avan­tage sup­plé­men­taire de cette dupli­ci­té : elle per­met de mobi­li­ser « l’islamophobie » des opi­nions publiques. L’Europe, comme on le sait, n’a pas de stra­té­gie par­ti­cu­lière à l’égard de la région et se contente de s’aligner au jour le jour sur les déci­sions de Washing­ton. Il est plus que jamais néces­saire de faire appa­raître clai­re­ment cette véri­table dupli­ci­té de la stra­té­gie des États-Unis, dont les opi­nions publiques – mani­pu­lées avec effi­ca­ci­té – sont dupes. Les États-Unis, (et der­rière eux l’Europe) craignent plus que tout une Égypte réel­le­ment démo­cra­tique qui, cer­tai­ne­ment, remet­trait en cause son ali­gne­ment sur le libé­ra­lisme éco­no­mique et la stra­té­gie agres­sive des États-Unis et de l’OTAN. Ils feront tout pour que l’Égypte ne soit pas démo­cra­tique et, à cette fin, sou­tien­dront, par tous les moyens, mais avec hypo­cri­sie, la fausse alter­na­tive Frères musul­mans qui ont mon­tré n’être qu’en mino­ri­té dans le mou­ve­ment du peuple égyp­tien pour un chan­ge­ment réel.

La col­lu­sion entre les puis­sances impé­ria­listes et l’Islam poli­tique n’est d’ailleurs ni nou­velle, ni par­ti­cu­lière à l’Égypte. Les Frères musul­mans, depuis leur créa­tion en 1927 jusqu’à ce jour, ont tou­jours été un allié utile pour l’impérialisme et le bloc réac­tion­naire local. Ils ont tou­jours été un enne­mi féroce des mou­ve­ments démo­cra­tiques en Égypte. Et les mul­ti­mil­liar­daires qui assurent aujourd’hui la direc­tion de la Confré­rie ne sont pas des­ti­nés à se ral­lier à la cause démo­cra­tique ! L’Islam poli­tique est tout éga­le­ment l’allié stra­té­gique des États-Unis et de leurs par­te­naires subal­ternes de l’OTAN à tra­vers le monde musul­man. Washing­ton a armé et finan­cé les Tali­bans, qua­li­fiés de « héros de la liber­té » (« Free­dom Figh­ters ») dans leur guerre contre le régime natio­nal popu­laire dit « com­mu­niste » (avant et après l’intervention sovié­tique). Lorsque les Tali­bans ont fer­mé les écoles de filles créées par les « com­mu­nistes », il s’est trou­vé des « démo­crates » et même des « fémi­nistes » pour pré­tendre qu’il fal­lait « res­pec­ter les traditions » !

En Égypte, les Frères musul­mans sont désor­mais épau­lés par le cou­rant sala­fiste (« tra­di­tio­na­liste »), tout éga­le­ment lar­ge­ment finan­cé par les pays du Golfe. Les Sala­fistes s’affirment extré­mistes (waha­bites convain­cus, into­lé­rants à l’égard de tout autre inter­pré­ta­tion de l’Islam) et sont à l’origine des meurtres sys­té­ma­tiques per­pé­trés contre les Coptes. Des opé­ra­tions dif­fi­ciles à ima­gi­ner sans le sou­tien tacite (et par­fois davan­tage de com­pli­ci­té) de l’appareil d’État, en par­ti­cu­lier de la Jus­tice, lar­ge­ment confiée aux Frères musul­mans. Cette étrange divi­sion du tra­vail per­met aux Frères musul­mans de paraître modé­rés ; ce que Washing­ton feint de croire. Il y a néan­moins des luttes vio­lentes en pers­pec­tive au sein des cou­rants reli­gieux isla­mistes en Égypte. Car l’Islam égyp­tien his­to­rique domi­nant est « sou­fi » dont les confré­ries ras­semblent aujourd’hui 15 mil­lions de fidèles. Islam ouvert, tolé­rant, insis­tant sur la convic­tion indi­vi­duelle plu­tôt que sur la pra­tique des rites (« il y a autant de voies vers Dieu que d’individus » disent-ils), le sou­fisme égyp­tien a tou­jours été tenu en sus­pi­cion par les pou­voirs d’État, les­quels, néan­moins, maniant la carotte et le bâton, se gar­daient d’entrer en guerre ouverte contre lui. L’Islam waha­bite du Golfe se situe à ses anti­podes : il est archaïque, ritua­liste, confor­miste, enne­mi décla­ré de toute inter­pré­ta­tion autre que la sienne, laquelle n’est que répé­ti­tive des textes, enne­mie de tout esprit cri­tique – assi­mi­lé au Diable. L’Islam waha­bite a décla­ré la guerre au sou­fisme qu’il veut « extir­per » et compte sur l’appui des auto­ri­tés du pou­voir pour y par­ve­nir. En réac­tion, les sou­fistes d’aujourd’hui sont laï­ci­sants, sinon laïques ; ils appellent à la sépa­ra­tion entre la reli­gion et la poli­tique (le pou­voir d’État et celui des auto­ri­tés reli­gieuses recon­nues par lui, l’Azhar). Les sou­fistes sont des alliés du mou­ve­ment démo­cra­tique. L’introduction de l’Islam waha­bite en Égypte a été amor­cée par Rachid Reda dans les années 1920 et repris par les Frères musul­mans dès 1927. Mais il n’a pris toute sa vigueur qu’après la seconde guerre mon­diale lorsque la rente pétro­lière des pays du Golfe, sou­te­nus par les États-Unis en conflit avec la vague de libé­ra­tion natio­nale popu­laire des années 1960, a per­mis d’en démul­ti­plier les moyens financiers.

La stra­té­gie des États-Unis : le modèle pakistanais

Les trois puis­sances qui ont domi­né la scène moyen-orien­tale au cours de toute la période de reflux (1967 – 2011) sont les États-Unis, patron du sys­tème, l’Arabie Saou­dite et Israël. Il s’agit là de trois alliés intimes. Ils par­tagent tous les trois la même han­tise de l’émergence d’une Égypte démo­cra­tique. Car celle-ci ne pour­rait être qu’anti-impérialiste et sociale, pren­drait ses dis­tances à l’égard du libé­ra­lisme mon­dia­li­sé, condam­ne­rait l’Arabie Saou­dite et les pays du Golfe à l’insignifiance, réani­me­rait la soli­da­ri­té des peuples arabes et impo­se­rait la recon­nais­sance de l’État pales­ti­nien par Israël.

L’Égypte est une pièce angu­laire dans la stra­té­gie états-unienne de contrôle de la Pla­nète. L’objectif exclu­sif de Washing­ton et de ses alliés Israël et l’Arabie Séou­dite est de faire avor­ter le mou­ve­ment démo­cra­tique en Égypte et, à cette fin, veulent impose un « régime isla­mique » diri­gé par les Frères Musul­mans, qui est le seul moyen pour eux de per­pé­tuer la sou­mis­sion de l’Égypte. Le « dis­cours démo­cra­tique » d’Obama n’est là que pour trom­per les opi­nions naïves, celles des États-Unis et de l’Europe en pre­mier lieu.

On parle beau­coup, pour don­ner une légi­ti­mi­té à un gou­ver­ne­ment des Frères musul­mans (« ral­liés à la démo­cra­tie ! »), de l’exemple turc. Mais il ne s’agit là encore que de poudre aux yeux. Car l’armée turque, qui reste pré­sente dans les cou­lisses, bien que cer­tai­ne­ment non démo­cra­tique et de sur­croit un allié fidèle de l’OTAN, reste la garan­tie de la « laï­ci­té » en Tur­quie. Le pro­jet de Washing­ton, ouver­te­ment expri­mé par Hila­ry Clin­ton, Oba­ma et les think tanks à leur ser­vice, s’inspire du modèle pakis­ta­nais : l’armée (« isla­mique ») dans les cou­lisses, le gou­ver­ne­ment (« civil ») assu­mé par un (ou des) par­ti isla­mique « élu ». Évi­dem­ment, dans cette hypo­thèse, le gou­ver­ne­ment « isla­mique » égyp­tien serait récom­pen­sé pour sa sou­mis­sion sur l’essentiel (la non remise en cause du libé­ra­lisme et des soit disant « trai­tés de paix » qui per­mettent à Israël la pour­suite de sa poli­tique d’expansion ter­ri­to­riale) et pour­rait pour­suivre, en com­pen­sa­tion déma­go­gique, la mise en œuvre de ses pro­jets « d’islamisation de l’État et de la poli­tique », et les assas­si­nats des Coptes ! Belle démo­cra­tie que celle conçue à Washing­ton pour l’Égypte. L’Arabie Séou­dite sou­tient évi­dem­ment avec tous ses moyens (finan­ciers) la mise en œuvre de ce pro­jet. Car Ryad sait par­fai­te­ment que son hégé­mo­nie régio­nale (dans le monde arabe et musul­man) exige la réduc­tion de l’Égypte à l’insignifiance. Et le moyen est « l’islamisation de l’État et de la poli­tique » ; en fait, une isla­mi­sa­tion à la waha­bite, avec tous ses effets – entre autres celui de dévoie­ments fana­tiques à l’égard des Coptes et d’une néga­tion des droits à l’égalité des femmes.

Cette forme d’islamisation est-elle pos­sible ? Peut être, mais au prix de vio­lences extrêmes. La bataille est conduite sur l’article 2 de la consti­tu­tion du régime déchu. Cet article qui sti­pule que « la sha­ria est la source du droit », est une nou­veau­té dans l’histoire poli­tique de l’Égypte. Ni la consti­tu­tion de 1923, ni celle de Nas­ser ne l’avaient ima­gi­né. C’est Sadate qui l’a intro­duit dans sa nou­velle consti­tu­tion, avec le sou­tien triple de Washing­ton (« res­pec­ter les tra­di­tions » !), de Ryad (« le Coran tient lieu de Consti­tu­tion ») et de Jéru­sa­lem (« l’État d’Israël est un État juif »).

Le pro­jet des Frères Musul­mans demeure la mise en place d’un Etat théo­cra­tique, comme en témoigne leur atta­che­ment à l’article 2 de la Consti­tu­tion de Sadate/Moubarak. De sur­croît le pro­gramme le plus récent de l’organisation ren­force encore cette vision pas­séiste par la pro­po­si­tion de mise en place d’un « Conseil des Ulé­mas » char­gé de veiller à la confor­mi­té de toute pro­po­si­tion de loi aux exi­gences de la Sha­ria. Ce conseil consti­tu­tion­nel reli­gieux, est l’analogue de celui qui, en Iran, contrôle le « pou­voir élu ». Le régime est alors celui d’un super par­ti reli­gieux unique et tous les par­tis qui se reven­di­que­raient de la laï­ci­té deviennent « illé­gaux ». Leurs par­ti­sans, comme les non Musul­mans (les Coptes), sont, de ce fait, exclus de la vie poli­tique. En dépit de tout cela les pou­voirs à Washing­ton et en Europe font comme si on pou­vait prendre au sérieux la récente décla­ra­tion des Frères « renon­çant » au pro­jet théo­cra­tique (sans modi­fier leur pro­gramme !), une décla­ra­tion oppor­tu­niste men­son­gère de plus. Les experts de la CIA ne savent-ils donc pas lire l’arabe ? La conclu­sion s’impose : Washing­ton pré­fère le pou­voir de Frères, qui leur garan­tit le main­tien de l’Egypte dans leur giron et celui de la mon­dia­li­sa­tion libé­rale, à celui de démo­crates qui ris­que­raient fort de remettre en ques­tion le sta­tut subal­terne de l’Egypte. Le Par­ti de la Jus­tice et de la Liber­té, créé récem­ment et ins­pi­ré visi­ble­ment du modèle turc, n’est guère qu’un ins­tru­ment des Frères. Les Coptes y seraient admis ( !), ce qui signi­fie qu’ils sont invi­tés à accep­ter l’Etat musul­man théo­cra­tique consa­cré par le pro­gramme des Frères, s’ils veulent avoir le droit de « par­ti­ci­per » à la vie poli­tique de leur pays. Pas­sés à l’offensive, les Frères Musul­mans créent des « syn­di­cats », des « orga­ni­sa­tions pay­sannes » et une kyrielle de « par­tis poli­tiques » revê­tant des noms divers, dont le seul objec­tif est de divi­ser les fronts unis ouvriers, pay­sans et démo­cra­tiques en voie de construc­tion, au béné­fice, bien enten­du, du bloc contrerévolutionnaire.

Le mou­ve­ment démo­cra­tique égyp­tien sera-t-il capable d’abroger cet article dans la nou­velle consti­tu­tion à venir ? On ne peut répondre à cette ques­tion que par un retour sur un exa­men des débats poli­tiques, idéo­lo­giques et cultu­rels qui se sont déployés dans l’histoire de l’Égypte moderne.

On constate en effet que les périodes de flux sont carac­té­ri­sées par une diver­si­té d’opinions ouver­te­ment expri­mées qui relèguent la « reli­gion » (tou­jours pré­sente dans la socié­té) à l’arrière-plan. Il en fut ain­si pen­dant les deux tiers du XIXe siècle (de Moha­med Ali au Khé­dive Ismaïl). Les thèmes de la moder­ni­sa­tion (dans une forme de des­po­tisme éclai­ré plu­tôt que démo­cra­tique) dominent alors la scène. Il en fut de même de 1920 à 1970 : l’affrontement est ouvert entre les « démo­crates bour­geois » et les « com­mu­nistes » qui occupent lar­ge­ment le devant de la scène jusqu’au nas­sé­risme. Celui-ci abo­lit ce débat pour lui sub­sti­tuer un dis­cours popu­liste pan arabe, mais simul­ta­né­ment « moder­ni­sant ». Les contra­dic­tions de ce sys­tème ouvrent la voie au retour de l’Islam poli­tique. On constate, en contre­point, que dans les phases de reflux la diver­si­té d’opinions s’efface, lais­sant la place au pas­séisme pré­ten­du isla­mique, qui s’octroie le mono­pole du dis­cours auto­ri­sé par le pou­voir. De 1880 à 1920 les Bri­tan­niques ont construit cette dérive, entre autre par la condam­na­tion à l’exil (en Nubie, pour l’essentiel) de tous les pen­seurs et acteurs moder­nistes égyp­tiens for­més depuis Moha­med Ali. Mais on remar­que­ra aus­si que « l’opposition » à cette occu­pa­tion bri­tan­nique se range éga­le­ment dans cette concep­tion pas­séiste. La Nah­da (inau­gu­rée par Afgha­ni et pour­sui­vie par Moha­med Abdou) s’inscrit dans cette dérive, asso­ciée à l’illusion otto­ma­niste défen­due par le nou­veau Par­ti Natio­na­liste de Mou­ta­pha Kemal et Moham­mad Farid. Que cette dérive ait conduit vers la fin de l’époque aux écrits ultra-réac­tion­naires de Rachid Reda, repris par Has­san el Ban­na, fon­da­teur des Frères musul­mans, ne devrait pas surprendre.

Il en est de même encore dans la période de reflux des années 1970 – 2010.Le dis­cours offi­ciel du pou­voir (de Sadate et de Mou­ba­rak), par­fai­te­ment isla­miste (la preuve : l’introduction de la Sha­ria dans la consti­tu­tion et la délé­ga­tion de pou­voirs essen­tiels aux Frères musul­mans), est éga­le­ment celui de la fausse oppo­si­tion, la seule tolé­rée, celle du dis­cours des mos­quées. L’article 2 peut paraître de ce fait, bien soli­de­ment ancré dans la « convic­tion » géné­rale (la « rue » comme on se plaît à dire, par imi­ta­tion du dis­cours état­su­nien). On ne sau­rait sous-esti­mer les effets dévas­ta­teurs de la dépo­li­ti­sa­tion mise en œuvre sys­té­ma­ti­que­ment pen­dant les périodes de reflux. La pente n’est jamais facile à remon­ter. Mais cela n’est pas impos­sible. Les débats en cours en Égypte sont axés – expli­ci­te­ment ou impli­ci­te­ment – sur cette ques­tion de la pré­ten­due dimen­sion « cultu­relle » du défi (en l’occurrence isla­mique). Indi­ca­teurs posi­tifs : il a suf­fi de quelques semaines de débats libres impo­sés dans les faits pour voir le slo­gan « l’islam est la solu­tion » dis­pa­raître dans toutes les mani­fes­ta­tions au béné­fice de reven­di­ca­tions pré­cises sur le ter­rain de la trans­for­ma­tion concrète de la socié­té (liber­té d’opinion, de for­ma­tion des par­tis, syn­di­cats et autres orga­ni­sa­tions sociales, salaires et droits du tra­vail, accès à la terre, école et san­té, rejet des pri­va­ti­sa­tions et appel aux natio­na­li­sa­tions etc.) Signe qui ne trompe pas : aux élec­tions des étu­diants, l’écrasante majo­ri­té (80%) des voix don­nées aux Frères musul­mans il y a cinq ans (lorsque seul ce dis­cours était accep­té comme pré­ten­due oppo­si­tion) a fait suite à une chute des Frères dans les élec­tions d’avril à 20% ! Mais l’adversaire sait éga­le­ment orga­ni­ser la riposte au « dan­ger démo­cra­tique ». Les modi­fi­ca­tions insi­gni­fiantes de la consti­tu­tion (tou­jours en vigueur !) pro­po­sées par un comi­té consti­tué exclu­si­ve­ment d’islamistes choi­sis par le conseil suprême (l’armée) et adop­tées à la hâte en avril par refe­ren­dum (23% de « non », mais une majo­ri­té de « oui », for­cée par les fraudes et un chan­tage mas­sif des mos­quées) ne concernent évi­dem­ment pas l’article 2. Des élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives sont pré­vues pour sep­tembre / octobre 2011. Le mou­ve­ment démo­cra­tique se bat pour une « tran­si­tion démo­cra­tique » plus longue, de manière à per­mettre à ses dis­cours d’atteindre véri­ta­ble­ment les masses désem­pa­rées. Mais Oba­ma a choi­si dès les pre­miers jours de l’insurrection : une tran­si­tion brève, ordon­née (c’est à dire sans remise en cause des appa­reils du régime) et des élec­tions (don­nant une vic­toire sou­hai­tée aux Isla­mistes). Les « élec­tions » comme on le sait, en Égypte comme ailleurs dans le monde, ne sont pas le meilleur moyen d’asseoir la démo­cra­tie, mais sou­vent celui de mettre un terme à la dyna­mique des avan­cées démocratiques.

Un der­nier mot concer­nant la « cor­rup­tion ». Le dis­cours domi­nant du « régime de tran­si­tion » place l’accent sur sa dénon­cia­tion, asso­ciée de menaces de pour­suites judi­ciaires (on ver­ra ce qu’il en sera dans les faits). Ce dis­cours est cer­tai­ne­ment bien reçu, en par­ti­cu­lier par la frac­tion sans doute majeure de l’opinion naïve. Mais on se garde d’en ana­ly­ser les rai­sons pro­fondes et de faire com­prendre que la « cor­rup­tion » (pré­sen­tée comme une déviance morale, façon dis­cours mora­li­sant état­su­nien) est une com­po­sante orga­nique néces­saire à la for­ma­tion de la bour­geoi­sie. Non seule­ment dans le cas de l’Égypte et dans les pays du Sud en géné­ral, s’agissant de la for­ma­tion d’une bour­geoi­sie com­pra­dore dont l’association aux pou­voirs d’État consti­tue le seul moyen pour son émer­gence. Je sou­tiens qu’au stade du capi­ta­lisme des mono­poles géné­ra­li­sés, la cor­rup­tion est deve­nue un élé­ment consti­tu­tif orga­nique de la repro­duc­tion du modèle d’accumulation : le pré­lè­ve­ment de la rente des mono­poles exige la com­pli­ci­té active de l’État. Le dis­cours idéo­lo­gique (« le virus libé­ral ») pro­clame « pas d’État » ; tan­dis que sa pra­tique est : « l’État au ser­vice des monopoles ».

La zone des tempêtes

Mao n’avait pas tort lorsqu’il affir­mait que le capi­ta­lisme (réel­le­ment exis­tant, c’est-à-dire impé­ria­liste par nature) n’avait rien à offrir aux peuples des trois conti­nents (la péri­phé­rie consti­tuée par l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine – cette « mino­ri­té » qui ras­semble 85% de la popu­la­tion de la pla­nète !) et que donc le Sud consti­tuait la « zone des tem­pêtes », c’est-à-dire des révoltes répé­tées, poten­tiel­le­ment (mais seule­ment poten­tiel­le­ment) por­teuses d’avancées révo­lu­tion­naires en direc­tion du dépas­se­ment socia­liste du capitalisme.

Le « prin­temps arabe » s’inscrit dans cette réa­li­té. Il s’agit de révoltes sociales poten­tiel­le­ment por­teuses de la cris­tal­li­sa­tion d’alternatives, qui peuvent à long terme s’inscrire dans la pers­pec­tive socia­liste. C’est la rai­son pour laquelle le sys­tème capi­ta­liste, le capi­tal des mono­poles domi­nants à l’échelle mon­diale, ne peut tolé­rer le déve­lop­pe­ment de ces mou­ve­ments. Il mobi­li­se­ra tous les moyens de désta­bi­li­sa­tion pos­sibles, des pres­sions éco­no­miques et finan­cières jusqu’à la menace mili­taire. Il sou­tien­dra, selon les cir­cons­tances, soit les fausses alter­na­tives fas­cistes ou fas­ci­santes, soit la mise en place de dic­ta­tures mili­taires. Il ne faut pas croire un mot de ce que dit Oba­ma. Oba­ma, c’est Bush, mais avec un autre lan­gage. Il y a là une dupli­ci­té per­ma­nente dans le lan­gage des diri­geants de la triade impé­ria­liste (États-Unis, Europe occi­den­tale, Japon).

Je n’ai pas l’intention, dans cet article, d’examiner avec autant de pré­ci­sion cha­cun des mou­ve­ments en cours dans le monde arabe (Tuni­sie, Libye, Syrie, Yémen et autres). Car les com­po­santes du mou­ve­ment sont dif­fé­rents d’un pays à l’autre, tout comme le sont les formes de leur inté­gra­tion dans la mon­dia­li­sa­tion impé­ria­liste et les struc­tures des régimes en place.

La révolte tuni­sienne a don­né le coup d’envoi et cer­tai­ne­ment for­te­ment encou­ra­gé les Egyp­tiens. Par ailleurs le mou­ve­ment tuni­sien béné­fi­cie d’un avan­tage cer­tain : la semi laï­ci­té intro­duite par Bour­gui­ba ne pour­ra sans doute pas être remise en cause par les Isla­mistes ren­trés de leur exil en Grande Bre­tagne. Mais simul­ta­né­ment le mou­ve­ment tuni­sien ne paraît pas être en mesure de remettre en ques­tion le modèle de déve­lop­pe­ment extra­ver­ti ins­crit dans la mon­dia­li­sa­tion capi­ta­liste libérale.

La Libye n’est ni la Tuni­sie, ni l’Égypte. Le bloc au pou­voir (Kha­da­fi) et les forces qui se battent contre lui n’ont rien d’analogues avec ce qu’ils sont en Tuni­sie et en Égypte. Kha­da­fi n’a jamais été qu’un poli­chi­nelle dont le vide de la pen­sée trouve son reflet dans son fameux « Livre vert ». Opé­rant dans une socié­té encore archaïque, Kha­da­fi pou­vait se per­mettre de tenir des dis­cours suc­ces­sifs — sans grande por­tée réelle — « natio­na­listes et socia­listes » puis se ral­lier le len­de­main au « libé­ra­lisme ». Il l’a fait « pour faire plai­sir aux Occi­den­taux » !, comme si le choix du libé­ra­lisme n’aurait pas d’effets dans la socié­té. Or, il en a eu, et, très bana­le­ment, aggra­vé les dif­fi­cul­tés sociales pour la majo­ri­té. Les condi­tions étaient alors créées qui ont don­né l’explosion qu’on connaît, immé­dia­te­ment mise à pro­fit par l’Islam poli­tique du pays et les régio­na­lismes. Car la Libye n’a jamais vrai­ment exis­té comme nation. C’est une région géo­gra­phique qui sépare le Magh­reb et le Mash­req. La fron­tière entre les deux passe pré­ci­sé­ment au milieu de la Libye. La Cyré­naïque est his­to­ri­que­ment grecque et hel­lé­nis­tique, puis est deve­nue mash­ré­qine. La Tri­po­li­taine, elle, a été latine et est deve­nue magh­ré­bine. De ce fait, il y a tou­jours eu une base pour des régio­na­lismes dans le pays. On ne sait pas réel­le­ment qui sont les membres du Conseil natio­nal de tran­si­tion de Ben­gha­zi. Il y a peut-être des démo­crates par­mi eux, mais il y a cer­tai­ne­ment des isla­mistes, et les pires d’entre eux, et des régio­na­listes. Dès l’origine « le mou­ve­ment » a pris en Lybie la forme d’une révolte armée, fai­sant feu sur l’armée, et non celle d’une vague de mani­fes­ta­tions civiles. Cette révolte armée a par ailleurs  appe­lé immé­dia­te­ment l’Otan à son secours. L’occasion était alors don­née pour une inter­ven­tion mili­taire des puis­sances impé­ria­listes. L’objectif pour­sui­vi n’est cer­tai­ne­ment ni la « pro­tec­tion des civils », ni la « démo­cra­tie », mais le contrôle du pétrole et l’acquisition d’une base mili­taire majeure dans le pays. Certes, les com­pa­gnies occi­den­tales contrô­laient déjà le pétrole libyen, depuis le ral­lie­ment de Kha­da­fi au « libé­ra­lisme ». Mais avec Kha­da­fi on n’est jamais sûr de rien. Et s’il retour­nait sa veste et intro­dui­sait demain dans son jeu les Chi­nois ou les Indiens ? Mais il y a plus grave. Kha­da­fi avait dès 1969 exi­gé l’évacuation des bases bri­tan­niques et états-uniennes mises en place au len­de­main de la seconde guerre mon­diale. Aujourd’hui, les États-Unis ont besoin de trans­fé­rer l’Africom (le com­man­de­ment mili­taire des États-Unis pour l’Afrique, une pièce impor­tante du dis­po­si­tif du contrôle mili­taire de la pla­nète, tou­jours loca­li­sé à Stutt­gart !) en Afrique. Or l’Union Afri­caine refuse de l’accepter et jusqu’à ce jour aucun État afri­cain n’a osé le faire. Un laquais mis en place à Tri­po­li (ou à Ben­gha­zi) sous­cri­rait évi­dem­ment à toutes les exi­gences de Washing­ton et de ses alliés subal­ternes de l’OTAN.

Les com­po­santes de la révolte en Syrie n’ont jusqu’à pré­sent pas fait connaître leurs pro­grammes. Sans doute la dérive du régime baas­siste, ral­lié au néo libé­ra­lisme et sin­gu­liè­re­ment pas­sif face à l’occupation du Golan par Israël est-elle à l’origine de l’explosion popu­laire. Mais il ne faut pas exclure l’intervention de la CIA : on parle de groupes qui ont péné­tré à Diraa en pro­ve­nance de la Jor­da­nie voi­sine. La mobi­li­sa­tion des Frères Musul­mans, qui avaient été à l’origine il y a quelques années des insur­rec­tions de Hama et de Homs, n’est peut-être pas étran­gère au com­plot de Washing­ton, qui s’emploie à mettre un terme à l’alliance Syrie/Iran, essen­tielle au sou­tien de Hez­bol­lah au Liban et de Hamas à Gaza.

Au Yemen l’unité s’était construite sur la défaite des forces pro­gres­sistes qui avaient gou­ver­né le Sud du pays. Le mou­ve­ment va-t-il rendre sa vita­li­té à ces forces ? Pour cette rai­son on com­prend les hési­ta­tions de Washing­ton et du Golfe.

A Bah­rein la révolte a été tuée dans l’œuf par l’intervention de l’armée séou­dienne et le mas­sacre, sans que les médias domi­nants n’y aient trou­vé à redire. Deux poids, deux mesures, comme toujours.

La « révolte arabe » ne consti­tue pas l’exemple unique, même si elle en est l’expression la plus récente, de la mani­fes­ta­tion de l’instabilité inhé­rente à la «  zone des tempêtes ».

Une pre­mière vague de « révo­lu­tions », si on les appelle ain­si, avait balayé cer­taines dic­ta­tures en Asie (les Phi­lip­pines, l’Indonésie) et en Afrique (le Mali), qui avaient été mises en place par l’impérialisme et les blocs réac­tion­naires locaux. Mais ici les États-Unis et l’Europe étaient par­ve­nus à faire avor­ter la dyna­mique de ces mou­ve­ments popu­laires, par­fois gigan­tesques par les mobi­li­sa­tions qu’ils ont sus­ci­tées. Les États-Unis et l’Europe veulent répé­ter dans le monde arabe ce qui s’est pas­sé au Mali, aux Phi­lip­pines et en Indo­né­sie : tout chan­ger pour que rien ne change ! Là-bas, après que les mou­ve­ments popu­laires se sont débar­ras­sés de leurs dic­ta­teurs, les puis­sances impé­ria­listes se sont employées à ce que l’essentiel soit pré­ser­vé  par la mise en place de gou­ver­ne­ments ali­gnés sur le néo­li­bé­ra­lisme et les inté­rêts de leur poli­tique étran­gère. Il est inté­res­sant de consta­ter que dans les pays musul­mans (Mali, Indo­né­sie), l’Islam poli­tique a été mobi­li­sé à cet effet.

La vague des mou­ve­ments d’émancipation qui a balayé l’Amérique du Sud a par contre per­mis des avan­cées réelles dans les trois direc­tions que repré­sentent la démo­cra­ti­sa­tion de l’État et de la socié­té, l’adoption de pos­tures anti-impé­ria­listes consé­quentes, l’engagement sur la voie de réformes sociales progressistes.

Le dis­cours domi­nant des médias com­pare les « révoltes démo­cra­tiques » du tiers monde à celles qui ont mis un terme aux « socia­lismes » de l’Europe orien­tale à la suite de la chute du « mur de Ber­lin ». Il s’agit là d’une super­che­rie pure et simple. Car, quelles qu’aient été les rai­sons (com­pré­hen­sibles) des révoltes en ques­tion, celles-ci s’inscrivaient dans la pers­pec­tive de l’annexion de la région par les puis­sances impé­ria­listes de l’Europe de l’Ouest (au béné­fice de l’Allemagne en pre­mier lieu). En fait, réduits désor­mais au sta­tut de « péri­phé­ries » de l’Europe capi­ta­liste déve­lop­pée, les pays de l’Europe orien­tale connaî­tront demain leur révolte authen­tique. Il y en a déjà les signes annon­cia­teurs, dans l’ex-Yougoslavie en particulier.

Les révoltes, poten­tiel­le­ment por­teuses d’avancées révo­lu­tion­naires, sont à pré­voir par­tout ou presque dans les trois conti­nents, qui demeurent, plus que jamais, la zone des tem­pêtes, démen­tant par là les dis­cours siru­peux sur le « capi­ta­lisme éter­nel » et la sta­bi­li­té, la paix, le pro­grès démo­cra­tique qu’on lui asso­cie. Mais ces révoltes, pour deve­nir des avan­cées révo­lu­tion­naires, devront sur­mon­ter de nom­breux obs­tacles : d’une part, sur­mon­ter les fai­blesses du mou­ve­ment, construire des conver­gences posi­tives entre ses com­po­santes, conce­voir et mettre en œuvre des stra­té­gies effi­caces, mais aus­si d’autre part mettre en déroute les inter­ven­tions (y com­pris mili­taires) de la triade impé­ria­liste. Car toute inter­ven­tion mili­taire des États-Unis et de l’OTAN dans les affaires des pays du Sud, sous quelque pré­texte que ce soit fût-il d’apparence sym­pa­thique — comme l’intervention « huma­ni­taire » — doit être pros­crite. L’impérialisme ne veut ni le pro­grès social, ni la démo­cra­tie pour ces pays. Les laquais qu’il place au pou­voir quand il gagne la bataille res­te­ront des enne­mis de la démo­cra­tie. On ne peut que déplo­rer que la « gauche » euro­péenne, même radi­cale, ait ces­sé de com­prendre ce qu’est l’impérialisme.

Le dis­cours domi­nant aujourd’hui appelle à la mise en œuvre d’un « droit inter­na­tio­nal » qui auto­rise en prin­cipe l’intervention lorsque les droits fon­da­men­taux d’un peuple sont bafoués. Mais les condi­tions ne sont pas réunies pour per­mettre d’avancer dans cette direc­tion. La « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » n’existe pas. Elle se résume à l’ambassadeur des États-Unis, sui­vi auto­ma­ti­que­ment par ceux de l’Europe. Faut-il faire la longue liste de ces inter­ven­tions plus que mal­heu­reuses, cri­mi­nelles dans leurs résul­tats (l’Irak, par exemple) ? Faut-il rap­pe­ler le prin­cipe « deux poids, deux mesures » qui les carac­té­rise (on pen­se­ra évi­dem­ment aux droits bafoués des Pales­ti­niens et au sou­tien incon­di­tion­nel à Israël, aux innom­brables dic­ta­tures tou­jours sou­te­nues en Afrique) ?

Le prin­temps des peuples du Sud et l’automne du capitalisme

Les « prin­temps » des peuples arabes, comme ceux que les peuples d’Amérique latine connaissent depuis deux décen­nies, que j’appelle la seconde vague de l’éveil des peuples du Sud – la pre­mière s’était déployée au 20 ième siècle jusqu’à la controf­fen­sive du capitalisme/impérialisme néo libé­ral – revêt des formes diverses allant des explo­sions diri­gées contre les auto­cra­ties qui ont pré­ci­sé­ment accom­pa­gné le déploie­ment néo libé­ral à la remise en cause de l’ordre inter­na­tio­nal par les « pays émer­gents ». Ces prin­temps coïn­cident donc avec « l’automne du capi­ta­lisme », le déclin du capi­ta­lisme des mono­poles géné­ra­li­sés, mon­dia­li­sés et finan­cia­ri­sés. Les mou­ve­ments partent, comme ceux du siècle pré­cé­dent, de la recon­quête de l’indépendance des peuples et des Etas des péri­phé­ries du sys­tème, repre­nant l’initiative dans la trans­for­ma­tion du monde. Ils sont donc avant tout des mou­ve­ments anti impé­ria­listes et donc seule­ment poten­tiel­le­ment anti capi­ta­listes. Si ces mou­ve­ments par­viennent à conver­ger avec l’autre réveil néces­saire, celui des tra­vailleurs des centres impé­ria­listes, une pers­pec­tive authen­ti­que­ment socia­liste pour­rait se des­si­ner à l’échelle de l’humanité entière. Mais cela n’est en aucune manière ins­crit à l’avance comme une « néces­si­té de l’histoire ». Le déclin du capi­ta­lisme peut ouvrir la voie à la longue tran­si­tion au socia­lisme comme il peut enga­ger l’humanité sur la voie de la bar­ba­rie géné­ra­li­sée. Le pro­jet de contrôle mili­taire de la pla­nète par les forces armées des Etats Unis et de leurs alliés subal­ternes de l’Otan, tou­jours en cours, le déclin de la démo­cra­tie dans les pays du centre impé­ria­liste, le refus pas­séiste de la démo­cra­tie dans les pays du Sud en révolte (qui prend la forme d’illusions para reli­gieuses « fon­da­men­ta­listes » que les Islam, Hin­douisme et Boud­dhisme poli­tiques pro­posent) opèrent ensemble dans cette pers­pec­tive abo­mi­nable. La lutte pour la démo­cra­ti­sa­tion laïque prend alors une dimen­sion déci­sive dans le moment actuel qui oppose la pers­pec­tive d’une éman­ci­pa­tion des peuples à celle de la bar­ba­rie généralisée.

Lec­tures complémentaires :

Has­san Riad, L’Egypte nas­sé­rienne, Minuit 1964
Samir Amin, La nation arabe, Minuit 1976
Samir Amin, A life loo­king for­ward, Memo­ries of an inde­pendent Mar­xist, Zed, Lon­don 2006
Samir Amin, L’éveil du Sud ; Le temps des cerises, 2008

Le lec­teur y trou­ve­ra mes lec­tures des réa­li­sa­tions du Vice-Roi Muham­mad Ali (1805 – 1848) et des Khé­dives qui lui ont suc­cé­dé, en par­ti­cu­lier d’Ismail (1867 – 79), du Wafd (1920 – 1952), des posi­tions du com­mu­nisme égyp­tien face au nas­sé­risme, de la dérive de la Nah­da d’Afghani à Rachid Reda.

Gil­bert Ach­car, Les Arabes et la Shoah, Actes Sud, 2009.
Il s’agit là de la meilleure ana­lyse des com­po­santes de l’Islam poli­tique (de Rachid Reda et des Frères Musul­mans, des Sala­fistes modernes).

Concer­nant le rap­port entre le conflit nord/Sud et celui qui oppose l’amorce de la tran­si­tion socia­liste à la pour­suite du déploie­ment du capi­ta­lisme, voir :

Samir Amin, La crise, sor­tir de la crise du capi­ta­lisme ou sor­tir du capi­ta­lisme en crise ? ; Le Temps des Cerises, 2009
Samir Amin, La loi de la valeur mon­dia­li­sée ; Le temps des cerises, 2011
Samir Amin, Pour la cin­quième inter­na­tio­nale ; Le temps des cerises, 2006
Samir Amin, The long tra­jec­to­ry of his­to­ri­cal capi­ta­lism ; Month­ly Review, New York, februa­ry 2011
Gil­bert Ach­car, Le choc des bar­ba­ries, Ed Com­plexe, Bruxelles

Le Caire et Paris, mai 2011